Nous nous sommes tous levés de bonne heure, après un repos qui nous fut bienfaisant. Nous nous sommes retrouvés au déjeuner avec plus de gaieté que nul d’entre nous n’aurait cru possible d’en éprouver encore. La nature humaine a d’extraordinaires facultés de rebondissement. Supprimez l’obstacle, quel qu’il soit, et de quelque manière que ce soit – même par la mort –, et nous voulons retrouver nos premières raisons d’espérer et de nous réjouir. Plus d’une fois, tandis que nous étions assis autour de la table, j’ouvris de grands yeux en me demandant si les événements des jours précédents n’avaient pas été un rêve. Il me fallait revoir la tache rouge sur le front de Mrs Harker pour me ramener à la réalité. Même à présent que je pèse sérieusement la question, il m’est presque impossible d’admettre que la cause de tous nos troubles continue d’exister. Même Mrs Harker, pendant de longs moments, semble perdre de vue son souci ; elle ne repense à sa terrible balafre que de temps en temps, lorsque quelque incident la lui remet en mémoire. Nous devons, dans une demi-heure, nous réunir dans mon bureau et arrêter notre plan d’action. J’y vois seulement une difficulté immédiate, qui m’est révélée par l’instinct plutôt que par la raison : je redoute qu’une cause mystérieuse ne lie la langue de la pauvre Mrs Harker. Je sais qu’elle tire des conclusions à part soi et, d’après tout ce qui s’est passé, je devine combien elles peuvent être lumineuses et exactes ; mais elle ne veut pas, ou bien elle ne peut pas, les formuler. Je m’en suis ouvert à Van Helsing, et nous devons en parler ensemble quand nous serons seuls. J’imagine que quelque chose du poison horrible qui s’est installé dans ses veines commence à la travailler. Le comte avait son intention lorsqu’il lui donna ce que Van Helsing appelle « le baptême du sang de vampire ». Eh bien ! Il peut exister un poison qui se distille à partir de choses excellentes. En un âge où l’existence des ptomaïnes est un mystère, comment pourrions-nous nous étonner de quoi que ce soit ? Mais je sais une chose. Si mon instinct ne me trompe pas en ce qui concerne les silences de la pauvre Mrs Harker, notre tâche, je le répète, nous réserve une terrible difficulté, un danger inconnu. Le même pouvoir qui la contraint au silence peut aussi la contraindre à parler. Je n’ose penser plus avant, car ce serait dégrader une noble femme dans mes pensées.
Voici Van Helsing qui vient dans mon bureau avant les autres. Je vais essayer d’aborder ce sujet.
Plus tard
À l’arrivée du professeur, nous avons commenté la situation. Je me rendais compte qu’il avait en tête une chose dont il souhaitait me parler, mais qu’il hésitait à le faire. Après avoir quelque peu battu les buissons, il dit brusquement :
– Mon cher John, voici de quoi nous devons nous entretenir en tête à tête, au moins pour commencer. Nous mettrons ensuite les autres dans notre confidence…
Il s’arrêta, j’attendis. Il reprit :
– Madame Mina, notre pauvre chère madame Mina n’est plus la même.
Un frisson me parcourut à trouver une telle confirmation à mes pires terreurs. Il poursuivit :
– La triste expérience de Miss Lucy nous avertit de ne pas, cette fois, laisser les choses aller trop loin. En réalité, notre tâche est à présent plus ardue que jamais, et ce nouveau souci donne à chaque heure une importance cruciale. Je vois les caractéristiques du vampire apparaître sur son visage. C’est encore très, très peu de chose, mais visible cependant si nos yeux consentent à constater sans idée préconçue. Ses dents sont plus aiguës et son regard par moments est plus dur. Et ce n’est pas tout. Elle est trop souvent silencieuse ; il en était de même chez Miss Lucy. Elle se taisait même alors qu’elle écrivait ce qu’elle voulait qui fût connu ensuite. Ce que je crains actuellement, c’est ceci : si elle peut, en état d’hypnose, nous révéler ce que le comte voit et entend, il est tout aussi vrai que celui qui l’a hypnotisée le premier, qui a bu de son sang et lui a fait boire du sien, pourrait, s’il le voulait, la contraindre à lui révéler ce qu’elle sait.
J’acquiesçai. Il poursuivit :
– Par conséquent, pour prévenir ce danger, nous devons la tenir dans l’ignorance de nos intentions, afin qu’elle ne puisse dire ce qu’elle ne saura pas. C’est une pénible obligation, si pénible que le cœur me manque à y penser. Lorsque nous allons nous retrouver ensemble, je dois lui dire que, pour une raison que nous ne pouvons lui découvrir, elle ne peut assister à notre réunion mais qu’elle reste simplement sous notre protection.
Il essuya son front inondé de sueur à la pensée de la souffrance qu’il allait infliger à cette pauvre âme déjà si torturée. Je savais qu’il trouverait une sorte de réconfort à apprendre que j’en étais arrivé de mon côté à une conclusion identique, et qu’en tout cas je l’arracherais ainsi à la peine du doute. Je le lui dis, et le résultat fut ce que j’avais espéré.
L’heure approche de notre réunion générale. Van Helsing est sorti pour préparer l’assemblée et son pénible préambule. En réalité, je pense que son intention était de trouver un moment pour prier en silence.
Plus tard
Dès le début de la réunion, Van Helsing et moi-même avons été grandement soulagés. Mrs Harker nous faisait dire par son mari qu’elle ne se joindrait pas à nous à ce moment-là, estimant préférable que nous discutions nos projets sans que sa présence pût nous embarrasser. Le professeur et moi, nous avons échangé un rapide regard, comme délivrés d’un souci. Je pensais quant à moi que si Mrs Harker avait elle-même mesuré le danger, une grande souffrance en même temps qu’un grand péril étaient écartés tout d’un coup. Dans ces conditions, nous fûmes d’accord, par une question et une réponse que nos yeux échangèrent, et un doigt sur les lèvres, de faire le silence à propos de nos inquiétudes, jusqu’à ce que nous fussions de nouveau seuls pour en parler. Nous nous mîmes donc aussitôt à étudier notre plan de campagne. Le Dr Van Helsing résuma sommairement les faits :
– Le Tsarine Catherine a quitté la Tamise hier matin. À une vitesse maximum, il lui faudra trois semaines au moins pour atteindre Varna ; par terre, nous pouvons y être en trois jours. Maintenant, si nous accordons au navire un bénéfice de trois jours, grâce aux conditions atmosphériques que le comte peut procurer, nous le savons ; si nous évaluons à un jour et une nuit entière le retard qui peut nous arriver, il nous reste une marge de près de deux semaines. C’est pourquoi, afin de nous assurer une complète sécurité, il nous faut partir d’ici au plus tard le 17. Nous serons de la sorte à Varna au moins un jour avant l’arrivée du bateau, et en état de faire tous les préparatifs nécessaires. Bien entendu, nous serons tous armés – armés contre tout mal, spirituel ou matériel.
Ici, Quincey Morris intervint :
– Je crois comprendre que le loup vient d’une région où il y a des loups, et il peut y arriver avant nous. Je suppose que nous ajouterons des winchesters à notre armement. J’ai une sorte de foi en la vertu d’une winchester quand il y a aux environs des ennuis de ce genre. Vous vous rappelez, Art, quand nous avions toute cette bande à nos trousses à Tobolsk ? Que n’aurions-nous pas donné l’un et l’autre pour avoir chacun un fusil à répétition ?
– Parfait, dit Van Helsing, il y aura des winchesters. Quincey a une tête qui est toujours à la hauteur, surtout quand il s’agit de chasse, quoique ma métaphore soit plus une honte pour la science que les loups ne sont un danger pour l’homme. Au surplus, nous n’avons rien à faire ici, et comme je pense qu’aucun de nous ne connaît Varna, pourquoi ne pas y arriver plus tôt ? Le temps nous semblerait ici aussi long qu’il nous paraîtra là-bas. Cette soirée et la matinée de demain doivent suffire pour nos préparatifs ; donc, si tout va bien, nous pourrons partir tous les quatre immédiatement.
– Tous les quatre ? répéta Harker d’un air interrogateur en nous regardant l’un après l’autre…
– Certes, répondit vivement le professeur. Vous devez rester pour prendre soin de votre si douce jeune femme.
Harker demeura un instant silencieux avant de reprendre d’une voix creuse :
– Nous parlerons de cela dans la matinée. Je voudrais consulter Mina.
Il me semblait que le moment était venu pour Van Helsing de prier Harker de ne pas révéler nos plans à sa femme, mais il n’en fit rien. Je lui lançai un regard significatif et je toussai. Pour toute réponse, il posa son doigt sur ses lèvres, et s’en fut.