« The Pail Mall Gazette », 18 septembre.

LE LOUP S’ECHAPPE
L’AVENTURE DANGEREUSE D’UN DE NOS JOURNALISTES
INTERVIEW DU GARDIEN AU JARDIN ZOOLOGIQUE

Après bien de vaines tentatives et après m’être servi chaque fois de ces mots, Pall Mall Gazette, comme d’un talisman, je parvins à dénicher le gardien de la section du jardin zoologique où se trouvent les loups. Thomas Bilder habite une des loges qui avoisinent le bâtiment réservé aux éléphants, et je suis arrivé chez lui au moment où il se mettait à table pour le thé. Lui et sa femme pratiquent les lois de l’hospitalité ; ce sont des gens d’un certain âge déjà, sans enfants, et qui je pense, doivent vivre de façon assez confortable. Le gardien refusa de « parler affaires » comme il dit, avant la fin du repas, et je ne voulus pas le contrarier.

Mais une fois la table desservie, il alluma sa pipe et me dit :

– Maintenant, m’sieur, je vous écoute : vous pouvez me d’mander tout c’que vous voulez ! Vous m’excus’rez, s’pas, d’avoir pas voulu parler profession avant d’avoir mangé, mais c’est comme pour c’qui est des loups, des chacals et des hyènes, j’leur donne toujours leurs repas avant d’leur poser les questions qu’j’ai à leur poser.

– Comment cela, vous leur posez des questions ? demandai-je dans le but de le faire parler.

– Ou j’leur frappe sur la tête avec un bâton, ou j’leur gratte dans les oreilles, pour faire plaisir aux gars qui viennent avec leurs bonnes armes et veulent du spectacle pour leurs sous ! Moi, ça m’s’rait égal de leur flanquer des coups avant d’leur donner à manger ; mais tout d’même, j’préfère qu’ils aient eu leur café et leur pousse-café – si vous comprenez c’que j’veux dire ? Avant qu’je mettre à leur gratter les oreilles. Voyez-vous, ajouta-t-il avec un air de philosophe, il y a beaucoup de ressemblance entre ces animaux et nous. Vous v’là qui v’nez m’poser un tas d’questions sur mon métier ; franchement, si ce n’était votr’j’eunesse, j’vous aurais envoyé paître sans vous répondre ! Quand vous m’avez d’mandé si j’voulais qu’vous d’mandiez au surveillant en chef, si vous pouviez m’poser des questions, alors, vous ai-je dit d’aller au diable ?

– Oui, vous l’avez dit.

– Mais maintenant que, comme les lions, les loups et les tigres, j’ai eu ma pitance que ma bonne vieille m’a donné à manger et à boire et que j’ai allumé ma pipe, vous pouvez m’gratter les oreilles autant qu’il vous plaira, je n’me fâcherai pas. Allez-y ! Vos questions ? J’les attends ! Je sais qu’c’est au sujet de c’loup qui s’est sauvé.

– Exactement. Je désirerais savoir ce que vous pensez de cette affaire. Racontez-moi, je vous prie, comment cela s’est passé. Une fois que vous m’aurez donné tous les détails, je vous demanderai pourquoi selon vous, cette bête a pu s’échapper et comment tout cela finira ?

– Très bien, patron. Ben, voilà. Ce loup – Bersicker – que nous l’appelions, nous l’avions acheté, il y a quatre ans, avec deux autres. C’était un loup très bien élevé qui n’nous avait jamais donné d’embarras. Ou alors ça vaut même pas la peine d’en parler. Qu’il ait voulu se sauver, v’là c’qui m’surprend maintenant. Mais, voyez-vous, c’est qu’on n’peut pas se’fier aux loups plus qu’aux femmes.

– Ne l’écoutez pas, monsieur ! s’écria Mrs Bilder en éclatant de rire. Il s’occupe depuis si, longtemps de toutes ces bêtes que l’on peut bénir le ciel s’il n’est lui-même devenu comme un vieux loup ! Mais pour être dangereux, il ne l’est pas, vous savez, pas du tout !

– Oui, monsieur, il y avait deux heures environ, hier, que j’avais donné à manger aux bêtes, quand j’ai compris qu’i s’passait quelqu’chose d’pas normal. J’étais chez les singes à étendre d’la paille pour le puma qui est malade, quand j’ai entendu des hurlements. Je suis tout d’suite venu voir c’qui s’passait. C’était Bersicker qui s’dém’nait comme un fou, qui sautait sur les barreaux de la cage comme s’il voulait les arracher pour se sauver. Il n’y avait pas beaucoup d’visiteurs à ce moment-là, un seul homme seulement tout près d’la cage, seul’ment un homme grand, mince, avec un long nez recourbé et une barbe pointue dont quelques poils étaient blancs. Son regard était dur et froid, ses yeux flamboyaient, vrai, comme j’vous dis, ils flamboyaient, et tout d’suite, j’lui en ai voulu, car il me semblait qu’c’était contre lui qu’l’animal s’fâchait ainsi. Il portait des gants d’peau blanche, et du doigt, il me montra les loups en m’disant :

– Gardien, qu’est-ce qui excite ces loups, croyez-vous ?

– P’t’être que c’est vous, que j’répondis, car, vraiment, les manières de cet homme n’me plaisaient pas.

Au lieu de s’mettr’e en colère, comme je m’y attendais, il m’sourit d’une façon bizarre, p’t’être insolente, en découvrant de longues dents blanches, très pointues.

– Oh non, fit-il, ces bêtes ne m’trouveraient pas à leur goût

– Oh ! si, elles vous trouvraient à leur goût, que j’répondis. À l’heure du thé, elles aiment toujours se faire les dents sur un os ou deux, et à vous voir…

Chose étrange, quand ils nous virent bavarder d’la sorte, les loups se calmèrent, et quand je m’approchai de Bersicker comme d’habitude, il me laissa caresser ses oreilles. L’homme s’approcha à son tour, et j’veux être pendu s’il ne se mit pas, lui aussi à caresser le vieux loup !

– Attention, lui dis-je, Bersicker peut-être dangereux !

– Ne craignez rien, qu’i m’fit, les loups et moi, on se connaît !

– Ah ! Vous gardez aussi des loups ? demandai-je tout en me découvrant, car un monsieur qui s’occupe de loups, patron, c’est toujours un ami pour moi.

– Non, pas exactement, qu’i m’expliqua alors, non, je ne garde pas les loups… mais enfin, certains loups sont parfois devenus très familiers avec moi.

Et, en disant ces mots, il souleva son chapeau comme l’aurait fait un lord, puis s’éloigna.

Le vieux Bersicker le suivit des yeux aussi longtemps qu’il put le voir, puis il alla se coucher dans un coin d’où i’n’voulut pas bouger d’toute la soirée. Mais, dès que la lune fut levée, tous les loups se mirent à hurler, sans raison, qu’i m’semblait. Y avait personne dans les environs, seulement quelqu’un qui, qué’qu’part derrière les jardins de Park Road, appelait un chien. Une ou deux fois, j’suis allé voir les bêtes, i’s’passait rien d’anormal… Puis tout à coup, ils ont cessé d’hurler… Ensuite, quelques minutes avant minuit, j’suis d’nouveau allé voir, avant de m’coucher, et quand j’suis arrivé d’vant la cage du vieux Bersicker, les barreaux étaient tout tordus et cassés par endroits… et la cage était vide ! V’là tout c’que j’sais, m’sieur ; mais pour c’qui est de l’savoir, j’en suis certain !

– Vous ne connaissez personne qui aurait remarqué quelque chose, cette nuit-là ?

– Vers minuit également, un d’nos jardiniers revenait d’la fanfare quand, soudain, il a vu un gros chien gris sortir d’un trou d’la haie.Enfin, c’est ce qu’i raconte mais, quant à moi j’n’y crois pas beaucoup car, en rentrant chez lui, i n’en a pas dit un seul mot à sa femme ; ce n’est que lorsqu’on a su que l’loup s’était sauvé et que nous avons passé toute la nuit à le chercher partout qu’notr’homme s’est souvenu d’avoir vu ce gros chien. C’quej’crois, moi, c’est qu’la fanfare l’avait tourneboulé.

– Maintenant., Mr Bilder, pourriez-vous me dire pourquoi, selon vous, ce loup s’est échappé ?

– Mais oui, monsieur, je crois qu’je pourrais vous l’expliquer, fit-il et il parlait avec modestie. Seulement, je n’sais pas si mon explication vous suffira.

– Là, mon ami, soyez complètement rassuré ! Si vous, qui connaissez toutes les habitudes des animaux, ne pouvez pas comprendre exactement ce qui s’est passé, qui donc en vérité, le pourrait ?

– Eh bien ! monsieur, voilà : selon moi, ce loup s’est échappé… tout simplement parce qu’il voulait connaître la liberté.

À cette plaisanterie, Thomas et sa femme éclatèrent de rire, et je compris que ce n’était pas la première fois que le bonhomme la servait. J’employai un autre moyen, plus efficace, celui-là, de lui toucher le cœur.

– Bon, Mr Bilder, considérons, n’est-ce pas, que ce demi-souverain que je vous ai donné a déjà rendu tous les services qu’il pouvait rendre, et que son frère est là, qui attend que vous le réclamiez une fois que vous m’aurez dit, cette fois, comment, à votre avis, toute cette histoire finira.

– Parfait, monsieur, et j’espère que vous m’excuserez mais tout l’heure la vieille ici m’a fait un clin d’œil qui m’a…

– Moi ? jamais s’écria sa femme.

– Sincèrement, monsieur, je crois que ce loup se cache quelque part. Le jardinier a dit qu’la bête galopait en direction du nord, et quelle galopait plus vite que n’galoperait un cheval. J’n’en crois rien, car, vous voyez, m’sieur, les loups n’galopent pas plus qu’les chiens ; i n’sont pas bâtis pour ça. Les loups, ce sont des créatures étonnantes dans les livres d’histoires, peut-être, quand ils s’assemblent pour poursuivre un être effrayé. Mais, que le Seigneur ait pitié de nous ! Dans la vie réelle, un loup, ça n’vaut même pas un bon chien : c’est beaucoup moins intelligent, et moins hardi. Ce Bersicker, on n’l’a pas habitué à s’battre ni même chercher sa nourriture, et sans doute est-il maintenant à s’prom’ner dans l’parc en s’demandant, si toutefois il est capable d’y penser, où il trouv’ra à déjeuner. Ou bien est-il allé un peu plus loin, p’t-êtr’est-il, à l’heure où j’vous parle, dans une cave à charbon. Ou encore, s’il ne trouve rien à manger, m’est avis qu’i pourrait se précipiter dans une boucherie et alors ! Sinon, et si une bonne d’enfant vient à passer avec un soldat, ayant laissé derrière elle le petit dans sa voiture, eh bien ! j’s’rais pas étonné alors si au recensement d’la population on s’apercevait qu’il y a un bébé en moins. Voilà comment j’vois l’histoire.

Je lui tendais une seconde pièce d’un demi-souverain quand, au-dehors, quelque chose surgit de dessous la fenêtre et vint se cogner contre la vitre. Le visage de Mr Bilder, qu’il avait naturellement long, s’allongea encore d’étonnement.

– Bon Dieu ! s’écria-t-il, mais n’est-ce pas le vieux Bersicker qui revient de lui-même !

Il alla ouvrir la porte ; chose bien inutile, me dis-je. J’ai toujours pensé qu’un animal sauvage ne se trouve jamais une place qui lui convienne mieux que lorsqu’un obstacle le sépare de nous. Mon expérience personnelle m’a convaincue de la justesse de cette idée.

Mais après tout, il n’y a rien de tel que l’habitude, car Bilder et sa femme n’avaient pas plus peur du loup que je n’aurais peur d’un chien. Cette bête était aussi paisible, aussi douce que son ancêtre, le compagnon du petit Chaperon rouge. Toute cette scène du retour au bercail avait quelque chose de comique et d’émouvant tout ensemble, qu’il serait difficile de décrire. Le méchant loup qui, pendant une longue demi-journée, avait été la terreur de Londres et avait fait trembler tous les enfants était là, devant nous, l’air repentant, et fêté, et caressé comme une sorte de fils prodigue. Bilder l’examina de la tête aux pattes en lui témoignant mille tendresses, puis il déclara :

– Voilà, j’savais bien qu’la pauv’bête aurait des ennuis ; ne l’ai-je pas dit tout l’temps depuis hier ? Voyez sa gueule, toute blessée, pleine encore de morceaux d’verre. Elle a certainement voulu sauter au-dessus d’un mur ou l’autre. C’est une vraie honte que les gens puissent garnir leurs murs de tessons de bouteilles ! Vous voyez, voilà ce qui arrive… Viens ici, Bersicker…

Il emmena le loup et alla l’enfermer dans une cage ; lui donna un quartier de viande, puis se rendit près de son chef et l’avertit du retour de l’animal.

De mon côté, je suis revenu ici afin de relater pour notre journal la seule version que l’on ait aujourd’hui de cette escapade qui a mis le zoo en grand émoi.

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