Ceci est destiné à mon vieux, à mon fidèle ami John Seward, docteur en médecine de Purfleet, Londres, pour le cas où je ne le reverrais plus. Il trouvera ici une explication. Le matin est là ; j’écris près du feu que j’ai entretenu pendant toute la nuit avec l’aide de madame Mina. Il fait froid, froid, si froid que le lourd ciel gris est plein de neige. Lorsqu’elle tombera, ce sera pour rester tout un hiver sur ce sol qui durcit pour la recevoir. Madame Mina semble en être affectée. Pendant toute la journée d’hier, sa tête lui a semblé si pesante qu’elle était toute différente d’elle-même. Elle dort, elle dort, elle dort ! Elle, si active d’ordinaire, hier, elle a passé le jour entier à ne rien faire. Elle a même perdu son bon appétit. Elle n’a rien consigné dans son petit agenda, elle qui utilise si fidèlement chaque moment de répit pour se mettre à écrire. Quelque chose me murmure à l’oreille que tout n’est pas en ordre. Hier soir, cependant, elle a recouvré sa vivacité. Sa longue sieste pendant le jour l’avait délassée, remise ; elle était redevenue aimable et gaie. Comme le soleil se couchait, j’ai tenté de l’hypnotiser, mais hélas ! sans résultat. Chaque jour a vu diminuer mon pouvoir, et, cette nuit, il m’a totalement fait défaut. Que la volonté de Dieu soit donc faite, quelle qu’elle soit, et qu’elles qu’en doivent être les conséquences !
Que je reprenne maintenant la suite des événements. Madame Mina ayant interrompu sa sténographie, il faut que j’y supplée, si ennuyeuse, si démodée que soit ma méthode, afin que nulle de nos journées ne manque d’être rapportée.
Nous arrivâmes au col de Borgo hier matin au moment où le soleil se levait. Dès que je vis s’annoncer l’aurore, je me préparai à la séance d’hypnotisme. Nous arrêtâmes la voiture et nous descendîmes pour éviter d’être dérangés. Je fis un lit avec des fourrures : madame Mina s’y étendit, prête comme de coutume pour le sommeil hypnotique ; mais celui-ci vint plus lentement. La réponse fut encore : « Obscurité, eaux tourbillonnantes. » Sur quoi, elle se réveilla, gaie, rayonnante. Poursuivant notre chemin, nous eûmes rapidement passé le col. Alors, l’ardeur de madame Mina devint brûlante. Une puissance nouvelle la guidait manifestement, car elle désigna une route et dit :
– Voilà le chemin.
– Comment le reconnaissez-vous ?
– Tout naturellement, répondit-elle. Et après un silence, elle ajouta :
– Mon Jonathan n’y a-t-il point passé ? N’a-t-il pas écrit la relation de son voyage ?
Cela me sembla d’abord étrange, mais je m’avisai bientôt qu’il n’existe qu’une seule route vicinale de cette espèce. Elle n’est que peu usitée, très différente de la voie charretière qui va de la Bukovine à Bistritza, qui est plus large, empierrée et beaucoup plus suivie. Nous descendîmes ce chemin. Quand nous en rencontrons d’autres – étaient-ce même des chemins ? Nous n’en étions pas sûrs, car ils sont mal entretenus et un peu de neige y est tombée – les chevaux s’y retrouvent, et eux seuls. Je leur laisse la bride sur le cou et ils avancent patiemment. Nous reconnaissons peu à peu tout ce que Jonathan a consigné dans son admirable journal. Nous continuons d’avancer pendant des heures et des heures, interminablement. Au début, j’ai enjoint à madame Mina de dormir ; elle a essayé et y est parvenue. Elle dormait tout le temps, si bien qu’à la fin je me sentis venir une inquiétude et je tentai de la réveiller. Mais elle continua de dormir, quelque effort que je fisse. Je tiens à éviter de la brusquer, car je sais qu’elle a beaucoup souffert et qu’un somme de temps en temps ne peut que lui faire du bien. J’ai dû m’assoupir également, car, soudain, je me sentis coupable, comme si j’avais fait je ne sais quoi. Je me retrouvai tout droit sur le siège, rênes en mains, et les bons chevaux allant leur train, tout comme auparavant. Madame Mina dormait toujours. Le soleil n’était plus loin de son coucher ; il jetait sur la neige une large vague jaune, et l’ombre que nous faisions était grande, longue, là où la montagne devient escarpée. Car nous ne cessions de monter, de monter ; oh ! que tout est donc ici sauvage et rocheux, comme si nous étions au bout du monde !
C’est à ce moment que je réveillai madame Mina, cette fois sans grande difficulté. J’essayai alors de la replonger dans le sommeil hypnotique, mais elle ne s’endormit pas et se comporta comme si je n’existais pas. J’essayai encore et encore, et, finalement, nous nous trouvâmes, elle et moi, dans l’obscurité. Je m’aperçus que le soleil était couché. Madame Mina se mit à rire ; je me retournai et la regardai. Elle était à présent tout à fait réveillée, et je ne lui avais plus vu une aussi bonne mine depuis cette nuit où nous sommes entrés pour la première fois dans la maison du comte, à Purfleet. J’en fus surpris, et en ressentis un certain malaise. Mais elle était si épanouie, si affectueuse, si pleine d’attentions pour moi, que mon inquiétude se dissipa. J’allumai un feu, car nous avons avec nous une provision de bois ; elle prépara un repas tandis que je dételais les chevaux et les attachais à l’abri en leur donnant à manger. Quand je revins vers le feu, notre dîner était prêt. Je voulus la servir, mais elle me dit en souriant qu’elle avait déjà mangé : elle avait si faim qu’elle n’avait pu m’attendre. Je n’aimais pas cela, et de grands doutes me vinrent, dont je préférai ne rien dire de peur de l’alarmer. C’est elle qui me servit, et je dînai seul, après quoi nous nous enveloppâmes dans les fourrures pour nous étendre près du feu, et je l’invitai à dormir tandis que je veillerais. Mais voilà que j’oublie que j’ai à veiller, et lorsque brusquement je m’en souviens, je la regarde aussitôt : je la vois paisiblement étendue, mais éveillée et fixant sur moi des yeux si brillants ! La chose se reproduisit une fois, deux fois, aussi ai-je fait plus d’un somme quand le matin arrive. Je tentai alors de l’hypnotiser ; mais, hélas ! elle eut beau fermer docilement les yeux, elle n’arriva pas à dormir. Le soleil se leva et monta au ciel, et c’est à ce moment que le sommeil tomba sur elle, trop tard, mais si lourdement qu’il n’y eut pas moyen de la réveiller et que je dus la soulever et la placer tout endormie dans la voiture, une fois les chevaux harnachés et prêts pour le départ. Madame Mina dort toujours, et, dans son sommeil, elle paraît mieux portante, et elle a le teint plus coloré qu’auparavant. Cela ne me dit rien de bon. J’ai peur, j’ai peur, j’ai peur. J’ai peur de tout, même de penser. Mais il me faut aller jusqu’au bout. La partie que nous jouons a la vie ou la mort pour enjeu, et peut-être davantage. Nous ne pouvons reculer.