« Ma très chère Lucy,
« Il me semble qu’il y a un siècle que je suis sans nouvelles de toi, ou plutôt un siècle que je ne t’ai pas écrit. Tu me pardonneras, j’en suis certaine, quand tu auras lu tout ce que j’ai à te raconter. Tout d’abord, j’ai ramené ici mon mari. Quand nous sommes descendus du train, à Exeter, une voiture nous attendait, dans laquelle, bien qu’il souffrît d’une attaque de goutte, se trouvait Mr Hawkins ! Il nous a emmenés chez lui où l’on nous avait préparé de belles chambres confortables, et où nous dînâmes tous les trois. Après le repas, Mr Hawkins nous dit :
« – Mes amis, je bois à votre santé et à votre bonheur dans la vie ! Puissiez-vous connaître beaucoup de joies profondes ! L’un et l’autre, je vous ai connus enfants, et c’est avec fierté et tendresse que je vous ai vus grandir. Aujourd’hui, je veux que vous soyez ici chez vous, je n’ai pas d’enfant, je suis seul au monde et, par testament, je vous ai laissé tous mes biens.
« Je ne pus retenir mes larmes, ma chère Lucy, tu le comprendras, tandis que Jonathan et Mr Hawkins se serraient longuement les mains. Cette soirée fut si, si heureuse !
« Nous sommes donc installés dans cette belle vieille demeure et, de ma chambre à coucher comme du salon, je vois les grands ormes de l’enceinte de la cathédrale, leurs grosses branches noires se détachant sur la pierre jaune de l’édifice, et, du soir au matin, j’entends les corneilles qui ne cessent de passer et de repasser au-dessus de nous, en croassant, en bavardant comme savent bavarder les corneilles – et aussi les femmes et les hommes. Dois-je te le dire ? Je suis fort occupée à arranger la maison, à monter mon ménage. Quant à Jonathan et Mr Hawkins, ils travaillent toute la journée, car maintenant que Jonathan est son associé, Mr Hawkins tient à le mettre au courant des affaires de chacun de ses clients.
« Comment va ta chère maman ? Je voudrais aller passer un jour ou deux chez toi, mais il m’est difficile de quitter la maison, ayant tant à faire ; d’autre part, si Jonathan va bien, il n’est pas encore complètement guéri. Il se remplume un peu, mais il reste très faible ; encore maintenant, il sursaute parfois dans son sommeil et s’éveille tout tremblant ; il me faut alors beaucoup de patience pour réussir à le calmer. Dieu merci, ces crises deviennent de moins en moins fréquentes, et j’ose espérer qu’elles disparaîtront tout à fait. Et maintenant que je t’ai dit tout ce qui me concernait, laisse-moi te demander de tes nouvelles. Quand te maries-tu, et où ? Qui célébrera la cérémonie ? Quelle robe auras-tu ? Inviteras-tu beaucoup d’amis ou bien faites-vous cela dans l’intimité ? Réponds-moi à toutes ces questions, ma chérie, car tu sais combien je pense à toi, combien je m’intéresse à tout ce qui te tient au cœur. Jonathan me demande de te présenter ses « hommages respectueux », mais je juge cela insuffisant de la part du jeune associé de la firme importante Hawkins & Harker ; aussi, comme tu m’aimes et qu’il m’aime, et que moi je t’aime de tout mon cœur, je crois préférable de t’envoyer ses « amitiés ». Au revoir, ma très chère Lucy. Avec mille vœux de bonheur.
« Ta Mina. »