J’étais à ce point absorbé par la lecture de ces deux journaux – celui de Jonathan Harker et celui de sa femme – que je ne m’aperçus pas que le temps passait. Et comme Mrs Harker n’était pas encore descendue lorsque la servante vint annoncer le dîner, je lui dis que cette dame était sans doute fatiguée du voyage et qu’on attendrait une heure encore avant de servir. Je continuai donc ma lecture. Je venais de lire la dernière ligne du journal de Mrs Harker, quand celle-ci entra. Elle me parut aussi charmante que sur le quai de la gare, mais à présent elle avait l’air très triste, et les yeux rouges. Dieu sait que j’avais eu, les derniers temps, des raisons de verser des larmes, mais ces larmes qui m’eussent soulagé m’avaient toujours été refusées ; aussi, voir ces doux yeux encore brillants de pleurs m’émut profondément.
– J’ai bien peur de vous avoir fait beaucoup de peine, lui dis-je lentement.
– Mais non, mais non… fit-elle. Seulement, j’ai été navrée, plus que je ne saurais jamais vous le dire, en comprenant votre chagrin. Cet appareil est absolument merveilleux, mais tellement cruel ! Il m’a fait connaître et jusque dans leurs accents mêmes, toutes les angoisses par lesquelles vous êtes passé. J’avais l’impression d’entendre une âme implorer dans sa douleur le Dieu tout-puissant. Il ne faut plus que personne, jamais, entende cela ! Voyez, j’ai voulu vous être utile : j’ai transcrit vos récits à la machine, afin que plus personne dorénavant ne perçoive, comme je l’ai fait, les battements de votre cœur.
– Mais personne non plus ne lira mon journal ! Personne, jamais…, répondis-je d’une voix faible.
Elle posa sa main sur la mienne et reprit gravement :
– Si, il le faut !
– Mais pourquoi ? demandai-je.
– Parce que cela fait partie de cette terrible histoire qu’est la mort de cette pauvre Lucy, et des événements qui l’ont précédée ; parce que dans la lutte que nous allons entreprendre pour débarrasser la terre de ce monstre, il nous est indispensable d’avoir le plus d’éléments et le plus de détails possible. Je pense qu’en écoutant ces enregistrements, j’ai appris plus de choses que vous ne désiriez m’en faire connaître ; mais ils jettent certaines lumières sur le sombre mystère qui nous occupe. Vous permettrez que je vous aide, n’est-ce pas ? Je suis parfaitement au courant du début de cette histoire, et je devine déjà, bien que je n’aie entendu votre journal que jusqu’à la date du 7 septembre seulement, quels malheurs ont assailli Lucy et comment son terrible destin s’est accompli. Depuis la visite que nous a faite le professeur Van Helsing, Jonathan et moi essayons sans répit d’y voir plus clair. Mon mari est parti pour Whitby afin de recueillir d’autres renseignements, et il revient dès demain. Nous ne devons avoir aucun secret l’un pour l’autre ; en travaillant tous ensemble et en pleine confiance, nous serons certainement plus forts pour mener à bien notre entreprise que si l’un de nous était tenu dans l’ignorance de ce que nous devons tous savoir.
Dans son regard, je lisais un touchant désir de n’être pas déçue et, en même temps, elle montrait tant de courage et de résolution que je tins à la rassurer aussitôt.
– Je ne puis que respecter votre volonté, répondis-je. Dieu me pardonne si je me trompe ! Vous avez encore à apprendre d’horribles choses ! Mais puisque vous en savez déjà tant sur la maladie de notre pauvre Lucy, je comprends que vous ne vouliez pas en ignorer la suite. À vrai dire, lorsque vous aurez tout entendu… oui, tout à la fin… vous vous sentirez un peu tranquillisée… Maintenant, allons dîner. Nous aurons besoin de toutes nos forces. Après le repas, vous apprendrez le reste et je répondrai à chacune de vos questions, si certaines choses vous paraissent obscures bien que, pour nous qui les avons vécues, elles soient évidentes.