Le temps nous semblait terriblement long tandis que nous attendions le retour de Godalming et de Quincey Morris. Le professeur s’efforçait de nous distraire en occupant sans cesse notre esprit. Je devinais sa bonne intention d’après les coups d’œil que, de temps à autre, il jetait à la dérobée vers Harker. Le pauvre garçon est plongé dans un désespoir effrayant à voir. Hier, c’était un homme sûr de soi, l’air heureux, son jeune visage débordant de vitalité et d’énergie, avec des cheveux brun foncé. Aujourd’hui, c’est un vieillard épuisé et hagard, ses cheveux sont presque blancs, ses yeux brûlent au fond des orbites creuses et le chagrin a buriné son visage de rides. Son énergie est encore intacte, et même il fait penser à une flamme ardente. Là peut-être est son salut car, si tout va bien, cette énergie le fera émerger du désespoir et alors il s’éveillera à nouveau en quelque sorte aux réalités de la vie. Pauvre garçon ! Je trouvais ma propre inquiétude déjà bien pénible ; que dire de la sienne ? Le professeur comprend cela et fait donc tout ce qu’il peut pour le distraire. Ce qu’il nous disait était du plus haut intérêt.
– J’ai étudié et repris cent fois, depuis qu’ils sont parvenus entre mes mains, tous les documents relatifs à ce monstre. De plus en plus, je crois à la nécessité de l’anéantir. Partout nous voyons la preuve de ses progrès – progrès, non seulement dans son pouvoir, mais dans la connaissance qu’il a de ce pouvoir. D’après ce que j’ai appris grâce aux recherches de mon ami Arminius de Budapest, il était de son vivant un homme remarquable, guerrier, homme d’État, alchimiste ; et l’alchimie représentait alors le plus haut degré de la science. Il avait une puissante intelligence, une culture sans égale, et un cœur qui ne connaissait ni peur ni remords. Il eut même l’audace d’assister aux leçons de Scholomance et ne laissa sans s’y essayer aucune branche du savoir de son époque. Aussi, en lui, le pouvoir de l’intelligence a survécu à la mort physique, bien que, semble-t-il, sa mémoire ne soit pas demeurée intacte. Pour certaines facultés de l’esprit, il n’était plus, il n’est encore qu’un enfant. Mais il progresse, et certaines choses en lui qui d’abord étaient puériles ont maintenant atteint leur état adulte. Il s’instruit par l’expérience, et non sans succès. Si nous n’avions pas croisé son chemin, il serait maintenant – et il peut encore l’être si nous échouons – le père ou le guide d’une nouvelle race d’hommes et de femmes qui suivront leur voie dans la Mort, et non pas dans la Vie. Harker gémit et dit :
– Et toutes ces forces sont déployées contre ma bien-aimée ! Mais que sont ses expériences ? Le savoir peut nous aider à le vaincre.
– Depuis son arrivée en Angleterre, il n’a cessé d’expérimenter son pouvoir – lentement mais sûrement ; cette intelligence à la fois puissante et puérile qui est la sienne travaille sans arrêt. Il est heureux pour nous que ce soit encore pour le moment une intelligence d’enfant, car s’il avait osé dès le départ s’attaquer à certaines choses, il serait depuis longtemps hors de notre atteinte. Cependant, il est bien résolu à réussir, et un homme qui a des siècles devant lui peut se permettre d’attendre et d’avancer lentement. Festina lente, hâte-toi lentement, pourrait être sa devise.
– Je ne comprends pas bien, dit Harker avec découragement. Expliquez-moi cela plus clairement. Je crois que le chagrin et l’inquiétude me troublent l’esprit.
Dans un geste d’amitié, le professeur lui mit la main sur l’épaule.
– Eh bien ! mon enfant, je serai clair ! Ne voyez-vous pas que ces derniers temps, ce monstre a accru son savoir par l’expérience ? Rappelez-vous comment il s’est servi de notre malade zoophage pour pénétrer dans la maison de notre ami John, car le vampire qui, par la suite, peut entrer dans une maison quand et comme il le veut, doit, pour y pénétrer une première fois, être introduit par un familier de la maison. Mais ce n’est pas là le plus important. Ne savons-nous pas qu’au début ces grandes caisses étaient transportées par d’autres que lui ? Il ignorait alors qu’il aurait pu en être autrement. Cependant sa grande intelligence d’enfant se développait peu à peu, et il se demanda s’il ne pourrait pas lui-même transporter les caisses. Il commença par aider à ce travail, et quand il s’aperçut que cela lui était facile, il essaya de les déplacer seul. Il y réussit et dispersa ses tombes ; lui seul sait où elles sont cachées. Peut-être a-t-il l’intention de les enterrer profondément dans le sol. Comme lui seul s’en sert, la nuit ou aux moments où il peut changer de forme, cela lui convient aussi bien, et nul ne peut connaître leur emplacement. Mais, mon enfant, ne désespérez pas ! Cette science lui est venue trop tard. Déjà tous ses repaires, sauf un, sont devenus inefficaces, et, avant le coucher du soleil, le dernier le sera aussi. Alors, il n’aura plus un seul endroit où se retirer et se cacher. J’ai attendu jusqu’à ce matin afin d’en être sûr. L’enjeu n’est-il pas encore plus important pour nous que pour lui ? D’après ma montre, il est une heure déjà, si tout va bien, notre ami Arthur et Quincey sont en route pour revenir ici. Nous devons aller de l’avant lentement peut-être, mais sûrement, et ne laisser échapper aucune chance. Pensez ! Nous serons cinq quand nos amis arriveront !
Tandis qu’il parlait, un coup frappé à la porte d’entrée nous fit sursauter, le double coup du jeune employé du télégraphe. Un même mouvement nous porta tous vers le corridor et Van Helsing, levant la main pour nous imposer silence, se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Le jeune garçon lui remit un télégramme. Le professeur referma la porte et, après avoir jeté un coup d’œil sur l’adresse, ouvrit la dépêche, et lut tout haut : « Prenez garde à D. À l’heure qu’il est, 12 h 45, il vient d’arriver en hâte de Carfax et il s’en va à toute vitesse vers le sud. Peut-être veut-il aller vous retrouver. Mina. »
La voix de Jonathan Harker rompit le silence qui s’était fait.
– Maintenant, grâce à Dieu, nous serons bientôt face à face !
Van Helsing se tourna vivement vers lui et lui dit :
– Dieu agira à Sa manière et en Son temps. Pour l’instant, n’ayez pas peur, mais ne vous réjouissez pas non plus, car ce que nous souhaitons à présent pourrait nous mener à notre propre perte.
– Rien ne m’importe en ce moment, répondit Harker assez brusquement, sinon de faire disparaître cette brute de la face de l’univers, dussé-je pour cela vendre mon âme !
– Oh ! chut, chut, mon enfant, fit Van Helsing. Dieu n’achète pas les âmes de la sorte ; quant au diable, c’est un acheteur déloyal. Mais Dieu est miséricordieux et juste ; il connaît votre souffrance et votre amour pour notre chère madame Mina. Quant à elle, songez qu’elle souffrirait doublement si elle entendait ces paroles d’égarement. Ne craignez rien ; nous sommes tous voués à cette cause, et cette journée en verra le dénouement. C’est le moment d’agir. Pendant le jour, le vampire n’a d’autre pouvoir que celui d’un homme, et il ne peut changer de forme avant le coucher du soleil. Il lui faudra du temps pour arriver ici ; voyez, il est une 1 h 20, et il se passera encore du temps avant qu’il ne nous rejoigne – même s’il est plus rapide que jamais. Espérons donc que nos deux amis arriveront avant lui.
Nous tenions le télégramme de Mrs Harker depuis une demi-heure environ quand on frappa de nouveau à la porte d’entrée, cette fois doucement mais fermement. Ce coup banal, tel qu’en donnent à tout moment des milliers d’hommes, fit battre plus rapidement le cœur du professeur et le mien. Nous nous regardâmes et, ensemble, nous gagnâmes le corridor ; nous étions prêts à user de toutes nos armes – tenant les spirituelles dans la main gauche, les matérielles dans la droite. Van Helsing abaissa la clenche, ouvrit à demi la porte et se tint là, prêt à se défendre. La joie de notre cœur dut se refléter sur notre visage quand nous vîmes sur le seuil, contre la porte, Lord Godalming et Quincey Morris. Ils entrèrent rapidement, fermant la porte derrière eux, et le premier dit, tandis qu’ils avançaient dans le corridor :
– Tout va bien. Nous avons découvert deux emplacements avec six caisses de part et d’autre, et maintenant elles n’existent plus.
– Elles n’existent plus ? demanda le professeur.
– Plus pour lui !
Après un moment de silence, Quincey Morris déclara à son tour :
– Il n’y a rien à faire, sinon attendre ici. Cependant, s’il n’est pas ici à cinq heures, nous devrons partir car nous ne pouvons pas laisser Mrs Harker seule après le coucher du soleil.
– Mais il va bientôt arriver, dit Van Helsing après avoir consulté son agenda. D’après le télégramme de madame Mina, il allait vers le sud en venant de Carfax, ce qui signifie qu’il allait traverser le fleuve, et il ne peut le faire qu’à l’étale de la marée, c’est-à-dire un peu avant une heure. S’il se dirige vers le sud, nous pouvons en conclure qu’il n’a encore que des soupçons et que, de Carfax, il est allé d’abord à l’endroit où il soupçonne le moins notre intervention. Vous devez vous être trouvés à Bermondsey peu de temps avant lui. Puisqu’il n’est pas encore ici, cela prouve qu’il est allé ensuite à Mile End. Cela lui a pris quelque temps, car il lui fallait trouver un moyen de traverser le fleuve. Croyez-moi, mes amis, nous n’aurons plus longtemps à attendre. Nous devrions tenir prêt un plan d’attaque, pour ne pas risquer de perdre aucune chance. Chut ! C’est le moment ! Prenez vos armes !
Parlant à voix basse, il leva la main en guise d’avertissement ; en effet, nous entendions le bruit d’une clef glissée doucement dans la serrure de la porte d’entrée.
Je ne pouvais m’empêcher d’admirer, même en une minute aussi grave, combien un esprit supérieur s’impose de lui-même. Dans toutes nos expéditions de chasse et nos aventures de par le monde, Quincey Morris avait toujours organisé les plans d’action ; Arthur et moi avions admis implicitement de lui obéir. À présent, nous retrouvions instinctivement l’ancienne habitude. Après un rapide coup d’œil autour de la pièce, sans un mot, il nous désigna du geste nos postes respectifs. Van Helsing, Harker et moi étions juste derrière la porte de façon que, lorsqu’elle s’ouvrirait, le professeur pût la garder tandis que nous avancerions pour couper la retraite à l’arrivant. Quincey et Godalming se tenaient dissimulés, prêts à s’avancer devant la fenêtre. Nous attendions, en proie à une angoisse qui donnait aux secondes une lenteur de cauchemar. Les pas traversaient le corridor, lents et prudents. Le comte s’attendait évidemment à une attaque – ou, du moins, la craignait.
Soudain, d’un seul élan, il bondit dans la pièce, nous dépassant avant qu’aucun de nous pût avancer la main pour l’arrêter. Il y avait dans ce bond quelque chose de si félin, de si peu humain, qu’il sembla nous tirer de la stupeur causée par cette irruption. Le premier à agir fut Harker. D’un mouvement rapide, il se jeta devant la porte qui s’ouvrait sur la pièce de façade. Quand le comte nous vit, il ricana hideusement, découvrant ainsi des canines longues et pointues ; mais aussitôt l’affreux sourire fit place à un froid regard empli d’un dédain suprême. Son expression changea encore lorsque, tous ensembles, nous avançâmes vers lui. Mais, à ce moment encore, je me demandais ce que nous allions faire. Je ne savais pas si nos armes matérielles nous seraient de quelque utilité. Harker avait évidemment l’intention d’en faire l’essai, car il tenait en main son long poignard et en porta brusquement un coup furieux, extrêmement violent. Le comte ne fut sauvé que par la rapidité diabolique de son bond en arrière. Il ne s’en fallut que d’une seconde : la lame acérée aurait traversé son cœur. Au lieu de cela, la pointe coupa le tissu de son vêtement et par la déchirure s’échappèrent une liasse de billets de banque et un flot de pièces d’or.
L’expression du comte était si terrible qu’un instant j’eus peur pour Harker bien que je le visse brandir son poignard pour une nouvelle attaque. Instinctivement, je m’avançai pour le protéger, tenant le crucifix et l’Hostie dans ma main gauche. Je sentais une force puissante animer mon bras et je ne fus pas surpris de voir le monstre battre en retraite quand tous firent le même geste que moi. Il est impossible de décrire l’expression de haine et de cruauté déjouée, de colère et de rage diabolique qui parut sur le visage du comte. Son teint de cire, devenu verdâtre, contrastait avec son regard brûlant ; la balafre rouge de son front ressemblait, sur la peau livide, à une blessure fraîche. L’instant d’après, d’un souple plongeon, il se glissa sous le bras de Harker avant que celui-ci pût frapper ; il ramassa une poignée de pièces d’or sur le parquet, fila comme un trait à travers la pièce, et se jeta contre la fenêtre. Dans le fracas et parmi les éclats de verre qui brillèrent en volant tout autour de lui, il sauta dans la cour. Mêlé au bruit du verre brisé, j’entendis le tintement de l’or lorsque quelques souverains roulèrent sur les pavés. Accourus à la fenêtre, nous le vîmes se relever sans mal. Il traversa la cour, poussa la porte des écuries. Alors, il se retourna et nous cria :
– Vous croyez me faire échec ! Vous, avec vos visages pâles, alignés comme des moutons à l’abattoir ! Vous le regretterez, tous tant que vous êtes ! Vous croyez ne m’avoir laissé aucun refuge ; mais j’en ai encore. Ma vengeance ne fait que commencer. Elle se poursuit à travers les siècles, et le temps est mon allié. Les femmes que vous aimez m’appartiennent déjà, et, par elles, vous et d’autres encore m’appartiendrez – créatures désignées pour exécuter mes ordres et pour me servir quand j’aurai envie de sang. Peuh !
Avec un ricanement de mépris, il franchit vivement la porte, et nous entendîmes grincer le verrou rouillé lorsque, de l’intérieur, il le poussa. Une porte, plus loin, s’ouvrit et se referma. Le premier à parler fut le professeur tandis que, nous rendant compte de la difficulté de le suivre dans les écuries, nous revenions vers le corridor.
– Nous avons appris quelque chose, dit-il, et même beaucoup. En dépit de ses bravades, il nous craint. Sinon, pourquoi cette fuite ? Le son même de sa voix l’a trahi, ou bien mes oreilles me trompent. Pourquoi prendre cet argent ? Suivez-le vite ! Vous chassez une bête sauvage, vous en avez l’habitude ! Pour moi, je suis convaincu que rien ici ne pourrait l’aider, si même il revenait.
Tout en parlant, il mit dans sa poche l’argent qui restait, prit les titres de propriété que Harker avait laissés là, entassa tous les autres papiers dans l’âtre et y mit le feu.
Godalming et Morris s’étaient précipités dans la cour et Harker y était descendu par la fenêtre pour essayer, malgré tout, de rattraper le comte. Mais celui-ci avait verrouillé la porte de l’écurie ; le temps de forcer la porte, ils ne trouvèrent plus trace de lui. Van Helsing et moi partîmes faire des recherches derrière la maison ; mais les écuries étaient désertes. Personne n’avait vu le comte.
L’après-midi était fort avancé, le crépuscule approchait. Il nous fallut bien reconnaître que nous avions perdu la partie et acquiescer, le cœur lourd, quand le professeur nous dit :
– Retournons auprès de madame Mina – auprès de la pauvre et chère madame Mina. Nous ne pouvons plus rien faire ici et, là-bas, nous pourrons du moins la protéger. Mais pas de découragement ! Il n’y a plus qu’une caisse-refuge et nous mettrons tout en œuvre pour la découvrir. Si nous y parvenons, tout peut encore être sauvé !
Je comprenais qu’il s’efforçait de réconforter Harker. Le pauvre garçon était désespéré, de temps à autre il laissait échapper un sourd gémissement ; il pensait à sa femme.
C’est la tristesse au cœur que nous sommes rentrés chez moi. Mrs Harker nous attendait avec une apparence de joie qui faisait honneur à son courage et à son oubli d’elle-même. Quand elle vit nos visages, le sien blêmit. Pendant une ou deux secondes, elle ferma les yeux comme pour une prière intérieure, puis elle dit avec chaleur :
– Je ne pourrai jamais assez vous remercier ! Oh ! Mon pauvre chéri ! – En même temps, elle prit entre ses mains la tête de son mari et lui baisa le front, sous les cheveux gris. Reposez votre pauvre tête ici. Tout ira bien, mon chéri ! Dieu nous protégera si Sa providence le veut !
Harker gémit encore. Son immense désespoir ne trouvait plus de mots.
Nous avons soupé parce que c’est la routine, l’habitude ; et pourtant je crois que ce repas nous fit du bien à tous. Fût-ce le simple bien-être physique que procure la nourriture à des affamés (car aucun de nous n’avait rien pris depuis le petit déjeuner), ou bien fût-ce le sentiment de notre solidarité qui nous réconforta, je ne sais ; toujours est-il que nous nous sentions moins accablés et envisagions même l’avenir avec quelque espoir. Fidèles à notre promesse, nous avons raconté à Mrs Harker tout ce qui s’était passé. Si elle devint parfois pâle comme la neige au récit des dangers qui avaient menacé son mari ; si, à d’autres moments, elle rougit quand se manifestait la passion de Jonathan pour elle, elle écouta néanmoins ce récit avec calme et courage. Quand on lui dit comment Harker avait si hardiment attaqué le comte, elle saisit le bras de son mari et le tint contre elle comme si cette étreinte pouvait le protéger de toute menace. Cependant, elle garda le silence jusqu’à la fin du récit qui nous ramenait au moment présent. Alors, sans lâcher la main de son mari, elle se leva et parla. Oh ! si je pouvais décrire dignement cette scène ! Cette douce et généreuse femme, dans tout l’éclat radieux de sa jeunesse ; la balafre rouge sur son front, dont elle n’oubliait pas la présence et dont la vue nous faisait grincer des dents quand nous songions à celui qui l’avait faite ; son amour et sa douceur à elle en face de notre sombre haine ; sa tendresse et sa confiance en face de nos craintes et de nos doutes ; et nous, sachant que, s’il fallait en croire les signes, malgré toute sa bonté, sa pureté et sa foi, elle était rejetée par Dieu.
– Jonathan, dit-elle – et ce nom résonna comme une musique sur ses lèvres tant elle le prononçait avec amour et tendresse –, cher Jonathan, et vous tous, mes fidèles, si fidèles amis, je voudrais que vous gardiez une chose présente à votre esprit en ces terribles jours. Je sais que vous devez lutter, que vous devez tuer – comme vous avez tué la fausse Lucy pour que vive la vraie Lucy. Mais ce n’est pas une œuvre de haine. Le pauvre être qui a causé toute cette souffrance est le plus malheureux de tous. Songez quelle sera sa joie à lui aussi quand, son double malfaisant étant détruit, la meilleure part de lui-même survivra, son âme immortelle. Vous devez avoir pitié de lui aussi, sans que cela empêche vos mains de le faire disparaître de ce monde.
Pendant qu’elle parlait, je voyais le visage de son mari s’assombrir et se contracter, comme si la colère pénétrait jusqu’à la racine même de son être. Sans s’en rendre compte, il étreignait toujours plus fort la main de sa femme au point que ses phalanges blanchissaient. Elle ne retirait pas sa main malgré la douleur qu’elle devait éprouver – qu’elle éprouvait visiblement ; mais elle le regardait avec des yeux plus implorants que jamais. Lorsqu’elle se tut, d’un geste brusque, il se leva et s’écarta :
– Puisse Dieu le livrer entre mes mains, s’écria-t-il, pour que je détruise sa vie terrestre ! C’est ce que nous voulons. Mais si, de plus, je pouvais envoyer son âme brûler éternellement en enfer, je le ferais !
– Oh ! chut, chut, au nom du Dieu de bonté ! Ne prononcez pas de telles paroles, Jonathan, vous mon mari, ou vous m’écraserez de frayeur et d’horreur. Songez, mon chéri – j’ai pensé à cela pendant toute cette si longue journée – que… peut-être… un jour… moi aussi, je pourrais avoir besoin d’une telle pitié, et que d’autres, comme vous, avec les mêmes motifs de haine, me la refuseront peut-être ! Oh ! mon mari, mon mari, certes, je vous aurais épargné une telle pensée si j’avais pu vous convaincre autrement. Mais je prie Dieu de ne pas retenir vos paroles d’égarement, si ce n’est comme la plainte d’un cœur brisé, d’un homme épris et durement frappé. Oh ! mon Dieu, voyez ces pauvres cheveux gris, témoins de la souffrance d’un homme qui, de toute sa vie, n’a jamais fait le mal et qui a dû subir de telles épreuves !
Nous pleurions tous, nous, des hommes. Nous ne refoulions pas nos larmes, nous pleurions sans honte. Elle pleurait aussi en s’apercevant que ses sages conseils nous avaient convaincus. Son mari tomba à ses genoux, entoura sa taille de ses bras et cacha son visage dans les plis de sa robe. Sur un signe de Van Helsing, nous sortîmes de la pièce, laissant ces deux cœurs aimants seuls avec leur Dieu.
Van Helsing les a précédés dans leur chambre et a fait en sorte que tout accès y fût interdit au vampire ; puis il assura Mrs Harker qu’elle pouvait dormir en paix. Elle tâcha de se forcer à le croire et, visiblement par amour pour son mari, fit l’effort de paraître rassurée. C’était un courageux effort et je crois, je suis certain qu’il fut récompensé. Van Helsing avait placé à portée de leurs mains une sonnette dont ils pouvaient se servir en cas de danger. Lorsqu’ils se furent retirés, Quincey, Godalming et moi nous convînmes de veiller, chacun à notre tour, afin de protéger l’infortunée jeune femme. La première garde est échue à Quincey et, quant à nous, nous devons nous coucher au plus tôt. Godalming a déjà gagné sa chambre, car il est le second à veiller. Maintenant que mon récit est achevé, je vais me coucher aussi.