XVIII Journal du Dr Seward

Quand je rentrai à cinq heures, non seulement Godalming et Morris étaient arrivés, mais déjà ils avaient pris connaissance des divers journaux et lettres que Harker et son étonnante femme avaient recopiés et classés. Harker, lui, n’était pas encore revenu ; il était allé chez les camionneurs dont le Dr Hennessey m’avait parlé dans sa lettre. Mrs Harker nous offrit une tasse de thé, et je puis bien dire que, pour la première fois depuis que je suis attaché comme médecin à cette maison, j’ai eu vraiment l’impression d’être « chez moi ».

Lorsque nous eûmes pris le thé, Mrs Harker s’adressa à moi :

– Docteur Seward, puis-je vous demander une faveur ? Je voudrais voir ce malade, Mr Renfield. Je vous en prie, laissez-moi aller le voir ! Ce que vous dites de lui dans votre journal m’intéresse tellement !

Elle me regardait d’une façon si charmante, d’un air si suppliant aussi, qu’il m’était impossible de lui refuser cela et, du reste, je n’avais aucune raison de le faire. Je l’emmenai donc voir Renfield. Lorsque j’entrai dans sa chambre, je dis à mon patient qu’une dame désirait le voir ; à quoi il répondit, en se contentant de demander :

– Pourquoi ?

– Cette dame visite l’établissement, expliquai-je, et elle voudrait s’entretenir un moment avec tous les pensionnaires l’un après l’autre.

– Très bien, alors : qu’elle entre ! Mais attendez un instant, que je mette un peu d’ordre ici.

Pour lui, mettre de l’ordre dans la chambre, c’était avaler toutes les mouches et toutes les araignées que contenaient ses nombreuses boîtes, et cela avant que j’eusse pu l’en empêcher. De toute évidence, il craignait que quelqu’un d’autre s’occupât – de quelle façon ? – de ses bestioles. Une fois terminée sa tâche répugnante, il dit sur un ton joyeux :

– Introduisez cette dame !

Et il s’assit sur le bord de son lit, la tête penchée, mais les yeux levés, en sorte qu’il pût voir entrer la visiteuse. Un instant, je craignis qu’il eût quelque dessein homicide : je me rappelais qu’il paraissait parfaitement calme, dans mon bureau, le jour où, quelques minutes plus tard cependant, il avait voulu se jeter sur moi. Aussi eus-je soin de me tenir assez près de lui, pour pouvoir le maîtriser tout de suite si jamais il tentait d’attaquer Mrs Harker. Elle entra dans la chambre avec cette grâce, cette aisance qui, immanquablement, intimident les fous en forçant leur respect. Elle alla tout de suite à lui, souriante et la main tendue.

– Bonsoir, monsieur Renfield, lui dit-elle. Vous voyez que je vous connais : le Dr Seward m’a parlé de vous.

Il ne lui répondit pas immédiatement ; les sourcils froncés, il la regardait attentivement. Puis, peu à peu, il laissa paraître l’étonnement, puis le doute ; et alors, quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre dire à Mrs Harker :

– Vous n’êtes pas la jeune fille que le docteur voulait épouser, n’est-ce pas ? Non, ce ne peut être vous, car celle-là, elle est morte.

Mrs Harker eut à nouveau un doux sourire tandis qu’elle lui répondait :

– Non, assurément ! Car moi, j’ai un mari, que j’ai épousé alors que je n’avais encore jamais vu le Dr Seward, et que lui-même ne m’avait jamais vue non plus.

– Dans ce cas, que faites-vous ici ?

– Mon mari et moi sommes venus en visite chez le Dr Seward.

– Ne restez pas chez lui !

– Mais pourquoi ?

Pensant que ce genre de conversation pourrait déplaire à Mrs Harker, encore plus qu’à moi-même, je jugeai bon d’intervenir.

– Comment savez-vous que j’ai eu l’intention de me marier ? demandai-je à Renfield.

Il me répondit sur un ton de mépris tandis que son regard allait de Mrs Harker à moi pour se détourner aussitôt :

– Quelle question stupide !

– Je ne suis pas du tout de cet avis, monsieur Renfield, dit Mrs Harker, prenant immédiatement parti pour moi.

Il eut pour lui répondre autant de courtoisie et de respect qu’il m’avait témoigné de mépris :

– Vous comprendrez certainement, Mrs Harker, que lorsqu’un homme est estimé, aimé comme l’est le docteur, tout ce qui le concerne intéresse notre petite communauté. Non seulement ses amis aiment Mr Seward, mais même ses malades, parmi lesquels certains – à cause d’un équilibre mental des plus précaires – peuvent dénaturer les causes et les effets. Depuis que je suis moi-même dans cet asile d’aliénés, je ne puis m’empêcher de remarquer que la tendance au sophisme chez certains de ses pensionnaires les incline à commettre les erreurs de non causa et ignoratio elenchi, les incline à se tromper par ignorance de la matière sinon de la cause.

D’étonnement, j’ouvris les yeux tout grands. Voici que le malade dont je m’occupais le plus, celui qui caractérisait, plus exactement qu’aucun des cas que j’avais jamais vus, l’affection dont il souffrait, se mettait à parler philosophie, et cela exactement comme l’eût fait un gentleman distingué. La présence de Mrs Harker avait-elle fait vibrer quelque corde de sa mémoire ? Si ce réveil inattendu de ses facultés mentales était spontané ou du moins provenait de l’influence inconsciente de la jeune femme, celle-ci devait certes posséder un don, un pouvoir peu ordinaire.

Nous bavardâmes pendant quelques moments encore ; Mrs Harker, voyant que Renfield paraissait jouir de sa raison, tenta – non sans me lancer en commençant un regard interrogateur – de le faire parler de son sujet préféré. Décidément, il m’étonnait de plus en plus. Il le fit avec l’impartialité d’un homme en pleine possession de ses facultés mentales ; bien plus, il se prit lui-même en exemple quand il en vint à traiter de certaines choses.

– Eh bien ! vous voyez en moi un être fort étrange. Il n’est pas surprenant, croyez-moi, que les miens se soient inquiétés et m’aient fait mettre sous surveillance. Je me figurais que la vie est une entité positive, perpétuelle, et qu’en engloutissant une multitude d’êtres vivants – même s’ils se trouvent tout au bas de l’échelle de la création –, on peut prolonger indéfiniment la vie. Et il m’est arrivé d’y croire à tel point que, dans l’un de ces moments-là, j’ai réellement voulu supprimer un homme. Le docteur vous dira comme moi que j’ai essayé un jour de le tuer dans l’intention d’augmenter mes forces vitales en m’assimilant sa vie par le moyen de son sang – me souvenant, naturellement, des paroles de l’Écriture : « Car le sang est la vie ». Encore que, en vérité, le vendeur d’un certain remède ait vulgarisé ce truisme au point de le rendre digne de mépris. Pas vrai, docteur ?

J’acquiesçai d’un signe de tête, trop stupéfait pour trouver à dire ou même à penser quoi que ce fût. Se pouvait-il que, cinq minutes seulement auparavant, j’eusse vu cet homme manger ses mouches et ses araignées ?… Je consultai ma montre : il me fallait aller chercher Van Helsing à la gare. J’avertis donc Mrs Harker qu’il était temps de nous retirer. Elle se leva aussitôt pour me suivre, mais auparavant elle dit gaiement à Mr Renfield :

– Au revoir ! Et j’espère que je vous verrai souvent, dans des circonstances plus favorables !

À quoi il répondit, pour mon étonnement final :

– Au revoir, ma chère… ou plutôt, Dieu fasse que je ne revoie jamais plus votre charmant visage. Qu’il vous bénisse et vous protège !

Je partis donc pour aller chercher Van Helsing à la gare, laissant chez moi le pauvre Art, l’air un peu plus joyeux pourtant qu’il ne l’avait eu depuis le début de la maladie de Lucy, et Quincey, ayant, de son côté, repris son entrain.

Van Helsing sauta du wagon avec l’agilité d’un jeune homme. Tout de suite, il me vit et, se précipitant vers moi, il me dit :

– Ah ! John, mon ami, comment allez-vous ? Bien ? Parfait ! Pour moi, j’ai beaucoup travaillé avec l’intention de rester ici un certain temps, si cela est nécessaire. Et j’ai beaucoup de choses à vous apprendre. Madame Mina est chez vous ? Oui ! Et son admirable mari ? Et Arthur ? Et mon ami Quincey ? Ils sont tous chez vous, eux aussi ? Parfait !

En chemin, je lui racontai tout ce qui s’était passé depuis son départ, et comment mon propre journal, sur la suggestion de Mrs Harker, avait servi maintenant à quelque chose.

– Ah ! l’étonnante madame Mina ! Elle a véritablement le cerveau d’un homme – d’un homme qui serait extraordinairement doué – mais un cœur de femme ! Croyez-moi, Dieu avait une intention particulière quand il l’a façonnée. Mon cher John, jusqu’à présent la chance a voulu que cette femme nous aide ; seulement, passé cette soirée, elle ne devra plus être mêlée à cette horrible histoire. Elle court un trop grand risque. Nous, nous sommes décidés – n’est-ce pas ? nous nous le sommes promis l’un à l’autre – à détruire ce monstre ; mais ce n’est pas le rôle d’une femme. Même s’il ne lui arrivait effectivement aucun malheur, le cœur pourrait lui manquer devant tant et tant d’horreurs ; et elle pourrait continuer à en souffrir d’une façon ou de l’autre – qu’il s’agisse d’un trouble nerveux ou que ses nuits, désormais, soient peuplées d’horribles cauchemars. De plus, elle est jeune et mariée depuis peu ; elle aura peut-être bientôt, si ce n’est pas déjà maintenant, d’autres sujets de préoccupation. Vous me dites qu’elle a tout transcrit à la machine, donc, elle va vraisemblablement nous entretenir de cette affaire ; mais dès demain, fini ! elle ne s’en occupera plus. C’est sans elle que nous poursuivrons…

Je l’approuvai entièrement, et l’informai alors de ce dont nous nous étions aperçus pendant son absence : la maison achetée par Dracula était celle-là même qui se trouvait à côté du parc de notre établissement. Van Helsing montra un réel étonnement et parut en même temps fort soucieux.

– Oh ! que ne l’avons-nous pas su plus tôt ! s’écria-t-il. Nous l’aurions pris à temps, et nous aurions sauvé la pauvre Lucy ! Enfin, à chose accomplie point de remède, n’y pensons plus, mais essayons d’atteindre notre but !

Il se tut, et ce silence dura jusqu’à ce que nous fussions arrivés. Avant de monter nous habiller pour le dîner, il dit à Mrs Harker :

– Mon ami John me dit, madame Mina, que vous et votre mari aviez recopié et classé les documents qui concernent tout ce que nous savons de Dracula jusqu’à ce moment.

– Non pas jusqu’à ce moment, professeur, précisa-t-elle, mais jusqu’à ce matin, oui.

– Quelle est la différence ? Toute la lumière possible a été jetée sur les événements, même sur ceux qui, d’apparence, étaient les moins importants. Nous nous sommes dit l’un à l’autre tout ce que nous savions, n’est-il pas vrai ?

Mrs Harker rougit, et, tirant une feuille de papier de sa poche :

– Docteur Van Helsing, lui demanda-t-elle, voulez-vous bien lire ceci et me dire si je dois continuer ? Ce sont des notes que j’ai prises aujourd’hui. Il m’a également paru utile de consigner désormais tout ce qui se passe, jusqu’au moindre détail ; mais, ici, il y a peu de choses qui ne soient pas personnelles. Dois-je continuer ?

Après avoir lu attentivement ce texte, le professeur le lui rendit en disant :

– Ceci n’ira pas rejoindre les autres documents si vous ne le désirez pas. Pour ma part, cependant, j’y tiendrais beaucoup. Votre mari ne vous en aimerait que davantage, et l’estime que nous tous, vos amis, avons pour vous, n’en serait que plus grande – notre estime, et aussi notre amitié.

En reprenant le papier, elle rougit à nouveau mais elle eut en même temps un large sourire.

Ainsi donc, et jusqu’à cette heure même, nos notes sont complètes et entièrement mises en ordre. Le professeur en emporta un exemplaire afin de l’étudier après le dîner, en attendant notre réunion fixée pour huit heures. Comme chacun de nous a déjà lu le tout, une fois réunis dans mon bureau, et au courant des moindres faits, nous serons à même d’élaborer notre plan de campagne contre notre terrible et mystérieux ennemi.

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