J’écris dans le train qui nous ramène à Exeter. Jonathan dort. Il me semble que c’est hier que j’ai écrit les dernières lignes de ce journal, et pourtant combien de choses se sont passées depuis lors, depuis qu’à Whitby nous faisions des projets d’avenir alors que Jonathan était au loin et que j’étais sans nouvelles de lui ; et maintenant, me voilà mariée à Jonathan qui est solicitor maître de sa propre étude ; Mr Hawkins est mort et enterré et Jonathan vient d’être victime d’une nouvelle crise qui, j’en ai peur, peut avoir de fâcheuses conséquences. Un jour, peut-être me questionnera-t-il à ce sujet… Je m’aperçois que j’ai la main un peu rouillée pour la sténographie – à quoi mène une fortune inattendue ! – de sorte qu’il serait peut-être souhaitable de m’y exercer à nouveau de temps en temps…
Le service a été très simple, très émouvant. Il n’y avait que nous et les domestiques, deux ou trois de ses vieux amis d’Exeter, son agent londonien et un autre monsieur qui représentait sir John Paxton, le président de l’Incorporated law Society. Jonathan et moi nous nous tenions la main dans la main, et nous sentions que notre ami le meilleur, notre ami le plus cher nous quittait à jamais…
Pour revenir en ville, nous avons pris un bus qui nous a déposés à Hyde Park Corner. Jonathan, pensant me faire plaisir, me proposa d’entrer dans la grande allée du parc ; nous allâmes donc nous y asseoir. Mais il n’y avait que très peu de monde, et toutes ces chaises vides, c’était un spectacle bien triste, qui nous fit penser à la chaise vide que nous trouverions en rentrant chez nous. Aussi, nous ne restâmes pas là et nous nous dirigeâmes vers Piccadilly. Jonathan avait pris mon bras, comme il le faisait toujours autrefois pour me conduire jusqu’à l’école ; à vrai dire, cela ne me paraissait pas très convenable, car on n’enseigne pas, pendant des années, le savoir-vivre à des jeunes demoiselles sans en être soi-même quelque peu marquée. Mais maintenant, Jonathan était mon mari, nous ne connaissions aucune personne que nous croisions, et peu nous importait si l’une ou l’autre d’entre elles nous reconnaissait… Nous marchions, allant droit devant nous… J’eus l’attention attirée par une très belle jeune fille, coiffée d’un immense chapeau et assise dans une victoria qui était arrêtée devant la maison Guiliano. Au même instant, la main de Jonathan me serra le bras au point que j’en eus mal, et je l’entendis me murmurer à l’oreille presque en retenant sa respiration : « Mon Dieu ! » Il ne se passe pas de jours que je ne sois inquiète au sujet de Jonathan, car j’ai toujours peur qu’une nouvelle crise nerveuse ne l’ébranle ; de sorte que je me tournai vivement vers lui et lui demandai ce qu’il se passait.
Je le vis très pâle ; ses yeux exorbités et brillants à la fois, de frayeur et d’étonnement, semblait-il, restaient fixés sur un homme grand et mince au nez aquilin, à la moustache noire et à la barbe pointue, qui, lui aussi, regardait la ravissante jeune fille. Il la regardait même si attentivement qu’il ne nous remarqua ni l’un ni l’autre, de sorte que je pus l’observer tout à mon aise. Son visage n’annonçait rien de bon ; il était dur, cruel, sensuel, et les énormes dents blanches, qui paraissaient d’autant plus blanches entre les lèvres couleur rubis, étaient pointues comme les dents d’un animal. Jonathan continua longtemps à le fixer des yeux, et je finis par craindre que l’homme ne s’en aperçût et ne s’en formalisât : vraiment, il avait l’air redoutable. Quand je demandai à Jonathan la cause de son trouble, il me répondit, croyant évidemment que j’en savais aussi long que lui :
– L’as tu reconnu ?
– Mais non, je ne le connais pas ! Qui est-ce ?
Sa réponse fut pour moi un véritable choc car, au ton sur lequel il la fit, on eût dit qu’il ne savait plus que c’était à moi, Mina, qu’il parlait :
– Mais c’est lui… C’est cet homme !
Le pauvre chéri était évidemment terrifié par quelque chose -extraordinairement terrifié ; je crois que si je n’avais pas été près de lui, que s’il n’avait pas pu s’appuyer sur moi, il serait tombé. Il regardait toujours celui qui, pour moi, était un inconnu ; un homme sortit alors du magasin, tenant à la main un petit paquet qu’il donna à la demoiselle ; l’autre ne la quittait pas des yeux, et quand la voiture démarra pour remonter Piccadilly, il suivit la même direction et appela un cabriolet. Jonathan le suivit encore des yeux un moment, puis il dit, comme s’adressant à lui-même :
– Oui, je crois bien que c’est le comte, mais il a rajeuni ! Mon Dieu ! si c’est lui… Oh ! Mon Dieu, mon Dieu ! Si au moins je savais, si au moins je savais…
Il se tourmentait à tel point que je me gardai bien de lui poser la moindre question, de peur d’entretenir chez lui ces pensées qui le torturaient. Je restai donc silencieuse. Je le tirai doucement et, comme il me tenait le bras, il se laissa entraîner. Nous reprîmes notre promenade et nous entrâmes dans Green Park où nous nous assîmes un moment. Cette journée d’automne était chaude, et nous choisîmes pour nous reposer un banc sous un bouquet d’arbres. Jonathan regarda quelques minutes dans le vide, puis ferma les yeux et s’endormit tranquillement, la tête sur mon épaule. J’en étais ravie, me disant que rien ne pourrait lui faire plus de bien. Au bout de vingt minutes, il s’éveilla et me dit sur un ton très gai :
– Mina ! Je m’étais endormi ! Oh ! Pardonne-moi, ma chérie… Viens, nous irons prendre une tasse de thé quelque part.
Je m’en rendais compte, il avait tout oublié de la rencontre que nous venions de faire, de même que, pendant la maladie, il avait oublié tout ce que cet incident venait de lui rappeler. Qu’il recommençât ainsi à oublier certaines choses ne me plaisait pas : ses facultés mentales pourraient en souffrir de nouveau ou plutôt, en souffrir davantage. Mais, encore une fois, je ne pouvais pas lui poser de questions : c’eût été lui faire plus de mal que de bien. Je dois pourtant connaître la vérité sur son voyage à l’étranger. Le temps est venu, je le crains, où il me faut délier le petit ruban bleu et lire ce qui est écrit dans le calepin. Oh ! Jonathan, tu me pardonneras, je le sais, et si je le fais, c’est pour ton bien.
Un peu plus tard
Triste retour à la maison, pour plus d’une raison. La chère âme qui avait été si bonne n’était plus là ; Jonathan avait la pâleur d’un malade, après cette légère rechute ; de plus, un télégramme d’un certain Van Helsing nous attendait :
– J’ai le regret de vous annoncer la mort de Mrs Westenra, survenue il y a cinq jours, et celle de sa fille Lucy, avant-hier. Toutes deux ont été enterrées aujourd’hui.
– Oh ! comme quelques mots seulement peuvent signifier tant de choses tristes ! Pauvres Mrs Westenra ! Pauvre Lucy ! Parties, parties pour toujours ! Et pauvre, pauvre Arthur dont la vie est désormais privée d’une si douce présence ! Dieu nous aide tous à supporter notre chagrin !