1er août

Je suis ici, avec Lucy, depuis une heure environ, et nous avons eu une conversation fort intéressante avec mon nouvel ami, le vieux marin et ses deux compagnons qui viennent chaque jour le rejoindre. Des trois, c’est évidemment lui que l’on pourrait appeler monsieur l’Oracle et je pense que, plus jeune il devait être autoritaire. Il veut toujours avoir raison, et contredit tout le monde. Quand cela lui est impossible, il va presque jusqu’à injurier les autres, et quand ceux-ci se taisent, il croit les avoir convaincus. Lucy a mis une robe blanche qui lui va à ravir et, depuis qu’elle est à Whitby, elle a un teint admirable. J’ai remarqué que les trois vieillards ne laissent jamais passer l’occasion de venir s’asseoir auprès d’elle quand nous nous installons ici. Il est vrai qu’elle est aimable avec les vieilles personnes. Personne ne peut résister à son charme. Mon vieil ami lui-même a été séduit et il ne la contredit jamais, aussi j’attrape, moi, tout ce qu’il veut lui épargner ! J’ai encore amené la conversation sur le sujet des légendes, et il s’est lancé dans une sorte de sermon !

– Tout ça, mam’zelle, j’vous l’ai d’jà dit, c’est des sottises, des bêtises : voilà c’que c’est, et rien d’autr’ ! Toutes ces histoires de charme, d’envoût’ment, de sorcellerie, c’est tout juste bon pour les vieilles femmes qui ont un peu perdu la tête. Tout ça a été inventé par les pasteurs et les racoleurs de clients dans les hôtels pour amener les gens à faire ce qu’ils ne veulent pas faire. Ca m’rend furieux rien qu’d’y penser. Et ça n’leur suffit pas de l’imprimer sur leurs papiers ou de le prêcher en chaire d’vérité, ils les gravent même sur les pierres tombales… R’gardez autour de vous, partout où vous voulez : toutes ces pierres qui dressent la tête avec orgueil, au fond, elles sont écrasées sous l’poids des mensonges qu’on a gravés d’ssus ! « Ci-gît un tel… » ou bien : « À la mémoire vénérée de… » Et, sous la plupart de ces pierres, il n’y a personne ! On ne se soucie pas plus de la mémoire d’un tel ou d’un tel que d’une pincée de tabac ! Allez, c’sont de beaux mensonges, des mensonges d’une sorte ou de l’autre, mais rien qu’des mensonges ! Dieu du ciel ! C’sra du beau et du joli, au Jugement dernier, quand ils arrivr’ont tous en trébuchant les uns sur les autr’s et en traînant péniblement leurs pierres tombales pour essayer d’prouver qu’ils étaient bien en dessous ! Y en a qui auront bien du mal à y parvenir, leurs mains s’ront restées trop longtemps au fond d’la mer pour pouvoir saisir la pierre, hé !

À l’air satisfait du vieillard et à la manière dont il cherchait du regard l’approbation de ses deux compagnons, je compris qu’il voulait se mettre ainsi en valeur, aussi me suffit-il de poser une question :

– Oh ! M. Swales, vous ne parlez pas sérieusement ! Presque aucune de ces tombes n’est vide, n’est-ce pas ?

Il reprit de plus belle :

– Sottises, que j’vous dis et vous répète ! Y en a bien peu qui n’soient pas vides… mais voilà… les gens sont trop bons… i croient tout c’qu’on leur raconte… Mensonges, tout ça ! Écoutez-moi bien : vous arrivez ici sans rien connaître, en étrange, comme on dit, et vous voyez cette…

Je ne saisis pas le mot qu’il prononça. Du reste, je ne comprenais pas la moitié du dialecte qu’il parlait, et je sais que je reproduis fort mal ici son langage pittoresque, mais j’approuvai d’un signe de tête, me doutant qu’il devait s’agir de l’église. Il poursuivit donc :

– Et vous croyez que toutes ces pierres, tout autour, recouvrent des gens qui sont là, bien tranquilles ?

À nouveau, je fis signe que oui.

– Mais c’est justement là, le mensonge ! Il y a des vingtaines et des vingtaines et des vingtaines de ces couchettes qui sont aussi vides que la boîte au vieux Dun un vendredi soir !

Il chercha à nouveau l’approbation des deux autres et tous trois éclatèrent de rire.

– Et, bon Dieu ! pourrait-il en être autrement ? Regardez celle-là, là… celle que j’vous montre… et lisez ! Oui… allez-y…

Je m’approchai de la tombe qu’il désignait du doigt, et je lus :

Edward Spencelagh, capitaine au long cours, assassiné par des pirates au large de la Cordillère des Andes, à l’âge de 30 ans. Avril 1854.

Quand je revins, M. Swales reprit :

– Qui donc l’aurait ram’né au pays pour le mett’là ? Assassiné au large de la Cordillère des Andes ! Et son corps est là, p’t-têt ? J’pourrais vous en citer une douzaine qui sont au fond d’la mer, au Groenland ou par-là (il montrait le nord) à moins que les courants ne les aient emportés. Mais leurs tombes sont ici, autour de vous. De votre place, avec vos jeunes yeux, vous pouvez lire tous ces petits mensonges gravés sur la pierre tombale. Tenez, ce Braithwaite Lowrey… je connaissais son père… il a péri lors du naufrage du « Belle Vie » au large du Groenland en 20… ou cet Andrew Woodhouse, noyé presque au même moment en 1777… et John Paxton, noyé l’année suivante au Cap Farexell… et le vieux John Rawlings, dont l’grand-père a navigué avec moi… il s’est noyé dans le golfe de Finlande en 50. Croyez-vous que tous ces hommes accourront à Whitby, quand les trompettes du Jugement dernier sonneront ? J’ai comme qui dirait mes idées là-dessus ! J’vous assure, i s’bouscul’ront tellement les uns les autr’ qu’on croira assister à un combat sur la glace d’avant les temps des temps et qui durait du point du jour jusqu’à la nuit noire, quand les combattants essayaient d’panser leurs blessures à la clarté de l’aurore boréale !

C’était sans aucun doute une plaisanterie courante dans le pays, car, ravi, il éclata à nouveau de rire, en même temps que les deux autres vieillards.

– Mais, dis-je, vous vous trompez quand vous prétendez que tous ces pauvres gens -ou plutôt leurs âmes- devront se présenter avec leurs pierres tombales au Jugement dernier. Pensez-vous vraiment que ce sera nécessaire ?

– Ben, sinon à quoi serviraient les pierres tombales, j’vous l’demand’, mam’zelle ?

– À faire plaisir à leurs familles, n’est-ce pas ?

– À faire plaisir à leurs familles, n’est-ce pas ? répéta-t-il d’un ton moqueur. Dites-moi, où serait l’plaisir pour les familles de savoir que ce qui est gravé sur les tombes, c’est des mensonges, et que tout l’monde l’sait bien ?

Du doigt, il montra une pierre, à nos pieds, qui avait été posée comme une dalle sous le banc pour le maintenir au bord de la falaise.

– Lisez les mensonges qui sont là-dessus, me dit-il.

D’où je me trouvais, je ne pouvais lire les lettres qu’à l’envers, mais Lucy, mieux placée que moi, se pencha et lut :

À la mémoire vénérée de George Canon, mort, dans l’espoir de la résurrection glorieuse de la chair, le 29 juillet 1873, en tombant du haut du promontoire. Cette tombe a été érigée par sa mère, inconsolable de la perte d’un enfant bien-aimé. Il était fils unique et elle était veuve.

– Vraiment, M. Swales, dit-elle, je ne vois pas ce qu’il y a de drôle à cela.

Elle avait fait cette remarque sur un ton grave et sévère.

– Vous ne voyez pas ce qu’il y a de drôle… Ha ! Ha ! C’est parce que vous ne connaissez pas la mère inconsolable… une mégère qui haïssait son fils parce qu’il était infirme, et, lui, de son côté, il la haïssait tellement qu’il s’est suicidé pour qu’elle ne puisse pas toucher son assurance-vie. Il s’est fait sauter la cervelle avec le vieux fusil dont il se servait pour faire peur aux corbeaux. Ce jour-là, il ne tirait pas pour effrayer les corbeaux… Et c’est ce qu’on appelle tomber du haut des rochers… Bien sûr, il est tombé… Quant à l’espoir de la résurrection des corps, je lui ai souvent entendu dire qu’il désirait aller en enfer puisque sa mère, pieuse comme elle l’était, irait sûrement au ciel et qu’il ne voulait pas aller y pourrir avec elle… Maintenant, dites-moi, cette pierre (et il donnait à la pierre des petits coups de canne tout en parlant) n’est-elle pas couverte de mensonges et Gabriel ne s’ra-t-il pas dégoûté quand notre Georgie arrivant en haut, tout essouflé d’avoir traîné sa pierre tombale, lui offrira cette pierre et voudra lui faire croir’r tout c’qui est écrit d’ssus ?

Je ne savais que répondre, mais Lucy, en se levant, fit dévier la conversation :

– Oh ! Pourquoi nous raconter tout cela ? C’est le banc où je viens toujours m’asseoir, je ne le quitte pour ainsi dire pas ; et maintenant, je me dirai tout le temps que je suis assise sur la tombe d’un suicidé !

– Cela n’vous f’ra pas d’mal, ma jolie ; et pour ce qui est du pauv’Georgie, lui, i sera heureux d’avoir sur ses genoux une si charmante fille… Non, ça n’vous f’ra pas d’mal… Y a près d’vingt ans, moi, que j m’assieds ici, et ça n’m’a pas fait d’mal ! N’pensez pas trop à ceux qui sont couchés en dessous de vous, ou qui n’sont pas du tout couchés là. I s’ra encore temps d’avoir peur quand vous verrez toutes les tombes emportées les unes après les autres et le cimetière aussi ras qu’un champ de chaumes… Mais v’la la cloche qui sonne, j’dois m’en aller. Vot’serviteur, mesdames !

Et il s’éloigna, traînant la jambe.

Nous restâmes encore quelque temps assises sur le banc et le paysage devant nous était si beau que nous nous prîmes la main pour le contempler. Puis Lucy me parla encore longuement d’Arthur et de leur prochain mariage. J’en eus le cœur un peu serré, car il y a plus d’un mois maintenant que je suis sans nouvelles de Jonathan.

Même jour

Je suis revenue ici, très triste. Pas encore de lettre pour moi au courrier du soir. J’espère qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à Jonathan. Neuf heures viennent de sonner. Les lumières scintillent un peu partout dans la ville, parfois isolées, parfois au contraire éclairant les rues de leurs rangées régulières. Elles se suivent l’une l’autre en remontant l’Esk et deviennent invisible quand la vallée s’incurve. À ma gauche, la vue du paysage est littéralement coupée par la ligne que forment les toits des vieilles maisons proches de l’abbaye. Des brebis et des agneaux bêlent dans les champs, derrière moi, et, en bas, on entend les sabots d’un âne qui commence à monter la route. L’orchestre du port joue une valse et, plus loin sur le quai, dans une petite ruelle légèrement en retrait, l’Armée du Salut tient une réunion. Les deux orchestres jouent à tue-tête, pourtant aucun des deux n’entend l’autre ; mais moi, d’ici, je les entends et je les vois tous les deux. Je me demande où est Jonathan en ce moment, et s’il pense à moi. Je voudrais tant qu’il soit ici !

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