Il était deux heures passées quand enfin nous avons pu risquer cette seconde tentative. L’enterrement, prévu pour midi, venait de se terminer et les retardataires avaient lentement franchi la grille du cimetière lorsque, de derrière le buisson qui nous servait de cachette, nous vîmes le fossoyeur qui refermait la grille à clef avant de partir à son tour. Nous savions que, à partir de ce moment, nous étions parfaitement libres d’agir comme nous l’entendions, et cela jusqu’au lendemain matin ; mais le professeur m’avertit qu’une heure, tout au plus, nous suffirait. Comme la veille, j’éprouvai le sentiment de l’horrible réalité des choses, où tout effort de l’imagination semble vain ; je savais parfaitement que, en accomplissant cette tâche sacrilège, nous encourions les sanctions de la loi. Et, en outre, j’étais persuadé de l’inutilité de tout cela ! S’il avait été odieux d’ouvrir un cercueil de plomb pour voir si celle que l’on y avait mise près de huit jours auparavant était réellement morte, c’était maintenant pure folie que de vouloir à nouveau entrer dans le tombeau, maintenant que nous savions, l’ayant vu de nos yeux, que le cercueil était vide ! Cependant, je préférai ne rien dire de ce que je pensais, car lorsque Van Helsing s’était mis quelque chose en tête, rien ne pouvait l’en détourner. Il prit la clef, ouvrit la porte du caveau et, comme la veille, s’effaça poliment pour me laisser passer. L’endroit ne paraissait pas aussi affreusement lugubre que pendant la nuit, et pourtant, quel air misérable lui donnait le faible rayon de soleil qui y pénétrait par l’entrebâillement de la porte ! Van Helsing s’approcha du cercueil de Lucy, et je fis de même. Se penchant, de nouveau il retira la partie du cercueil de plomb qu’il avait sciée ; alors, quelle ne fut pas, encore une fois, ma surprise, mêlée d’horreur ! Lucy était étendue là, telle exactement que nous l’avions vue la veille de son enterrement, et même, chose étrange, d’une beauté plus radieuse que jamais ; je ne pouvais pas croire qu’elle fût morte. Les lèvres étaient aussi rouges, non, plus rouges que de son vivant, et les joues délicatement colorées.
– C’est un tour de passe-passe ? demandai-je.
– À présent, vous êtes convaincu ? me dit Van Helsing en guise de réponse, et, tout en parlant, il tendit la main vers la morte. D’un geste qui me fit frémir, il releva les lèvres, découvrit les dents blanches.
– Regardez, reprit-il ; regardez : elles sont devenues plus pointues. C’est avec celles-ci – et il touchait les canines – qu’elle a mordu les enfants. Vous ne pouvez plus en douter maintenant, n’est-ce pas, mon cher John ? À nouveau, je voulus discuter, réfuter ce qui lui paraissait si simple et qu’il m’était absolument impossible d’accepter.
– Peut-être est-on venu rapporter ici son corps depuis la nuit dernière ?
– Ah oui ? Et qui donc, je vous prie ?
– Qui ? Je n’en sais rien. Mais quelqu’un est venu la replacer dans son cercueil !
– En outre, elle est morte depuis une semaine. La plupart des morts, après autant de jours déjà, auraient pris une autre apparence !
À ceci, je ne sus que répondre ; Van Helsing pourtant ne parut pas remarquer mon silence ; en tout cas, il ne manifesta ni dépit ni satisfaction. Il regardait attentivement le visage de la morte, soulevait les paupières, examinait les yeux, et, encore une fois, il entrouvrit les lèvres pour examiner les dents.
Il se tourna alors vers moi et me dit :
– Il y a pourtant quelque chose de différent de tous ce qu’on a vu jusqu’ici. Nous nous trouvons en présence d’un dédoublement de la vie que l’on ne rencontre pas souvent. Cette jeune fille avait été mordue par le vampire alors qu’elle était en état d’hypnose, de somnambulisme... Oh ! vous sursautez !… Il est vrai que cela, vous l’ignoriez, mon cher John, mais je vous expliquerai plus tard… et c’est lorsqu’elle était dans un état d’hypnose qu’il devait revenir lui sucer plus de sang encore. C’est toujours en transe qu’elle est morte, et en transe qu’elle est devenue une non-morte. C’est en cela qu’elle ne ressemble pas aux autres. D’habitude, lorsque les non-morts dorment chez eux – et il fit du bras un geste très large comme pour me rappeler que c’était dans les cimetières que les vampires étaient « chez eux » –, leur visage révèle ce qu’ils sont, mais celui-ci, qui était si doux avant que Lucy fût une non-morte, retournera au néant, notre fin à tous. Rien ici ne semble porter la marque du Malin, et c’est pourquoi ce m’est un si dur devoir de la tuer pendant qu’elle dort.
Je sentis mon sang se figer, et je m’aperçus que je commençais à accepter les théories de Van Helsing ; pourtant, si elle était réellement morte, devait-on frémir à l’idée de la tuer ?
Il leva les yeux sur moi ; sans aucun doute j’avais changé de sentiments, car il me dit sur un ton presque joyeux :
– Ah ! vous me croyez, maintenant ?
– N’allez pas si vite, lui répondis-je. Je veux bien accepter votre idée, je veux bien y réfléchir. Comment allez-vous faire ?
– Je vais lui couper la tête et remplir sa bouche d’ail, puis je lui enfoncerai un pieu dans le corps.
Je frémissais de plus en plus à cette idée qu’on allait mutiler ainsi le corps de la femme que j’avais aimée ! Toutefois, mon émotion n’était pas telle que je l’aurais cru. Je commençais à frissonner en réalisant la présence de cet être, de cette non-morte, comme l’appelait Van Helsing, et elle me devenait exécrable. L’amour serait-il soit tout subjectif, soit tout objectif ?
Un temps qui me sembla interminable se passa avant que Van Helsing ne se mît à l’œuvre ; il restait là, immobile, absorbé dans ses pensées. Finalement, il ferma son sac d’un geste sec, et dit :
– J’ai réfléchi, il faut agir pour le mieux. Si je suivais mon inclination, je ferais immédiatement – oui, maintenant, à l’instant même – ce qui doit être fait. Mais il faut penser aux conséquences, et de celles-ci peuvent découler mille fois plus de difficultés que nous ne l’imaginons. C’est évident. Lucy n’a encore tué personne, mais ce n’est sans doute qu’une question de temps. Si j’agissais maintenant, ce serait la mettre à jamais hors de danger. Mais, d’autre part, nous devrons sans doute avoir recours à Arthur et, alors, comment lui expliquer tout ceci ? Si vous, qui avez vu et la blessure à la gorge de Lucy et celles – les mêmes – de cet enfant que l’on a transporté à l’hôpital ; si vous, qui, la nuit dernière, avez vu le cercueil vide mais qui, aujourd’hui, y voyez à nouveau celle qui, une semaine après sa mort, n’en est devenue que plus belle – plus fraîche, plus colorée de visage ; si vous, qui avez constaté tout ceci de vos propres yeux, et avez également, la nuit dernière, aperçu la silhouette blanche qui a amené l’enfant jusque dans le cimetière, et qui, malgré tout, pouvez à peine en croire vos yeux – comment, alors, espérer qu’Arthur qui, lui, n’a absolument rien vu, pourrait y croire ? Méfiant, il s’est demandé pourquoi je l’ai empêché d’embrasser la jeune fille au moment de sa mort. S’il m’a pardonné, c’est parce qu’il croit que c’est à la suite d’un diagnostic erroné que je l’ai empêché de lui dire adieu, et maintenant il pourrait croire que, par erreur également, elle a été enterrée vive ; enfin, que c’est nous, au comble de l’erreur, qui l’avons tuée. Et il soutiendra que c’est nous qui nous trompions du tout au tout et qui l’avons tuée à force de vouloir avoir raison. De sorte qu’il sera de plus en plus malheureux, cependant qu’il n’aura jamais de certitude absolue – ce qui est le pire de tout. Tantôt il pensera que celle qu’il aimait a été enterrée vive, et alors ses cauchemars seront d’autant plus atroces qu’il y verra les horreurs qu’elle a dû souffrir ; tantôt il se dira que nous avons peut-être raison, que sa bien-aimée était, après tout, une non-morte. Ah ! je le lui ai déjà dit, mais, à présent, j’en suis certain : il lui faudra traverser bien des amertumes avant d’atteindre le bonheur. Le pauvre garçon, hélas ! vivra une heure où, pour lui, le ciel sera le plus noir ; mais, ensuite, nous pourrons enfin agir en sorte que, jusqu’à la fin de ses jours, il connaisse la tranquillité d’esprit. Oui… Maintenant, allons. Vous, retournez soigner vos malades. Moi, je reviendrai passer la nuit ici, dans ce cimetière. Et, demain soir à dix heures, vous viendrez me chercher au Berkeley Hôtel. Je vais écrire un mot à Arthur pour lui demander d’y venir également, de même qu’à ce jeune Américain qui, lui aussi, a donné son sang. Tous, nous aurons beaucoup à faire… Je vous accompagne jusqu’à Piccadilly où nous mangerons un morceau, car je veux être de retour ici avant le coucher du soleil.
Nous refermâmes donc à clef la porte du tombeau ; puis nous nous dirigeâmes vers le mur du cimetière, que nous eûmes tôt fait d’escalader, et nous reprîmes le chemin de Piccadilly.