« Mon cher Confrère,
« Ainsi que vous avez bien voulu me le demander, je vous fais part de l’état des malades que j’ai vus… En ce qui concerne Renfïeld, il y a beaucoup à dire. Il a eu une nouvelle crise qui, alors que nous aurions pu craindre le pire, s’est terminée sans conséquences fâcheuses. Il faut savoir que, cet après-midi, un camion conduit par deux hommes est venu à la maison abandonnée dont le parc joint le nôtre – cette maison vers laquelle, vous vous en souvenez, notre malade s’est enfui à deux reprises déjà. Ces deux hommes se sont arrêtés devant notre grille pour demander leur chemin au portier car, ont-ils dit, ils sont étrangers dans le pays. J’étais à ce moment-là à la fenêtre du bureau, fumant une cigarette après le déjeuner, et moi-même, j’ai donc vu l’un des deux hommes qui se dirigeait vers la loge. Comme il passait sous la fenêtre de Renfield, celui-ci, de l’intérieur de sa chambre, s’est mis à l’injurier. L’autre, qui, ma foi, avait l’air fort convenable, s’est contenté de lui crier « qu’il n’était qu’un grossier personnage et qu’il n’avait qu’à la fermer » ; sur quoi, Renfield cria que non seulement ce type l’avait volé, mais qu’il avait voulu le tuer, et il ajouta que, la prochaine fois, il saurait comment l’empêcher de lui nuire, dût-il être pendu.
« J’ouvris ma fenêtre et je fis comprendre au camionneur qu’il ne fallait attacher aucune importance à ces propos, de sorte que, après avoir parcouru des yeux la façade de la maison et compris enfin où il se trouvait, il déclara tout simplement :
« – Dieu vous bénisse, m’sieur ! Peu importe, en effet, ce qu’on m’dit chez les fous. Mais j’vous plains, vous et l’patron, de d’voir vivre avec ces bêtes furieuses !
« Puis, assez poliment, il m’a demandé comment on arrivait à la grille de la maison abandonnée. Je lui indiquai le chemin, et il s’en alla, Renfield l’accablant toujours d’injures et de menaces. Alors, je descendis chez notre malade, me demandant si je décèlerais quelque cause à sa colère. Je fus étonné de le trouver très calme et de bonne humeur. J’essayai de le faire parler de ce qui venait de se passer, mais il me demanda ce que je voulais dire, comme si, vraiment, il ne se souvenait plus de rien. Ce n’était malheureusement qu’un nouvel exemple de son astuce, car, moins d’une demi-heure plus tard, il fit encore parler de lui. Cette fois, il avait sauté par la fenêtre de sa chambre, et il descendait l’allée en courant. J’appelai les surveillants et leur dis de le rattraper à tout prix, car je craignais qu’il ne voulût faire quelque malheur. Je ne me trompais pas. Un moment après, je vis le camion revenir vers nous, chargé maintenant de grandes caisses. Les camionneurs s’épongeaient le front et ils avaient le visage encore tout rouge, comme s’ils avaient fait de violents efforts. Avant que je pusse rattraper notre malade, il se précipita sur le camion et, saisissant l’un des hommes et l’obligeant à descendre, il se mit alors à frapper la tête de sa victime contre le sol. Si je n’étais enfin arrivé près de lui à ce moment-là, je crois qu’il aurait tué l’homme. L’autre camionneur, sautant de voiture, du manche de son fouet, lui assena des coups qui devaient le faire souffrir horriblement ; pourtant, on aurait pu croire qu’il ne les sentait même pas, car il se tourna vers le second camionneur, puis c’est contre nous trois ensuite qu’il lutta, nous secouant d’un côté puis de l’autre avec autant de facilité, semblait-il, qu’il eût secoué de jeunes chats. Vous savez pourtant que je ne pèse pas rien, et les deux autres étaient de forts gaillards. Au début, il se battit sans prononcer un mot, mais comme, peu à peu, nous parvenions à le maîtriser, et que mes aides lui mettaient une camisole de force, il commença à crier : « Je déjouerai leurs plans ! Ils ne me voleront pas, ils ne me tueront pas ! Je me battrai pour mon seigneur et maître ! » Et il continua à lancer toutes sortes d’insanités. Nous eûmes beaucoup de difficultés à le ramener à l’établissement, puis à l’enfermer dans le cabanon. Hardy, un des surveillants, a même eu un doigt démis dans la bagarre ; mais je le lui ai remis aussitôt, et le pauvre garçon ne souffre plus. Quant aux deux camionneurs, d’abord ils nous menacèrent de porter l’affaire devant les tribunaux, et pourtant, mêlés à ces menaces, on devinait comme des regrets, des excuses de s’être laissé tous deux battre par un pauvre dément. Ils prétendaient que s’ils ne s’étaient pas donnés tant de mal pour transporter les caisses, c’est eux, au contraire, qui auraient eu le dessus. Mais ils donnaient une autre raison encore à leur défaite : leur soif quasi insupportable après ce travail qui les avait couverts de poussière. Pour comble de malheur, aucune taverne, à leur connaissance, ne se trouvait dans les environs. Je compris parfaitement où ils voulaient en venir, et quand je leur eus fait boire à chacun un bon grog, ou plutôt deux, et glissé un souverain dans la main, ils ne parlèrent plus de l’incident que pour en rire et formèrent le vœu de pouvoir se battre un jour contre un fou plus détraqué encore. Je pris leurs noms et leurs adresses, au cas où l’on aurait besoin d’eux. Les voici : Jack Smollet, de Dudding’s Rents, King George’s Road, Great Walworth, et Thomas Snelling, Peter Farley’s Row, Guide Court, Bethnal Green. Ces deux hommes travaillent chez Harris & Sons, Déménagements et expéditions par mer, Orange Master’s Yard, Soho.
« Je vous tiendrai au courant de tout ce qui se passe ici d’important, et je vous télégraphierai immédiatement s’il y a lieu. Votre dévoué,
« Patrick Hennessey. »