La première chose que me dit Van Helsing, quand nous nous rejoignîmes à Liverpool Street, fut :
– Avez-vous averti notre jeune ami, le fiancé ?
– Non, répondis-je, j’attendais de vous avoir vu, ainsi que je vous le disais dans mon télégramme. Je lui ai envoyé un mot, lui disant simplement que vous comptiez revenir examiner à nouveau Miss Westenra, et que je lui donnerais des nouvelles dès que j’en aurais.
– Bon, mon ami, c’est parfait ! Il faut mieux ne pas le mettre au courant maintenant… Peut-être ne saura-t-il jamais la vérité : je l’espère de tout mon cœur ! Mais, si cela était absolument nécessaire, nous lui dirions tout. Mon ami, comprenez-moi, mieux que personne, vous me comprendrez vous dont la spécialité est de soigner les malades mentaux. Nous sommes tous fous, d’une manière ou d’une autre ; et, dans la mesure où vous faites preuve de discrétion quand vous soignez vos fous, vous vous conduisez de même avec les fous de Dieu : tous les autres hommes. Vous ne dites pas à vos malades pourquoi vous les soignez de telle ou de telle façon ; vous ne leur dites pas ce que vous pensez. Dans le cas qui nous occupe, ce que vous savez vous le garderez pour vous, jusqu’à ce que votre conviction soit plus solide. Oui, ce que nous savons, nous le garderons là et là… pour le moment… (Il me toucha la place du cœur, puis le front, puis ramena son doigt à son cœur, à son front). Pour ma part, je suis déjà parvenu à certaines conclusions que je vous dévoilerai plus tard.
– Pourquoi pas maintenant ? demandai-je. Cela nous serait peut-être utile ; cela nous aiderait peut-être à prendre une décision.
Il eut un geste de la main, comme pour m’imposer silence et, me regardant dans les yeux, il reprit :
– Mon ami John, quand le blé est sorti de terre mais qu’il n’est pas encore mûr, tant que le lait de la terre maternelle est encore en lui, mais que le soleil n’a pas encore commencé à le peindre de ses couleurs d’or, le laboureur arrache un épi qu’il écrase entre ses mains rugueusement et souffle sur le grain encore vert en vous disant : « Regardez ! C’est du bon blé ; cela promet une fameuse récolte ! »
Je lui avouai que je ne saisissais pas le rapport entre cette allégorie et ce dont nous parlions.
Avant de répondre, il vint me prendre le bout de l’oreille et, par jeu, le tira, ainsi qu’il en avait l’habitude quand j’assistais à ses cours, des années auparavant. Finalement, il m’expliqua :
– Le bon laboureur parle ainsi parce qu’il sait maintenant que la récolte sera bonne, mais il l’ignorait avant de voir l’épi. Mais jamais un bon laboureur ne déterrera le blé qu’il a semé afin de voir s’il pousse. Les enfants qui jouent au laboureur agissent ainsi, mais non pas ceux qui cultivent la terre pour vivre. Comprenez-vous maintenant, ami John ? J’ai semé mon blé, et c’est la nature qui doit le faire germer. S’il se met à germer, tant mieux : j’attendrai que l’épi commence à gonfler.
Il se tut, certain que je le suivais à présent. Bientôt pourtant, il reprit à nouveau sur un ton très grave :
– Vous avez été parmi les meilleurs élèves que j’aie jamais eus… Vous n’étiez qu’un étudiant alors ; maintenant, vous êtes un maître, et j’aime à croire que vous avez gardé vos habitudes studieuses d’autrefois. Souvenez-vous, mon ami, que le savoir est plus important que la mémoire, et que nous ne devons pas nous fier aveuglément aux notions acquises. Même si vous avez abandonné ces habitudes d’antan, reprenez-les, et laissez-moi vous dire que le cas de notre chère demoiselle peut devenir – attention, n’est-ce pas, je dis : peut devenir – d’un intérêt réel pour nous et pour les autres. Il ne faut rien négliger. Un conseil : notez même vos doutes, et la moindre de vos hypothèses. Il vous sera sans doute utile, plus tard, de vérifier à quel point vos suppositions étaient justes. L’échec nous sert de leçon, pas le succès !
Quand je lui parlai des symptômes que je remarquais chez Lucy, les mêmes que précédemment mais beaucoup plus prononcés, il parut fort préoccupé, mais il ne dit rien. Il prit la sacoche qui contenait instruments et médicaments. « Tout l’affreux attirail de notre profession salutaire ; » c’est ainsi qu’un jour, pendant une leçon, il avait appelé l’ensemble de ce qui était nécessaire à un médecin pour exercer son art.
Mrs Westenra vint nous accueillir. Son inquiétude n’était pas telle que je l’avais craint. La nature a voulu que même la mort menaçante de temps à autre, porte en soi l’antidote aux terreurs qu’elle inspire. Dans le cas de Mrs Westenra, par exemple, on dirait que tout ce qui ne lui est pas strictement personnel – même ce changement effrayant que nous voyons chez sa fille, qu’elle adore cependant – la laisse plus ou moins indifférente. Ceci n’est pas sans rappeler la façon dont dame Nature procède ; elle entoure certains corps d’une enveloppe insensible qui les protège contre les blessures. Si c’est là un égoïsme salutaire, il nous faut prendre garde de ne pas condamner trop vite celui qui nous paraît coupable d’égoïsme, car les causes en sont parfois plus mystérieuses que nous ne le supposons.
Mes connaissances, sur ce point de pathologie spirituelle, m’amenèrent à adopter une ligne de conduite bien définie ; je décidai que la mère ne serait jamais présente quand nous examinerions Lucy et qu’elle ne devrait pas se préoccuper de sa maladie, à moins de nécessité absolue. Mrs Westenra accepta cette décision avec un tel empressement que j’y vis, une fois de plus, un artifice de la nature qui lutte pour sauvegarder la vie.
On nous introduisit, Van Helsing et moi, dans la chambre de Lucy. Si, en la voyant hier, j’avais été péniblement frappé, aujourd’hui j’éprouvai bel et bien de l’horreur. Elle avait un teint de craie, et ses lèvres mêmes, ses gencives semblaient exsangues ; son visage était tiré, amaigri au point que les os en étaient proéminents. L’entendre, la voir respirer devenait difficilement supportable.
L’expression de Van Helsing se figea ; son front devint si soucieux que l’extrémité de ses sourcils parut se rejoindre au-dessus de front. Lucy ne faisait pas le moindre mouvement, n’avait même pas, eût-on dit, la force de parler, de sorte que nous restâmes tous trois silencieux un bon moment. Puis, Van Helsing me fit un léger signe de la tête, et nous sortîmes de la chambre sur la pointe des pieds. Dès la porte refermée, nous pressâmes le pas pour gagner la chambre voisine et là, aussitôt, le professeur repoussa la porte et dit :
– Mon Dieu ! C’est terrible. Il n’y avait pas une minute à perdre. Elle va tout simplement mourir, faute de sang ; elle n’en a même plus assez pour que le cœur fonctionne. Il faut tout de suite faire une transfusion. Qui de nous deux ?…
– Je suis le plus jeune et le plus fort, professeur. Ce sera donc moi.
– Alors, tout de suite ! Préparez-vous ! Je vais chercher ma trousse.
Je descendis avec lui, et comme nous arrivions au bas de l’escalier, on frappa à la porte d’entrée. La bonne ouvrit : c’était Arthur. Il se précipita vers moi, l’émotion l’empêchait presque de parler :
– Jack, je suis si inquiet, me dit-il à voix basse. Votre lettre, je l’ai lue entre les lignes et, depuis lors, vous ne pouvez savoir combien je souffre. Comme mon père va mieux, j’ai décidé de venir me rendre compte de ce qui se passe réellement… Le docteur Van Helsing, je crois ? Je vous suis si reconnaissant, monsieur, d’être venu !
Le professeur, au moment où il l’avait vu entrer, n’avait pu cacher son mécontentement d’être interrompu dans son travail en un moment aussi critique ; mais, l’instant d’après, comprenant sans doute la résolution courageuse qui faisait agir ce garçon, ses yeux brillèrent, et sans attendre, il lui dit en lui tendant la main :
– Vous arrivez à temps, monsieur. Vous êtes le fiancé de notre chère demoiselle, n’est-ce pas ? Elle est mal, au plus mal… Mais non, jeune homme, ne vous laissez pas abattre de cette façon ! – car Arthur, devenu très pâle, s’était laissé tomber presque évanoui, sur une chaise. Vous êtes courageux, au contraire… Vous allez l’aider. Vous pouvez faire pour elle plus que n’importe qui au monde, et, précisément, c’est par votre courage que vous pouvez le mieux lui venir en aide.
– Que puis-je donc faire ? demanda-t-il d’une voix faible. Dites-moi, et je n’hésiterai pas un moment. Ma vie lui appartient, et je donnerais pour la sauver jusqu’à la dernière goutte de mon sang.
Le professeur avait toujours eu de l’humour, et j’en vis encore un trait dans sa réponse :
– Mon jeune monsieur, fit-il, je ne vous demande pas tant : je ne vous demande pas jusqu’à la dernière goutte de votre sang !
– Que faut-il faire alors ?
Il y avait comme du feu dans ses yeux, et ses narines palpitaient d’impatience. Van Helsing lui donna une tape sur l’épaule.
– Venez, dit-il. C’est un homme comme vous qu’il nous faut. Vous conviendrez beaucoup mieux que moi, beaucoup mieux que mon ami John.
Arthur, évidemment, ne saisissait pas le sens de ces paroles, et le professeur lui expliqua doucement:
– Oui, la jeune demoiselle est très, très mal. Il ne lui reste pour ainsi dire plus de sang, et nous devons lui en rendre, ou elle mourra. Nous nous étions mis d’accord, mon ami John et moi, pour lui faire ce que nous appelons une transfusion de sang. Et John allait donner le sien, puisqu’il est beaucoup plus jeune et plus fort que moi. – Ici, Arthur me saisit la main et la serra longuement et avec force. – Mais, à présent, poursuivit Van Helsing, à présent que vous êtes ici, vous êtes le plus fort de nous trois ; peu importe qu’il soit jeune et moi vieux : puisque lui et moi, en tout cas, nous travaillons, d’une façon intense, avec notre cerveau ; nous n’avons donc pas les nerfs aussi calmes que les vôtres, notre sang n’est certainement pas aussi rouge que celui qui coule dans vos veines !
Arthur se tourna vers lui :
– Si vous pouviez savoir, commença-t-il, combien je serais heureux de mourir pour elle, alors, vous comprendriez…
Mais il dut s’interrompre, la voix étranglée.
– Brave garçon ! s’écria Van Helsing. Le jour viendra bientôt où, au fond de votre cœur, vous vous réjouirez d’avoir tout fait pour celle que vous aimez ! Maintenant, venez avec nous, et taisez-vous. Vous l’embrasserez une fois avant la transfusion ; mais, quand ce sera fait, vous nous laisserez ; vous quitterez la chambre dès que je vous ferai signe qu’il en est temps. Et, pas un mot à Mrs Westenra ! Il faut la ménager – je ne vous apprends rien. Venez !
Nous montâmes tous les trois, mais le professeur ne voulut pas qu’Arthur entrât dans la chambre en même temps que nous. Il attendit sur le palier. Quand elle nous vit, Lucy tourna la tête et nous regarda sans rien dire. Elle ne dormait pas ; mais simplement, elle était trop faible. Un effort pour tenter de parler lui était impossible. Des yeux, elle cherchait notre regard, comme si elle eût voulu se faire comprendre, et c’était là tout ce dont elle était capable.
Van Helsing ouvrit la trousse, y prit certaines choses qu’il posa sur une petite table que le malade ne pouvait voir. Il prépara un narcotique, puis revint au chevet de Lucy.
– Allons, petite demoiselle, fit-il gaiement, vous allez prendre ce médicament ! Buvez bien tout ce qu’il y a dans le verre, comme une enfant sage. Regardez, je tiens le verre, vous le viderez plus facilement. Voilà… C’est parfait !
Je fus étonné de voir combien de temps la drogue mettait à agir. Ceci montrait à quel point la jeune fille était faible. Une éternité sembla s’écouler avant que le sommeil ne commençât à alourdir ses paupières. Toutefois, elle finit par s’endormir profondément. Dès que le narcotique eut produit son effet, Van Helsing fit entrer Arthur dans la chambre et le pria d’ôter son veston.
– Et maintenant, ajouta-t-il, vous pouvez l’embrasser, comme je vous l’ai dit ; pendant ce temps, je vais amener la table près du lit. Mon ami John, aidez-moi !
De sorte que, tout à notre occupation, nous ne regardâmes pas Arthur tandis qu’il se penchait vers Lucy.
Van Helsing me glissait dans l’oreille :
– Il est si jeune, si fort et, j’en suis certain, il a le sang si pur que nous n’avons pas à le défibriner.
Alors avec des gestes rapides, mais précis, et procédant avec méthode, il commença la transfusion ; peu à peu, la vie sembla de nouveau animer les joues de Lucy tandis que le visage d’Arthur, de plus en plus pâle, rayonnait de joie. Mais l’inquiétude me prit car, si robuste que fût mon ami, je craignais qu’il ne supporte mal de perdre tant de sang. Je mesurai alors l’épreuve que l’organisme que Lucy avait dû subir puisque tout ce sang que lui donnait Arthur en s’affaiblissant plus qu’on n’aurait pu s’y attendre, ne la ranimait que difficilement. Le visage du professeur demeurait grave tandis que, montre en main, son regard se posait tantôt sur la malade, tantôt sur Arthur. Pour moi, j’entendais battre mon cœur. Van Helsing me dit alors :
– Cela suffit. Maintenant, occupez-vous de lui ; moi je m’occupe de la malade.
À quel point Arthur était affaibli, je m’en rendis seulement tout à fait compte lorsque tout fut terminé. Je soignai sa blessure et, l’ayant pris par le bras, j’allais l’emmener quand Van Helsing parla sans même se retourner – on dirait vraiment que cet homme a des yeux dans la nuque.
– J’estime que le brave fiancé mérite un autre baiser. Qu’il le prenne tout de suite, ajouta-t-il en redressant l’oreiller sous la tête de la malade.
Mais dans le léger mouvement que Lucy fut obligée de faire, l’étroit ruban de velours noir qu’elle porte toujours autour du cou, et qu’elle ferme par une boucle ancienne tout en diamants qu’Arthur lui a donnée, remonta un peu et découvrit une marque rouge. Arthur ne parut rien marquer ; mais j’entendis l’espèce de sifflement bien connu chez Van Helsing quand il aspire profondément, et qui trahit toujours chez lui une surprise mêlée d’émotion.
Il ne fit aucune observation au moment même, mais il se retourna et me dit :
– Oui, descendez avec notre si courageux jeune homme ; vous lui donnerez un verre de porto et vous le ferez s’étendre un moment. Puis il retournera chez lui pour prendre un long repos, dormir de longues heures et manger le plus possible afin de se remettre complètement après tout ce qu’il vient de donner à sa bien-aimée. Il ne faut pas qu’il reste ici ! Attendez, un mot encore ! Je suppose, monsieur, que vous êtes anxieux de connaître le résultat de ce que nous avons fait. Eh bien ! l’opération a parfaitement réussi. Vous avez sauvé la vie de la jeune demoiselle, et vous pouvez rentrer chez vous l’esprit en paix. Vous avez fait pour elle tout ce que vous pouviez faire. Je le lui dirai quand elle sera guérie. Elle vous en aimera d’autant plus. Au revoir.
Quand Arthur eut quitté la maison, je montrai rejoindre le professeur. Lucy dormait encore, mais sa respiration était meilleure. À son chevet, Van Helsing la regardait attentivement. Le ruban de velours recouvrait à nouveau la marque rouge. Tout bas, je demandai au professeur :
– Comment expliquez-vous cette marque sur sa gorge ?
– Et vous comment l’expliquez-vous ?
– Je ne l’ai pas encore examinée, répondis-je, et je détachai le ruban. Exactement au-dessus de la jugulaire externe on voyait comme deux petites marques qu’auraient laissées des ponctions, pas du tout saines d’aspect. Certes, ce n’étaient pas là les symptômes d’une quelconque maladie, mais les lèvres de ces plaies minuscules étaient blanches, usées, eût-on dit, comme par trituration. Je pensai immédiatement que cette blessure – s’il fallait appeler cela une blessure – pouvait avoir provoqué cette perte de sang si dangereuse ; mais je repoussai cette idée à peine conçue, car elle me semblait absurde. À en juger par l’extrême pâleur de Lucy avant la transfusion, son lit tout entier aurait dû être baigné du sang qu’elle avait perdu.
– Eh bien ? fit Van Helsing.
– Eh bien ? répondis-je, je n’y comprends rien.
– Il faut absolument que je retourne à Amsterdam ce soir, dit-il alors en se levant. Je dois consulter certains livres, certains documents. Vous, vous passerez toute la nuit ici, au chevet de la malade.
– Dois-je demander une infirmière ?
– Nous sommes, vous et moi, les meilleures infirmières. Vous veillerez à ce qu’elle se nourrisse bien, à ce que rien ne la trouble. Surtout, ne vous endormez pas ! Pour vous, comme pour moi, le sommeil viendra plus tard. Je serai de retour le plus tôt possible et, alors, nous pourrons commencer.
– Nous pourrons commencer ? Que voulez-vous dire ?
– Nous verrons ! lança-t-il en sortant précipitamment.
Mais, un moment plus tard, il rouvrait la porte ; la tête dans l’entrebâillement et un doigt levé, il me dit encore :
– N’oubliez pas : je vous la confie. Si jamais vous la quittez et si pendant ce temps il lui arrive quelque chose de fâcheux, dites-vous bien qu’ensuite vous passerez des nuits blanches !