Même jour, 11 heures du soir

C’est moi qui suis fatiguée ! Si je ne m’étais pas fait un devoir de tenir ponctuellement mon journal, ce soir, je n’écrirais rien. Nous avons fait une promenade délicieuse. Lucy, plus sereine, a même ri gaiement de la curiosité des vaches qui s’approchaient de la clôture d’un pré pour nous voir passer ; et cela, je crois, nous a fait à toutes deux oublier nos tristes pensées, oublier tout, vraiment, si ce n’est la crainte que nous inspiraient ces vaches. Crainte salutaire ! À la baie de Robin Hood, dans une petite et vieille auberge d’où l’on voyait les rochers couverts d’algues, on nous servit un thé absolument extraordinaire. Sans doute celles qui se disent les « nouvelles femmes » auraient été choquées de nous voir manger de si bon appétit. Les hommes, Dieu merci, sont plus tolérants ! Puis, nous avons pris le chemin du retour, mais en nous arrêtant souvent pour nous reposer. À l’hôtel, Lucy s’avoua fort fatiguée et nous nous proposions de monter nous coucher au plus tôt. Mais le jeune vicaire était venu en visite, et Mrs Westenra le pria de rester à souper. Lucy et moi eûmes fort à faire pour résister au marchand de sable. De ma part, ce fut un rude combat. Il me semble que les évêques devraient se réunir afin de décider la création d’une nouvelle école de vicaires, à qui l’on enseignerait de n’accepter jamais une invitation à souper, si empressée qu’elle soit, et qui s’apercevraient toujours de la fatigue des demoiselles. Maintenant, Lucy dort paisiblement. Son visage est charmant, là, reposant sur l’oreiller ; ses joues sont colorées. Si Mr Holmwood est tombé amoureux d’elle la première fois qu’il l’a simplement vue au salon, je me demande quels seraient ses sentiments s’il la voyait ce soir ! Certaines de ces « nouvelles femmes » qui font le métier d’écrire mettront peut-être un jour à la mode l’idée qu’il faut permettre aux jeunes gens et aux jeunes filles, avant de se fiancer, de se voir endormis. Mais je suppose que, dorénavant, la « nouvelle femme » ne consentira plus à ce que son rôle se borne seulement à accepter une demande en mariage ; c’est elle qui la fera. Et elle s’en tirera parfaitement, c’est certain. Voilà une consolation… Je suis heureuse de voir que Lucy va mieux. Je crois vraiment qu’elle a passé le moment critique, qu’elle aura une nuit calme. Et je serais tout à fait heureuse si seulement je savais que Jonathan… Que Dieu le bénisse et le protège !…

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