Je trouvai Thomas Snelling chez lui mais, malheureusement, il n’était pas en état de se rappeler quoi que ce fût. À l’annonce de ma visite, il avait déjà eu envie de boire de la bière sans m’attendre, et il avait commencé de bonne heure à s’enivrer. Cependant, sa femme, qui semble être une brave et honnête créature, m’apprit qu’il était seulement l’ouvrier de Smollet. Je me rendis donc à Walworth, chez Mr Joseph Smollet ; j’arrivai au moment où il était à table, prenant le thé, en manches de chemise. C’est un garçon bon, intelligent, un ouvrier en qui l’on peut avoir confiance et qui a des idées. Il se souvenait parfaitement de l’incident qui avait eu lieu lorsqu’il était venu chercher les caisses à Carfax, et, après avoir consulté un étonnant petit calepin aux pages cornées, il me parla de la destination de ces caisses. Il en avait transporté six, me dit-il, de Carfax au n° 197 de Chicksand Street, Mile End New Town, puis il en avait déposé six autres à Jamaica Lane, Ber-mondsey. Si donc le comte désirait disperser un peu partout dans Londres ces horribles caisses qui lui servaient de refuges, il avait choisi Chicksand Street et Jamaica Lane comme premiers dépôts, d’où il pourrait ensuite les expédier en divers endroits. Ce qui me donna à penser qu’il pourrait ne pas se confiner uniquement dans deux quartiers de Londres. Je demandai alors à Smollet s’il pouvait me dire si on avait été chercher à Carfax d’autres caisses encore.
– Ben, patron, me répondit-il, v’s avez été fameusement généreux pour moi (je lui avais glissé dans la main un demi-souverain), aussi, j’vais vous dire tout c’que j’sais ! Y a quat’ soirs d’ici, à l’enseigne du Lièvre et des chiens, dans Pincher’s Alley, j’ai entendu raconter par un certain Bloxam que lui et un autre camionneur étaient allés dans une vieille maison de Purfleet faire un travail pendant lequel ils avaient avalé des kilos de poussière ! Comme ça n’arrive pas tous les jours, hein ? je pense que ce Sam Bloxam pourrait encore vous donner bien des détails là-d’ssus !
S’il parvenait à me trouver l’adresse de ce Bloxam, lui dis-je, cela lui vaudrait un nouveau demi-souverain. De sorte que, ayant rapidement avalé le reste de son thé, il se leva et déclara qu’il allait rechercher partout ledit Bloxam. Il me reconduisit jusqu’à la porte, et, sur le seuil, me dit encore :
– Voyez-vous, m’sieur, y a aucune raison pour que j’vous r’tienne ici. Y s’peut qu’j’trouve Sam tout d’suite, mais i s’peut qu’non. D’tout’ façon, y dira pas grand-chose ce soir. C’est qu’il est difficile de tirer que’que chose de lui quand il a bu. Si vous voulez m’donner une enve-lop’ avec un timbre d’ssus et tout, et y mett’ votr’ adresse, quand j’saurai où on peut trouver Sam, j’vous l’enverrai, c’t’enveloppe. Mais y faudrait v’nir chez lui tôt l’matin, ou bien vous l’manqu’rez ; car y s’lève toujours d’bonne heure, qu’y soit rentré soûl ou pas soûl la veille.
Tout cela était fort bien raisonné ; je donnai un penny à l’un des enfants, en lui demandant d’aller acheter une enveloppe et un timbre, et je lui dis de garder pour lui la monnaie. La petite fille revint : j’écrivis mon adresse sur l’enveloppe, y collai le timbre et fis promettre à Smollet de me l’envoyer dès qu’il saurait où l’autre habitait. Puis, je pris le chemin du retour.
Enfin, le mystère commence à s’éclaircir ! Peu à peu… Je suis très fatigué, ce soir ; je voudrais dormir. Mina, elle, dort profondément, et elle est pâle, trop pâle, me semble-t-il ; à voir ses yeux, on dirait qu’elle a pleuré. Pauvre chérie, depuis que nous la tenons à l’écart de nos délibérations, de nos projets, immédiats et autres, elle est inquiète, doublement inquiète, j’en suis sûr. Et pourtant, nous avons bien fait de prendre cette décision ! Il vaut mieux qu’elle soit quelque peu désappointée et anxieuse momentanément plutôt que d’avoir dans quelque temps les nerfs complètement ébranlés. Les deux médecins avaient décidément raison de ne plus vouloir qu’elle participe à notre entreprise ; et, en ce qui me concerne, encore une fois, il faut que je tienne bon, je sais que c’est surtout sur moi que va peser ce fardeau de silence. Mais sous aucun prétexte, je n’aborderai plus ce sujet avec Mina ; je ne crois pas, après tout, que ce soit très difficile, car elle-même, pour le moment, semble préférer n’en rien dire ; depuis que nous lui avons fait part de notre décision, elle n’a plus fait la moindre allusion ni au comte ni à ses agissements.