Quand nous parvint ce télégramme annonçant l’arrivée du navire à Galatz, le choc fut pour nous moins violent qu’on aurait pu le croire. Sans savoir d’où, ni quand, ni comment, viendrait le coup, nous nous attendions à quelque chose de surprenant. Le retard de son arrivée à Varna avait convaincu chacun de nous que les événements ne se dérouleraient pas exactement comme nous l’avions prévu. Il nous restait simplement à apprendre sur quel point se ferait la déviation. Ce fut néanmoins une surprise. La nature, je suppose, compte sur ce fond d’espérance qui nous fait croire malgré nous-mêmes que les choses seront comme elles devaient être et non comme nous savons qu’elles seront. Le transcendantalisme est un fanal pour les anges, même si ce n’est qu’une allumette pour l’homme. Ce fut une étrange expérience où chacun de nous réagit à sa façon. Van Helsing leva les bras au ciel comme pour s’expliquer avec le Tout-Puissant mais sans dire un mot, et, un instant après, il se ressaisit, le visage calme. Lord Godalming devint très pâle et s’assit, la respiration entrecoupée. J’étais à demi étourdi, mon regard allait de l’un à l’autre. Quincey Morris resserra sa ceinture de ce mouvement rapide que je connais si bien ; au temps de nos excursions et de nos chasses, cela signifiait : « Il faut agir. » Mrs Harker devint pâle comme une morte, et la balafre sur son front parut brûlante, mais elle joignit doucement les mains comme si elle priait. Harker souriait, oui, il souriait du sombre sourire amer de celui qui n’espère plus rien ; mais en même temps ce sourire démentait ses paroles, car ses mains cherchaient d’instinct la poignée de son grand couteau Kukri et s’y cramponnaient.
— Quand part le prochain train pour Galatz ? demanda Van Helsing à la cantonade.
— À 6 h 30, demain matin.
Nous sursautâmes, car la réponse venait de Mrs Harker.
— Comment, bon Dieu, le savez-vous ? demanda Art.
— Vous oubliez – ou peut-être vous n’avez jamais su -que j’ai la passion des trains. Chez nous, à Exeter, j’avais pris l’habitude d’étudier les horaires afin d’aider mon mari. Cela me parut souvent si utile que je continue à le faire. Je savais que si nous étions obligés d’aller au château de Dracula, nous devrions passer par Galatz ou en tout cas par Bucarest, et c’est pourquoi j’ai appris soigneusement les horaires. Il n’y a malheureusement pas grand-chose à apprendre, car le seul train, demain, part à l’heure que j’ai dite.
— Quelle femme étonnante ! murmura le professeur.
— Ne pourrions-nous faire chauffer un train spécial ? demanda Lord Godalming.
Van Helsing secoua la tête.
— J’ai peur que non. Ce pays ne ressemble ni au vôtre ni au mien. Si même nous avions un train spécial, il n’arriverait probablement pas avant l’autre. Sans compter que nous avons des préparatifs à faire. Il nous faut réfléchir et nous organiser. Ami Arthur, allez à la gare, prenez les billets et arrangez tout afin que nous soyons prêts à partir demain matin. Ami Jonathan, allez au bureau maritime et obtenez de ce bureau des lettres pour son agent de Galatz, avec le droit de faire enquête sur le bateau, exactement comme nous l’avions ici à Varna. Quincey Morris, allez trouver le vice-consul et obtenez son appui auprès de son collègue de Galatz afin qu’il aplanisse notre route et que nous ne perdions pas de temps une fois que nous serons sur le Danube. John restera avec madame Mina et moi pour délibérer. Car vous pourrez être retenus. Peu importe le moment du crépuscule, puisque je suis ici auprès de madame Mina.
— Et moi, dit-elle gaiement, plus semblable à son ancienne personnalité qu’elle ne l’avait été depuis longtemps, j’essayerai de vous aider de diverses manières en pensant et en écrivant pour vous comme j’en avais l’habitude. Quelque chose en moi se modifie étrangement, et je me sens plus libre que je ne l’ai été depuis longtemps. Le visage des trois jeunes hommes s’éclaira dès qu’ils crurent comprendre ce que signifiaient ces mots. Mais Van Helsing et moi échangeâmes un regard sérieux et inquiet. Sur le moment, nous ne fîmes cependant aucun commentaire.
Lorsque le trio fut parti accomplir sa mission, Van Helsing pria Mrs Harker d’examiner les exemplaires des journaux et de prendre pour lui celui que Harker avait tenu pendant son séjour au château. Elle nous quitta. Dès qu’elle eut refermé la porte, il me dit :
— Vous avez la même idée que moi. Parlez !
— Il y a quelque chose de changé, une espérance qui me donne mal au cœur, car elle peut nous induire en erreur.
— D’accord. Savez-vous pourquoi je lui ai demandé d’aller chercher le manuscrit ?
— Non, si ce n’est peut-être pour avoir une occasion de me voir seul à seul.
— C’est vrai en partie, mon cher John. En partie seulement. J’ai quelque chose à vous dire. Mon ami, je vais prendre un grand, un terrible risque. Au moment où madame Mina a prononcé ces mots qui tiennent notre esprit en suspens, une inspiration m’est venue. Il y a trois jours, au cours de l’hypnose, le comte lui a député son esprit afin de lire en elle ou, plus exactement, il l’a appelée afin qu’elle le vît dans sa caisse de terre sur le bateau, au milieu des vagues, au moment où il est libéré par l’aube et par le crépuscule. Il a appris, à ce moment, que nous étions ici. Car elle, qui peut aller et venir, avec des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, a plus à raconter que lui dans son cercueil. Il fait en ce moment un effort suprême afin de nous échapper. Pour l’instant, il n’a pas besoin d’elle, convaincu dans son immense savoir qu’elle se rendra à son appel. Mais il a coupé la communication, il a détendu son pouvoir sur elle afin qu’elle ne revienne plus vers lui. Voilà, oui, voilà pourquoi j’espère que nos cerveaux d’hommes qui ont si longtemps appartenu à l’humanité et qui n’ont point perdu la grâce divine, l’emporteront sur son cerveau d’enfant, enfermé depuis des siècles dans la tombe et incapable d’arriver à notre niveau, borné qu’il est à des travaux égoïstes et par conséquent mesquins. Voici madame Mina. Pas un mot concernant sa transe ! Elle n’en sait rien ; elle en serait abattue, désespérée, au moment où nous avons besoin de tout son espoir, de tout son courage, de tout son cerveau comparable à celui d’un homme, mais qui est celui d’une douce femme, douée de plus, d’une force que le comte lui a transmise et qu’il ne peut lui retirer tout d’un coup, même s’il imagine le contraire. Silence ! Laissez-moi parler et vous comprendrez. John, mon ami, dans quelle terrible impasse nous sommes ! J’ai peur comme jamais je n’ai eu peur. Nous ne pouvons que nous fier à Dieu. Silence, la voici.
Je crus que le professeur allait s’effondrer en une crise nerveuse, comme celle qu’il eut lors de la mort de Lucy ; mais un grand effort lui permit de se ressaisir et il était totalement maître de lui quand entra Mrs Harker, sereine, heureuse, et occupée d’un travail qui semblait lui faire oublier son malheur. Elle remit aussitôt un paquet de feuilles dactylographiées à Van Helsing qui les considéra attentivement, son visage s’éclairant à mesure qu’il lisait. Puis il dit, tenant les pages entre le pouce et l’index :
— Ami John, vous qui avez déjà une si grande expérience, et vous aussi, chère madame Mina, qui êtes jeune, voici une leçon pour nous : ne craignons jamais de penser fortement. Une demi-idée bourdonne souvent dans mon cerveau, mais autrefois j’avais peur de lui laisser perdre ses ailes… Maintenant, mieux informé, je remonte à l’endroit d’où cette demi-idée m’est venue, et je découvre que c’est tout autre chose, une idée véritable, même si elle est encore trop jeune pour se servir de ses petites ailes. Oui, elle est semblable au vilain petit canard de mon ami Hans Andersen ; ce n’est pas du tout une idée-canard, mais une grande idée-cygne qui vogue noblement sur ses grandes ailes lorsque le moment vient d’en faire l’essai. Je vous lis ce que Jonathan a écrit : «… à celui de ses descendants qui, bien plus tard, fit à nouveau passer le fleuve à ses troupes, pour envahir la Turquie ? Qui, ayant battu en retraite, revint cependant plusieurs fois à la charge, seul, et laissant derrière lui le champ de bataille où gisaient ses soldats, parce qu’il savait que, finalement, à lui seul, il triompherait ? » Qu’est-ce que cela nous apprend ? Pas grand-chose ? Non ! L’esprit-enfant du comte ne voit rien, c’est pourquoi il parle si librement. Votre esprit adulte ne voit rien, le mien non plus… en tout cas pas jusqu’à présent… Non ! Mais voici un autre mot d’une personne qui parle sans réfléchir parce qu’elle non plus ne sait pas ce que cela signifie, ce que cela, peut signifier. De même, voilà des éléments au repos ; mais que le mouvement de la nature les entraîne et les mette en contact, et, pouf ! jaillit un éclair de lumière, vaste comme le ciel, qui aveugle et tue et détruit, mais qui révèle la terre ici-bas sur des lieues et des lieues. N’est-ce pas ainsi ? Bon. Je m’explique. D’abord, avez-vous étudié la philosophie du crime ? Oui et non. Vous, John, oui, car elle est comprise dans l’étude de la folie. Vous, madame Mina, non, car le crime ne vous concerne pas, sauf qu’il vous a concernée une seule fois. Mais votre esprit va son droit chemin et raisonne du particulier à l’universel. Il y a chez les criminels une particularité si constante, en tout pays, en toute époque, que même la police qui ne sait pas grand-chose de la philosophie, est arrivée empiriquement à l’affirmer. Le criminel s’obstine sur un crime unique, du moins le vrai criminel qui semble prédestiné au crime et ne poursuit rien d’autre. Le criminel n’a pas un cerveau complètement adulte. Il est lucide, habile, plein de ressources. Mais en ce qui concerne le cerveau, sa croissance n’est pas complète. Sous bien des rapports, il est resté au stade de l’enfant. Or, notre criminel est prédestiné au crime ; son cerveau est demeuré infantile, car c’était un enfantillage, ce qu’il a fait. Le petit oiseau, le petit poisson, le petit animal ne s’instruisent pas en vertu de principes, mais par l’expérience. Et ce qu’ils apprennent leur sert de tremplin pour en faire davantage. Donnez-moi un point d’appui, disait Archimède, et je soulèverai le monde. Le premier essai est le point d’appui grâce auquel un cerveau d’enfant devient adulte ; et jusqu’au moment où il se propose d’en faire davantage, il recommence chaque fois ce qu’il a fait auparavant. Ma chère, je vois que vos yeux se sont ouverts et que l’éclair illumine pour vous des lieues de pays !
En effet, Mrs Harker battait des mains et ses regards brillaient. Il poursuivit :
— Maintenant, parlez. Dites-nous, à nous les froids savants, ce que vous voyez avec vos yeux si brillants.
Il lui prit la main tandis qu’elle parlait, le pouce et l’index lui tenant l’artère, instinctivement, inconsciemment, je pense.
— Le comte est un criminel du type criminel, dit-elle. Nordau et Lombroso le mettraient dans cette catégorie, et parce que criminel, son esprit est resté imparfait. C’est pourquoi, si une difficulté se présente, il cherche la solution dans la routine. Sa seule ressource est son passé. La seule page que nous en connaissions – et de sa propre bouche – nous apprend qu’une fois déjà, dans une mauvaise passe, comme dirait Mr Morris, il rentra dans son pays après avoir tenté d’en envahir un autre et là, sans renoncer à son objectif, se prépara à une nouvelle tentative. Il revint à la charge, mieux équipé, et gagna la partie. C’est ainsi qu’il parvint à Londres pour conquérir un pays nouveau. Il fut vaincu, et quand tout espoir fut perdu, que son existence même fut en danger, il s’enfuit par mer pour rentrer chez lui, juste comme autrefois il avait passé le Danube pour revenir de Turquie.
— Très bien, très bien, ô dame intelligente, s’écria Van Helsing avec enthousiasme en s’inclinant pour lui baiser la main.
Un instant après, aussi calme que s’il avait donné une consultation dans la chambre d’un malade, il se tourna vers moi :
— Soixante-douze pulsations, pas plus, et dans une telle excitation ! J’ai bon espoir.
Puis, s’adressant à nouveau à elle, il reprit avec impatience :
— Mais poursuivez, poursuivez. Vous pouvez en dire davantage si vous voulez. N’ayez aucune crainte. John et moi nous savons ; moi, en tout cas, et je vous dirai si vous êtes dans le vrai. Parlez sans peur !
— J’essayerai, mais pardonnez-moi si je semble ne parler que de moi.
— Non, ne craignez rien. Vous devez parler de vous, puisque c’est à vous que nous pensons.
— Eh bien ! en tant que criminel, il est égoïste. Comme son intelligence est étroite et son action fondée sur l’égoïsme, il se borne à un seul objectif et n’y admet aucun remords. De même qu’il repassa le Danube, laissant massacrer ses hommes, de même, à présent, il songe à se mettre à l’abri et le reste ne l’intéresse plus. C’est pourquoi son égoïsme libère quelque peu mon âme du pouvoir terrifiant qu’il avait pris sur moi pendant la nuit sinistre. Grâces en soient rendues au Dieu de miséricorde ! Mon âme est plus libre qu’elle ne l’a été depuis cette nuit affreuse. Une seule crainte me hante encore : dans une transe, dans un rêve, a-t-il pu employer à ses fins une connaissance venue de moi ?
Le professeur se leva.
— Il l’a fait, dit-il. Et c’est ainsi qu’il nous a laissés ici, à Varna, tandis que le bateau qui l’emportait fonçait dans une colonne de brouillard vers Galatz où, n’en doutons pas, il avait tout préparé afin de nous échapper. Mais son cerveau d’enfant n’a pas vu au-delà. Et il peut se faire, comme le veut toujours la Divine Providence, que ce que le malfaiteur a considéré comme son bien devienne son suprême malheur. Le chasseur se prend à son propre lacet, dit le grand Psalmiste. En effet, à présent qu’il se croit libéré de toute poursuite de notre part et qu’il nous a échappé avec tant d’heures d’avance sur nous, son égoïste cerveau d’enfant va lui conseiller de prendre du repos. Il pense, de plus, que puisqu’il a coupé son esprit du vôtre, vous ne savez plus rien de lui. Et là gît son erreur. Le terrible baptême de sang qu’il vous a infligé vous laisse libre d’aller en pensée vers lui, ainsi que vous l’avez déjà fait, quand le soleil se lève et se couche. À ces moments-là, c’est à ma volonté que vous obéissez, non à la sienne. Ce pouvoir, pour votre bien et celui d’autrui, vous l’avez gagné en souffrant par ses mains. Ce don est d’autant plus précieux qu’il l’ignore et que, pour se préserver, il s’est coupé de toute connaissance relative à nous. Nous, en revanche, nous ne sommes pas égoïstes et nous croyons que Dieu est avec nous à travers toute cette noirceur et ces heures sombres. Nous poursuivrons ce monstre. Nous ne flancherons pas, même si nous sommes en danger de devenir semblables à lui. Mon cher John, ceci fut un grand moment, fort important pour nous. Faites-vous scribe et consignez tout cela, afin qu’au retour des autres, leur mission faite, vous puissiez le leur faire connaître, et qu’ils sachent ce que nous savons.
J’ai donc écrit en les attendant, et Mrs Harker a tout tapé à la machine, du moins à partir du moment où elle nous a apporté le journal de son mari.