Lucy a été fort agitée toute la nuit et, moi non plus, je n’ai pas pu dormir. La tempête était terrible et, quand le vent s’engouffrait dans la cheminée, on eût cru entendre le canon. Chose étonnante, Lucy ne s’est pas réveillée, mais, à deux reprises, elle s’est levée et habillée. Heureusement, je l’ai entendue chaque fois et je suis parvenue à la déshabiller sans la réveiller et l’ai remise au lit. Ces crises de somnambulisme sont étranges, car, aussitôt qu’on l’arrête dans ses mouvements, elle renonce à l’intention qu’elle avait un moment auparavant – si au moins on peut parler d’intention dans ce cas – et elle reprend une vie apparemment normale.
Nous nous sommes levées de bonne heure toutes les deux et nous sommes descendues au port, curieuses de savoir ce qui s’était passé pendant la nuit. Nous n’y vîmes presque personne ; bien que le soleil brillât de tout son éclat et que le temps fût clair et frais, de grosses vagues encore menaçantes, dont les immenses creux paraissaient très sombres en contraste avec l’écume d’un blanc neigeux qui les surmontait, se précipitaient sauvagement dans le port. Je me réjouis à la pensée que Jonathan n’était pas en mer la nuit dernière. Mais… n’est-il pas en mer, vraiment ? Est-il à terre ? Où est-il, et comment va-t-il ? Je suis tellement inquiète à son sujet ! Si seulement je savais ce que je dois faire, et si je pouvais faire quelque chose !
Les funérailles du pauvre capitaine, aujourd’hui, furent fort émouvantes. Je crois que tous les bateaux, toutes les barques du port étaient rassemblés. Le cercueil fut porté par des officiers de marine depuis la Tate Hill Pier jusqu’au cimetière. Lucy m’accompagnait ; nous allâmes nous installer sur notre banc alors que le cortège de bateaux remontait la petite rivière jusqu’au viaduc pour revenir ensuite à la Tate Hill Pier, et, de cet endroit de la falaise nous le perdîmes pas un instant de vue. La dépouille du malheureux capitaine fut descendue dans une tombe proche de notre banc, de sorte que, debout sur ce banc, nous pûmes suivre tous les détails de cette funèbre cérémonie. La pauvre Lucy semblait fort émue, comme en proie même à une sorte d’angoisse ; à mon avis, les nuits agitées qu’elle passe et les rêves qu’elle doit faire nuisent à sa santé. Mais, chose bizarre, quand je lui parle de cela, elle ne veut pas reconnaître qu’il y a une cause à cette nervosité, ou bien elle prétend qu’elle ne la connaît pas elle-même. Peut-être aujourd’hui son inquiétude est-elle encore plus vive du fait que le pauvre Mr Swales a été trouvé mort sur notre banc, ce matin, le cou tranché. Il est certain, comme l’a dit le docteur, qu’avant de tomber, une terreur inexplicable l’avait saisi, car l’horreur était encore marquée sur son visage au moment où on l’a relevé. Le malheureux vieillard ! N’a-t-il pas vu la mort approcher ?… Lucy est si sensible que tout la touche plus profondément que les autres. Pendant l’enterrement, elle a été bouleversée par une chose qui n’avait guère attiré mon attention, bien que j’aime beaucoup moi-même les animaux. Un des hommes qui montent souvent ici pour surveiller les bateaux de pêche avait été, comme d’habitude, suivi par son chien. Pendant le service, le chien ne voulait pas venir près de son maître, qui était près de nous sur le banc ; il restait un peu loin, à aboyer, à hurler. L’homme lui parla d’abord doucement, puis d’un ton ferme, puis avec colère. En vain. L’animal continuait à aboyer de plus belle ; il était en fureur, ses yeux brillaient d’un éclat sauvage, et tous ses poils étaient hérissés comme la queue d’un chat qui se bat avec un autre chat. Finalement, l’homme, furieux à son tour, sauta du banc et alla donner un coup de pied au chien, puis le saisit par la peau du cou et le traîna jusqu’à la pierre tombale sur laquelle est posé le banc. À l’instant même où elle toucha la pierre, la pauvre bête se calma mais se mit à trembler de tout son corps. Loin d’essayer de se sauver, elle se coucha à nos pieds, et elle paraissait si terrorisée que j’essayai, sans y réussir, de la rassurer. Lucy en avait pitié également, mais elle ne fit aucun geste pour le caresser ; elle fixait sur elle des regards d’angoisse. J’ai bien peur qu’elle n’ait une nature vraiment trop délicate pour supporter tout ce que la vie lui réserve. Quelle nuit va-t-elle encore passer ! Toutes ces choses : un bateau qui entre dans le port avec un mort au gouvernail, lié à la roue par un chapelet ; la longue cérémonie des funérailles ; le chien, tantôt furieux, tantôt terrifié ; oui, tout cela est bien fait pour peupler ses rêves.
Il serait sans doute souhaitable qu’elle n’aille au lit, ce soir, que fort fatiguée ; je veux parler d’une fatigue physique ; je vais donc l’emmener faire une longue promenade sur les falaises jusqu’à la baie de Robin Hood, d’où il nous faudra encore revenir. Après cela, elle n’aura pas envie, je pense, de se relever cette nuit et de marcher tout endormie.