« Mon vieil ami,
« Laissez-moi vous dire tout de suite que, selon moi, Miss Westenra n’est atteinte d’aucun trouble fonctionnel, d’aucune maladie. Pourtant, j’ai été terriblement frappé au moment où je l’ai revue. Hélas ! Elle n’est plus du tout ce qu’elle était à notre dernière rencontre. Bien entendu, il ne faut pas oublier que je n’ai pas pu l’examiner comme je l’aurais voulu : notre amitié même rendait la chose assez difficile. Je vais vous dire exactement comment ma visite s’est passée et, de ces explications, vous tirerez vous-même vos conclusions. Alors seulement, je vous mettrai au courant de ce que j’ai déjà fait et de ce que, maintenant, je propose de faire.
« Quand je suis arrivé à Hillingham, Miss Westenra m’a paru d’une humeur enjouée. Sa mère se trouvait près d’elle, et il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’elle faisait l’impossible pour dissimuler son véritable état afin de ne pas l’inquiéter. Car je ne doute pas qu’elle devine, si même personne ne lui en a parlé, combien la prudence est nécessaire à l’égard de Mrs Westenra. Je déjeunai avec ces dames, et comme, tous trois, nous nous efforçâmes de nous montrer fort gais, cet effort eut sa récompense : nous passâmes une bonne heure au moins à nous amuser réellement. Puis, Mrs Westenra monta se reposer, et je restai seul avec Lucy. Jusqu’au moment où nous fûmes passés dans son boudoir, elle feignit cette humeur joyeuse, car les servantes ne cessaient d’aller et venir. Mais aussitôt la porte refermée, elle laissa tomber le masque et, s’affalant dans un fauteuil, elle soupira et de la main se couvrit les yeux. Je lui demandai alors de quoi elle souffrait.
« – Si vous saviez comme j’aime peu parler de moi ! s’écria-t-elle.
« Je lui rappelai que le secret des confidences faites à un médecin est considéré comme inviolable, mais je lui avouai toutefois que vous m’aviez dit votre inquiétude à son sujet.
« Elle saisit immédiatement la situation et, en quelques mots, me laissa le champ libre.
« – Dites à Arthur tout ce que vous voulez. Si j’ai du chagrin, ce n’est pas pour moi, mais pour lui !
« C’est pourquoi je vous fais part de mes impressions. Je vis tout de suite qu’elle était anémique, quoiqu’elle ne présente aucun des signes propres à cette maladie. De plus, par un heureux hasard, je pus examiner la qualité de son sang, car un moment après, elle se blessa légèrement à la main en ouvrant la fenêtre. Rien de grave, bien sûr, mais j’eus ainsi l’occasion de recueillir quelques gouttes de sang que j’ai ensuite analysées. Cette analyse donne un très bon résultat. D’autre part, je ne vois aucun symptôme inquiétant. Néanmoins, comme cet état anémique est évidemment le résultat d’une cause bien déterminée, je conclus que cette cause doit être d’ordre mental. Miss Westenra se plaint d’une certaine difficulté à respirer, d’un sommeil lourd, comme léthargique, souvent accompagné d’affreux cauchemars dont, pourtant, sa mémoire ne garde pas le détail. Elle me dit, enfant, elle était sujette à des crises de somnambulisme et que, à Whitby, cet été, ces crises l’ont de nouveau saisie et que même, une nuit, elle est sortie de l’hôtel, endormie, et est montée sur la falaise où Miss Murray l’a retrouvée ; mais elle m’assure que, ces derniers temps, elle a passé des nuits tranquilles.
« Comme je ne sais trop ce qu’il faut penser de tout cela, j’ai fait ce qu’il me semblait le plus indiqué : j’ai écrit à mon vieil ami et maître, le professeur Van Helsing, d’Amsterdam, grand spécialiste des maladies de ce genre. Je l’ai prié de venir voir la patiente et, comme vous me dites dans votre dernière lettre que vous prenez tous les frais à votre charge, je lui ai parlé de vous en précisant que vous êtes le fiancé de Miss Westenra. Ceci, mon cher Art, parce que vous en avez exprimé le désir, car je serai toujours fier et heureux d’aider Miss Westenra autant que je le puis.
« Quant à Van Helsing, j’en suis certain, il ferait tout pour moi – pour des raisons personnelles – de sorte que, peu importe en quelle qualité il vienne ici, il nous faudra nous en remettre à toutes ses décisions. Il peut, en certaines circonstances, paraître despotique, mais cela tient au fait que, mieux que personne, il sait ce dont il parle. C’est en même temps un philosophe et un métaphysicien, réellement un des plus grands savants de notre époque. C’est, je crois, un esprit ouvert à toutes les possibilités. De plus, il a des nerfs inébranlables, un tempérament de fer, une volonté résolue et qui va toujours au but qu’elle s’est proposé, un empire admirable sur lui-même, et enfin une bonté sans limite, telles sont les qualités dont il est pourvu et qu’il met en pratique dans le noble travail qu’il accomplit pour le bien de l’humanité.
« Je vous dis tout ceci pour que vous compreniez pourquoi j’ai une telle confiance en lui. Je lui ai demandé de venir toutes affaires cessantes. Et je reverrai demain Miss Westenra, mais pas chez elle, car je ne voudrais pas inquiéter sa mère par des visites trop fréquentes.
« Bien à vous,
« John Seward. »