L’enfant.

À vingt kilomètres de Grasse, existe un petit port de mer qu’on appelle La Calle ; c’est le berceau de la famille Sue, célèbre à la fois dans la science et dans les lettres.

La Calle est encore peuplée des membres de cette famille, qui composent à eux seuls, peut-être, la moitié de la population.

C’est de là que, vers la fin du règne de Louis XV, partit un jeune étudiant aventureux qui vint s’établir médecin à Paris.

Ayant réussi, il appela ses neveux dans la capitale, où deux d’entre eux se distinguèrent particulièrement.

C’étaient Pierre Sue, qui devint professeur de médecine légale et bibliothécaire de l’école : celui-là a laissé des œuvres de haute science ; Jean Sue, qui fut chirurgien en chef de la Charité, professeur à l’École de médecine, professeur d’anatomie à l’École des beaux-arts, chirurgien du roi Louis XVI.

Ce dernier eut pour successeur et continuateur Jean-Joseph Sue, qui, outre la place des Beaux-Arts, dont il hérita de son père, devint médecin en chef de la garde impériale, et, plus tard, médecin en chef de la maison militaire du roi.

Ce fut le père d’Eugène Sue.

Et, ici, constatons un fait : c’est que Jean Sue, père d’Eugène Sue, fut celui qui soutint contre Cabanis la fameuse discussion sur la guillotine, lorsque son inventeur, M. Guillotin, affirma à l’Assemblée nationale que les guillotinés en seraient quittes pour une légère fraîcheur sur le cou. Jean-Joseph Sue, au contraire, soutint la persistance de la douleur au-delà de la séparation de la tête, et il défendit son opinion par des arguments qui prouvaient sa science profonde de l’anatomie, et par des exemples pris, les uns chez des médecins allemands, les autres sur la nature.

On a dit dernièrement, à propos de la mort d’Eugène Sue, qu’il était né en 1801.

Il me dit un jour, à moi, qu’il était né le 1er janvier 1803, et nous calculâmes qu’il avait cinq mois de moins que moi, quelques jours de plus que Victor Hugo.

Il eut pour parrain le prince Eugène, pour marraine, l’impératrice Joséphine ; de là son prénom d’Eugène.

Il fut nourri par une chèvre et conserva longtemps les allures brusques et sautillantes de sa nourrice.

Il fit, ou plutôt ne fit pas ses études au collège Bourbon ; car, ainsi que tous les hommes qui doivent conquérir dans les lettres un nom original et une position éminente, Eugène Sue fut un exécrable écolier.

Son père, médecin de dames surtout, faisait un cours d’histoire naturelle à l’usage des gens du monde ; il s’était remarié trois fois, et était riche de deux millions, à peu près.

Il demeurait rue du Rempart, rue qui a disparu depuis, et qui était située alors derrière la Madeleine.

Tout ce quartier était occupé par des chantiers ; le terrain n’y valait pas le dixième de ce qu’il vaut aujourd’hui. M. Sue y possédait une belle maison, avec un magnifique jardin.

Dans la même maison que M. Sue, demeurait sa sœur, mère de Ferdinand Langlé, qui, en collaboration avec Villeneuve, a fait, de 1822 à 1830, une cinquantaine de vaudevilles.

En 1817 et 1818, les deux cousins allaient ensemble au collège Bourbon, c’est-à-dire que Ferdinand y allait, et que le futur auteur de Mathilde était censé y aller.

Eugène avait un répétiteur à domicile. J’ai encore connu ce brave homme : c’était un digne Auvergnat de cinq pieds de haut, qui, étant entré pour faire répéter Eugène Sue, et tenant à gagner honnêtement son argent, n’hésitait pas à soutenir des luttes corps à corps avec son élève, qui avait la tête de plus que lui.

Ordinairement, lorsqu’une de ces luttes menaçait, Eugène Sue prenait la fuite, mais, comme Horace, pour être poursuivi et vaincre son vainqueur.

Le père Delteil – c’est ainsi que se nommait le digne répétiteur – se laissait constamment prendre à cette manœuvre stratégique, si simple qu’elle fût.

Eugène fuyait au jardin, le répétiteur l’y suivait ; mais, arrivé là, l’écolier rebelle se trouvait à la fois au milieu d’un arsenal d’armes offensives et défensives.

Les armes défensives, c’étaient les plates-bandes du jardin botanique, le labyrinthe, dans lequel il se réfugiait, et où le père Delteil n’osait le poursuivre, de peur de fouler aux pieds les plantes rares, que l’écolier fugitif écrasait impitoyablement et à pleine semelle ; les armes offensives, c’étaient les échalas portant sur des étiquettes les noms scientifiques des plantes, échalas qu’Eugène Sue, comme le fils de Thésée, convertissait en javelots pour pousser au monstre, et qu’il lui lançait avec une adresse qui eût fait honneur à Castor et à Pollux, les deux plus habiles lanceurs de javelots de l’Antiquité, avant que Racine eût inventé Hippolyte.

Oh ! ne nous reprochez pas la gaieté qui s’étendra sur cette première phase de la vie de notre ami, qui fut notre confrère sans être notre rival. C’est le rayon de soleil auquel a droit toute jeunesse qui n’est point maudite du Seigneur. La fin de la vie sera assez triste, allez ! assez sombre, assez orageuse !

Suivons donc l’enfant dans son jardin, nous retrouverons l’homme dans son désert.

Quand il fut démontré au père d’Eugène Sue que la vocation de son fils était de lancer le javelot et non d’expliquer Horace et Virgile, il le tira du collège et le fit entrer, comme chirurgien sous-aide, à l’hôpital de la Maison du roi, dont il était chirurgien en chef, et qui était situé rue Blanche.

Eugène Sue y retrouva son cousin Ferdinand Langlé et le futur docteur Louis Véron, qui devait aussi abandonner la médecine, non pour faire, mais pour faire faire de la littérature.

Nous avons dit qu’Eugène Sue avait beaucoup du caractère de sa nourrice la chèvre. C’était, en effet, et nous l’avons encore connu ainsi, un franc gamin de bonne maison, toujours prêt à faire quelque méchant tour, même à son père, et, disons plus, surtout à son père, qui venait de se remarier et le traitait fort rudement.

Mais aussi, comme on se vengeait de cette rudesse !

Le docteur Sue occupait ses élèves à lui préparer son cours d’histoire naturelle ; la préparation se faisait dans un magnifique cabinet d’anatomie qu’il a laissé par testament aux Beaux-Arts. Ce cabinet, entre autres curiosités, contenait le cerveau de Mirabeau, conservé dans un bocal.

Les préparateurs en titre étaient Eugène Sue, Ferdinand Langlé et un de leurs amis nommé Delattre, qui fut, depuis, et est probablement encore docteur médecin ; les préparateurs amateurs étaient un nommé Achille Petit et un vieil et spirituel ami à nous, James Rousseau.

Les séances de préparation étaient assez tristes, d’autant plus tristes que l’on avait devant soi, à portée de la main, deux armoires pleines de vins près desquels le nectar des dieux n’était que de la blanquette de Limoux.

Ces vins étaient des cadeaux qu’après l’invasion de 1815, les souverains alliés avaient faits au docteur Sue. Il y avait des vins de tokai donnés par l’empereur d’Autriche ; des vins du Rhin donnés par le roi de Prusse, du johannisberg donné par M. de Metternich, et, enfin, une centaine de bouteilles de vin d’Alicante, données par Mme de Morville, et qui portaient la date respectable, mieux que respectable, vénérable de 1750.

On avait essayé de tous les moyens pour ouvrir les armoires : les armoires avaient vertueusement résisté à la persuasion comme à la force.

On désespérait de faire jamais connaissance avec l’alicante de Mme de Morville, avec le johannisberg de M. de Metternich, avec le liebfraumilch du roi de Prusse, et avec le tokai de l’empereur d’Autriche, autrement que par les échantillons que, dans ses grands dîners, le docteur Sue versait à ses convives dans des dés à coudre, lorsqu’un jour, en fouillant dans un squelette, Eugène Sue trouva par hasard un trousseau de clefs.

C’étaient les clefs des armoires !

Dès le premier jour, on mit la main sur une bouteille de vin de tokai au cachet impérial, et on la vida jusqu’à la dernière goutte ; puis on fit disparaître la bouteille.

Le lendemain, ce fut le tour du johannisberg ; le surlendemain, celui du liebfraumilch ; le jour suivant, de l’alicante.

On en fit autant de ces trois bouteilles que de la première.

Mais James Rousseau, qui était l’aîné et qui, par conséquent, avait une science du monde supérieure à celle de ses jeunes amis, qui hasardaient leurs pas sur le terrain glissant de la société, James Rousseau fit judicieusement observer qu’au train dont on y allait, on creuserait bien vite un gouffre, que l’œil du docteur Sue plongerait dans ce gouffre et qu’il y trouverait la vérité.

Il fit alors cette proposition astucieuse de boire chaque bouteille au tiers seulement, de la remplir d’une composition chimique qui, autant que possible, se rapprocherait du vin dégusté ce jour-là, de la reboucher artistement et de la remettre à sa place.

Ferdinand Langlé appuya la proposition et, en sa qualité de vaudevilliste, y ajouta un amendement ; c’était de procéder à l’ouverture de l’armoire à la manière antique, c’est-à-dire avec accompagnement de chœurs.

Les deux propositions passèrent à l’unanimité.

Le même jour, l’armoire fut ouverte sur ce chœur, imité de La Leçon de botanique.

Le coryphée chantait :

Que l’amour et la botanique

N’occupent pas tous nos instants ;

Il faut aussi que l’on s’applique

À boire le vin des parents.

Puis le chœur reprenait :

Buvons le vin des grands-parents !

Et l’on joignait l’exemple au précepte. Une fois lancés sur la voie de la poésie, les préparateurs composèrent un second chœur pour le travail. Ce travail consistait particulièrement à empailler de magnifiques oiseaux que l’on recevait des quatre parties du monde. Voici le chœur des travailleurs :

Goûtons le sort que le ciel nous destine ;

Reposons-nous sur le sein des oiseaux ;

Mêlons le camphre à la térébenthine,

Et par le vin égayons nos travaux.

Sur quoi, on buvait une gorgée de la bouteille, qui se trouvait non pas au tiers, mais à moitié vide.

Il s’agissait de suivre l’ordonnance de James Rousseau et de la remplir.

C’était l’affaire du comité de chimie, composé de Ferdinand Langlé, d’Eugène Sue et de Delattre ; plus tard, Romieu y fut adjoint.

Le comité de chimie faisait un affreux mélange de réglisse et de caramel, remplaçait le vin bu par ce mélange improvisé, rebouchait la bouteille aussi proprement que possible et la remettait à sa place.

Quand c’était du vin blanc, on clarifiait la préparation avec des blancs d’œufs battus.

Mais parfois la punition retombait sur les coupables.

De temps en temps, M. Sue donnait de grands et magnifiques dîners ; au dessert, on buvait tantôt l’alicante de Mme de Morville, tantôt le tokai de Sa Majesté l’empereur d’Autriche, tantôt le johannisberg de M. de Metternich, tantôt le liebfraumilch du roi de Prusse.

Tout allait à merveille si l’on tombait sur une bouteille vierge ; mais plus on allait en avant, plus les virginités fondaient aux mains des travailleurs.

Il arriva que l’on tomba quelquefois, puis souvent, puis enfin presque toujours sur des bouteilles revues et corrigées par le comité de chimie.

Alors il fallait avaler le breuvage.

Le docteur Sue goûtait de son vin, faisait une légère grimace et disait :

– Il est bon, mais il demande à être bu.

Et c’était une si grande vérité, et le vin demandait si bien à être bu, que, le lendemain, on recommençait à le boire. Tout cela devait finir par une catastrophe, et, en effet, tout cela finit ainsi. Un jour que l’on savait le docteur Sue à sa maison de campagne de Bouqueval, d’où l’on comptait bien qu’il ne reviendrait pas de la journée, on s’était, à force de séductions sur la cuisinière et les domestiques, fait servir dans le jardin un excellent dîner sur l’herbe.

Tous les empailleurs, comité de chimie compris, étaient là, couchés sur le gazon, couronnés de roses, comme les convives de la vie inimitable de Cléopâtre, buvant à plein verre le tokai et le johannisberg, ou plutôt l’ayant bu, quand, tout à coup, la porte de la maison donnant sur le jardin s’ouvrit et le commandeur apparut. Le commandeur, c’était le docteur Sue. Chacun, à cette vue, s’enfuit et se cache. Rousseau seul, plus gris que les autres, ou plus brave dans le vin, remplit deux verres, et, s’avançant vers le docteur :

– Ah ! mon bon monsieur Sue, dit-il en lui présentant le moins plein des deux verres, voilà de fameux tokai ! À la santé de l’empereur d’Autriche !

On devine la colère dans laquelle entra le docteur, en retrouvant sur le gazon le cadavre d’une bouteille de tokai, les cadavres de deux bouteilles de johannisberg et de trois bouteilles d’alicante. On avait bu l’alicante à l’ordinaire.

Les mots de vol, d’effraction, de procureur du roi, de police correctionnelle, grondèrent dans l’air comme gronde la foudre dans un nuage de tempête.

La terreur des coupables fut profonde.

Delattre connaissait un puits desséché aux environs de Clermont ; il proposait de s’y réfugier.

Huit jours après, Eugène Sue partait comme sous-aide pour faire la campagne d’Espagne de 1823.

Il avait vingt ans accomplis.

La ligne imperceptible qui sépare l’adolescent du jeune homme était franchie. C’est au jeune homme que nous allons avoir affaire.

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