TROISIÈME PARTIE

La ville de La Rochelle et ses franchises communales. – L’armurerie. – Marcienne, veuve d’Odelin Lebrenn. – Thérèse Rennepont. – Cornélie Mirant, fiancée d’Antonicq. – Le capitaine Mirant. – Barbot-le-Chaudronnier. – Le franc-taupin. – Soirée de famille. – La Servitude volontaire d’Estienne de la Boétie. – Retour de Louis Rennepont. – Récit d’un témoin oculaire de la Saint-Barthélemy à Paris. – Jacques Henry, maire de La Rochelle. – L’Hôtel-de-Ville. – Aux armes, Rochelois ! – Le siège. – Les femmes guerrières. – François de Lanoüe. – La chaudière de maître Barbot. – Mine et contre-mine du franc-taupin. – L’aqueduc. – Fra-Hervé. – Le duc d’Anjou et ses mignons. – Vingt-cinquième coche du franc-taupin. – Levée du siège de La Rochelle. – Les royalistes battus. – Édit de tolérance de 1575. – Mort horrible de Charles IX. – Avènement de Henri III. – La Ligue. – Assassinat du duc de Guise. – Assassinat de Henri III. – Interrègne. – Henri IV. – L’édit de Nantes. – Fin des guerres religieuses du seizième siècle. – Assassinat de Henri IV. – Avènement de Louis XIII. – Le cardinal de Richelieu. #id___RefHeading___Toc307178357

Avant de continuer le récit de cette légende, terminée par la levée du siège de La Rochelle et la défaite de l’armée royale, jetons un rapide regard sur le passé, fils de Joel ; disons quelques mots de cette vaillante Saintonge, dont La Rochelle est la vaillante capitale ; ce coup d’œil à travers les siècles vous prouvera que, d’âge en âge jusqu’à nos jours, les Rochelois se sont montrés dignes du vieux sang gaulois qui coule dans leurs veines.

Au temps de l’indépendance de la Gaule, fédérée en république, des siècles avant l’invasion romaine, la tribu des SANTONES occupait le territoire aujourd’hui appelé Saintonge, Aunis et Angoumois, provinces dont les capitales sont maintenant Angoulême, Poitiers, Saintes et La Rochelle, fertiles contrées baignées à l’ouest par l’Océan, au sud par la Gironde. Un demi-siècle avant J.-C., la tribu des Santones prit part à la guerre des Gaules contre l’Espagne et à celle du brenn Bellovèse en Italie, où ils fondèrent la ville de Médiolan (Milan). Vint l’invasion romaine. Les Santones, unis aux Bretons de l’Armorique, coururent aux armes contre l’étranger, lutte héroïque où notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak, entouré de ses enfants, hommes et femmes, combattit avec eux jusqu’à la mort contre les soldats de Jules César ; Bretons et Santones, vaincus par le nombre mais non découragés, se soulèvent de nouveau contre l’étranger à la voix patriotique des druides ; ils se joignent aux autres tribus gauloises insurgées et commandées par VERCINGÉTORIGH, le chef des cent vallons. Une fois encore écrasés par le nombre, nos pères succombent devant Alais, et la Gaule est asservie. Sous le règne de l’empereur Auguste, les Santones, impatients du joug étranger, se révoltent de nouveau ; et plus tard, Bagaudes courant la Bagaudie, Vagres courant la Vagrerie, comme nos aïeux Kervan-le-Bagaude et Ronan-le-Vagre, ils font une guerre de partisans aux derniers gouverneurs romains et aux premiers comtes franks ou leudes de Clovis, ce bandit couronné et sacré par l’Église. Mais les Santones n’étaient pas, comme les Gaulois de l’Armorique, défendus par l’Océan, par des montagnes, par des forêts, par des marais impraticables, contre la double invasion des évêques et des Franks ; les bardes, les druides, dont la voix exaltait le patriotisme des peuples, furent massacrés ; de faux prêtres du Christ leur succédèrent, prêchant aux conquis la sainteté de l’esclavage, la soumission, le respect envers leurs conquérants. Ces tribus, jadis si fières, si viriles, s’habituèrent au joug étranger, hébétées par de superstitieuses terreurs. Cependant les Gaulois retrouvèrent d’âge en âge leur antique énergie pour combattre les invasions étrangères, dont les ravages rendaient plus terrible encore le sort des populations asservies. Sous Karl-Martel, dont notre aïeul Amael fut l’un des capitaines, les Santones combattirent Abd-el-Rahman et Abd-el-Kader, lorsque, à la tête de leurs hordes, ces émirs, venus du fond de l’Afrique, mirent à feu et à sang la Touraine, la Saintonge et le Poitou ; plus tard, les Santones ne combattirent pas moins valeureusement les pirates northmans débarqués sur leurs côtes, pirates venus de ces lointaines contrées du Nord où les malheurs des temps jetèrent l’un de nos aïeux. Son fils Gaëlo (compagnon de guerre du vieux Rolf) devait être l’ancêtre d’une lignée de princes régnants souverains, dont le premier, ayant émigré de Norwége en Germanie, où il épousa une femme possédant quelques terres, fut élu chef héréditaire de la tribu de Gerolstein ; son descendant est, en ce siècle-ci, Frantz de Gerolstein, héritier de cette souveraineté grandie avec le temps, mais d’origine élective et plébéienne.

À l’époque des croisades, beaucoup de vassaux des seigneurs d’Aquitaine, de Saintonge et du Poitou, dans l’espoir d’échapper aux misères du servage, accompagnèrent en Terre-Sainte Wilhem IX, duc d’Aquitaine, ce forcené ribaud, témoin du sac de Jérusalem, où se trouvait aussi notre aïeul Fergan-le-Carrier, qui, après son combat contre son seigneur, Neroweg VI, sire de Plouernel, le laissa enseveli sous les sables du désert.

Les ducs et seigneurs franks, maîtres par droit de conquête de la Saintonge et de l’Aquitaine, guerroyèrent longtemps la royauté, afin de rester indépendants de la couronne ; durant ces luttes féodales, ils appelèrent souvent les Anglais à leur aide ; ces flottes d’outre-mer débarquaient habituellement à La Rochelle. Ce havre, habité d’abord par des pêcheurs, par des serfs fugitifs et par leurs familles, devint peu à peu un port considérable ; ne dirait-on pas que cette ville, fondée dans une situation presque inexpugnable par des pêcheurs libres comme la mer et par des serfs échappés au joug de l’esclavage, doit à cette double origine la vitalité de ses franchises séculaires, franchises intrépidement défendues d’âge en âge par ses habitants, presque toujours indépendants si l’on compare leur sort à celui des autres villes des Gaules, tour à tour au pouvoir des seigneurs féodaux ou des rois. La Saintonge et La Rochelle repoussèrent opiniâtrement la domination anglaise, dont enfin triompha JEANNE DARC, « victime des gens de cour, des gens de guerre et des gens d’Église, – » ainsi que disait notre aïeul Mahiet-l’Avocat d’armes, témoin du martyre de l’héroïne plébéienne. Dans toutes les guerres, les femmes de La Rochelle, non moins vaillantes que la bergère de Domrémy, combattirent résolument, à l’exemple des viriles Gauloises des anciens temps, et leur intrépidité est devenue proverbiale en ces temps-ci. Lors de la grande insurrection de la Guyenne, soulevée par les exactions des gabeleurs, les Rochelois se joignirent aux révoltés. La réforme jeta de profondes racines en Saintonge, en Poitou, en Angoumois, où se recrutèrent les grandes armées protestantes ; ces contrées furent le théâtre des principales batailles livrées par l’amiral de Coligny ; enfin La Rochelle devint la plus importante des villes de refuge des huguenots. Après la dernière trêve de 1570, Charles IX voulut visiter cette cité ; mais, selon les antiques franchises dont elle jouit, il fut obligé de demander par un héraut que les portes lui fussent ouvertes. Elles le furent ; et, ainsi que le voulait la coutume, le roi fut arrêté dans sa marche par un cordon de soie tendu de l’une à l’autre muraille de la voûte d’entrée. « Sire, – lui dit le maire, – ce cordon est le symbole de la résistance que nous avons juré d’opposer à quiconque voudrait violer nos libertés communales ; ce cordon s’abaissera devant vous, sire, lorsque vous aurez juré sur les saints Évangiles le maintien de nos franchises. » Le maréchal de Montmorency, soldat brutal, contempteur du droit, coupa le lacet d’un revers de son épée ; Charles IX entra dans la ville sans prêter le serment voulu et répondit avec hauteur à l’échevinage assemblé : « – Soyez-moi sujets fidèles… je vous serai bon roi… »

Les Rochelois n’oublièrent pas cette outrageuse et menaçante atteinte à leurs droits : après le départ de Charles IX, ils refusèrent de recevoir le gouverneur envoyé par lui et d’admettre dans leurs murs une garnison royale. Ils ajoutèrent à la défense de la place de nouvelles fortifications ; et en cette année-ci (1572), ils sont préparés à la guerre, si l’édit de 1570 est parjuré, ainsi que l’ont été les précédents. Les franchises de La Rochelle ressortaient de sa puissante organisation communale, unique en France aujourd’hui. Les habitants investis du droit de cité élisent soixante-quinze pairs et vingt-quatre échevins ; ces quatre-vingt-dix-neuf élus choisissent trois candidats, parmi lesquels le sénéchal de Poitou désigne le maire à la nomination du roi. Cette municipalité est chargée du gouvernement de la ville, de la fixation de l’impôt, de la gestion des deniers publics, de la police, de la défense commune, de l’entretien et de la construction des fortifications, de l’approvisionnement de l’arsenal en armes, en munitions de guerre, de la nomination des chefs de la milice urbaine, enfin de la juridiction de toutes les causes civiles, commerciales ou criminelles, y compris les crimes encourant la peine capitale ; mais les condamnés peuvent en appeler à la juridiction royale ; un tribunal, composé de douze échevins renouvelés chaque année par l’élection, connaît de toutes les causes et les juge ; le maire, revêtu de pouvoirs considérables presque absolus, est inviolable durant sa magistrature, mais s’il a abusé de son autorité jusqu’à méconnaître les délibérations du conseil de ville, il est mis en jugement à l’expiration de son mandat, et condamné comme traître s’il forfait à ce serment juré par lui à la face de Dieu et des hommes :

« – Je jure de garder les privilèges, franchises, libertés, statuts, ordonnances et droits de la commune, et de les défendre, quoi qu’il advienne ! »

Vous le voyez, fils de Joel, la commune de La Rochelle se gouvernait, s’administrait républicainement par elle-même, de même que les communes du douzième siècle, celle de LAON entre autres, à la défense de laquelle périt notre aïeul Fergan-le-Carrier, dont le fils Colombaïk fut blessé, puis proscrit pour la même cause ; mais depuis cette époque, les libertés communales des cités de la Gaule, violemment usurpées ou traîtreusement étouffées par le despotisme centralisateur de la royauté, ont été peu à peu anéanties ; il fallut aux citoyens de La Rochelle la situation presque inexpugnable de leur ville, leur énergie, leur vaillance, leur généreux esprit d’indépendance, pour conserver ainsi d’âge en âge leurs antiques franchises.

Depuis le nouvel édit de pacification de 1570, de graves événements se sont passés. Catherine de Médicis l’avait dit au père Lefèvre, et ce digne disciple de Loyola devait tressaillir d’aise à ces paroles de la reine : « – Je couverai l’œuf sanglant pondu par le duc François de Guise lors du pacte infernal du triumvirat : il a projeté le massacre général des huguenots sur tous les points de la France le même jour, à la même heure. Ce projet, je le réaliserai ; mais pour qu’il réussisse, il faut surprendre les huguenots désarmés par leur confiance dans les édits de paix. »

L’Italienne ne faillit pas à cette promesse ; à dater de la paix de 1570, Catherine et son fils Charles IX commencèrent d’ourdir mystérieusement la trame où ils voulaient envelopper tous les protestants, surtout leurs chefs, et principalement Coligny, l’homme de guerre et l’homme d’État du parti ; les princes de Béarn et de Condé, touchant encore à l’adolescence, n’avaient d’important que le nom ; mais ce nom était un drapeau, il fallait l’abattre. La mère de l’un de ces jeunes gens, la courageuse Jeanne d’Albret, reine de Navarre, Coligny, La Rochefoucauld, Lanoüe et le plus grand nombre des chefs protestants, conservant une invincible défiance de Catherine de Médicis, s’étaient, après l’édit de 1570, retirés à La Rochelle, forte ville de refuge, d’où ils pouvaient braver les trahisons de leur mortelle ennemie ; dès lors celle-ci et son fils n’eurent qu’une pensée incessante : attirer les chefs huguenots hors de leur retraite et les exterminer ; l’Italienne était d’autant plus résolue à hâter l’accomplissement de ce forfait inouï qu’elle voyait déjà réalisées envers une autre reine les menaces dont le révérend père Lefèvre avait été l’organe au nom du pape ; ce vicaire de Dieu sur la terre avait, le 15 février 1571, excommunié Élisabeth d’Angleterre pour crime d’hérésie et déclaré le trône vacant et dévolu à la reine catholique Marie Stuart, nièce des ducs de Guise, veuve de François II, princesse aussi fameuse par sa beauté, son esprit, sa grâce, que par sa dépravation et ses ignobles débauches. La révolte soulevée par la cour de Rome avorta ; Marie Stuart mourut sur l’échafaud, ainsi que deux des plus puissants seigneurs d’Angleterre : les ducs de Northumberland et de Westmoreland, chefs du parti catholique ; ils payèrent de leur tête leur adhésion aux complots du papisme. Malgré son insuccès, cette tentative prouvait l’audace de Rome et sa haine implacable contre les princes rebelles à sa catholique omnipotence ; enfin, cette tentative, vaine en Angleterre, dont l’immense majorité appartenait à la religion réformée, pouvait réussir en France, où les catholiques dominaient sous le hardi et ambitieux patronage des Guisards, forts de l’appui du saint-siège et du roi d’Espagne. L’Italienne se mit donc à l’œuvre ; tel était le problème à résoudre : « Attirer hors d’un refuge assuré des gens profondément défiants et sachant, par expérience, leur ennemi capable de tous les crimes. » Afin d’arriver à ce résultat, voici comment procéda Catherine de Médicis ; d’abord elle écrivit à Jeanne d’Albret la lettre la plus tendre, la plus touchante, lui proposant, afin de cimenter la paix et de mettre à jamais terme aux dissensions religieuses, de donner sa fille Marguerite au jeune Henri de Béarn ; cette alliance d’un prince protestant et d’une princesse catholique serait le symbole, le gage de l’union des deux partis et de l’oubli du passé. Jeanne d’Albret, non moins flattée dans son orgueil maternel que dans son espérance de voir la paix pour toujours assurée par ce mariage, accueillit favorablement les propositions de la reine, et demanda le temps de réfléchir à une ouverture si importante. Charles IX, ayant épousé, le 26 novembre, Élisabeth d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien, invita aux fêtes de son mariage ses cousins de Béarn et de Condé, ainsi que Coligny et autres chefs huguenots ; mais craignant de tomber dans un guet-apens, ils déclinèrent l’honneur de l’invitation royale et ne sortirent pas de La Rochelle. L’année suivante, vers le mois de mars 1571, le maréchal de Cossé vient formellement, au nom de Catherine de Médicis, proposer à Jeanne d’Albret pour son fils la main de la princesse Marguerite ; le maréchal faisait surtout valoir cette union comme un gage de réconciliation destiné à consolider la paix entre les protestants et les catholiques. Jeanne d’Albret, malgré les avantages politiques de cette union, ne peut vaincre complètement ses défiances, elle ajourne encore sa réponse ; Catherine de Médicis commençait à désespérer de pouvoir attirer hors de leur refuge ceux qu’elle voulait perdre, lorsqu’un événement inattendu vint en aide à ses desseins. Les Pays-Bas et les Flandres, poussés à bout par les exactions et la férocité de Philippe II, résolus de secouer le joug de l’Espagne et du clergé catholique, députèrent le prince Louis de Nassau à La Rochelle, le chargeant de faire à Coligny les ouvertures suivantes : « – Si la France appuyait le soulèvement des Pays-Bas en envoyant à leur secours une armée commandée par Coligny, ces provinces se sépareraient de l’Espagne ; les unes formeraient une confédération républicaine et protestante sous le protectorat du prince de Nassau, et les Flandres deviendraient françaises. » Ce plan devait séduire l’amiral à plusieurs titres ; il voyait un glorieux agrandissement de territoire pour son pays et il espérait diminuer pour l’avenir la chance des guerres civiles en ralliant pour l’expédition projetée catholiques et protestants sous le même drapeau ; enfin les Pays-Bas, fédérés en république sous l’autorité d’un prince protestant, seraient, en cas de nouvelles persécutions, une vaste contrée ouverte aux huguenots, où ils trouveraient plus de sûreté que dans les villes de refuge. Il engagea le prince de Nassau à se rendre auprès de Charles IX et de l’assurer que si la France appuyait le mouvement des Pays-Bas, il était, lui, Coligny, prêt à prendre le commandement de l’armée que l’on enverrait à leur secours. Le prince de Nassau arrive à la cour de France ; Charles IX et sa mère tressaillent d’une joie sinistre : ils peuvent enfin amener dans le piège, non-seulement Coligny, mais peu à peu les principaux chefs huguenots. Les communications du prince de Nassau sont, en apparence, très-favorablement écoutées par Catherine de Médicis ; mais elle objecte que la conduite de si graves intérêts exige impérieusement la présence de M. de Coligny à la cour ; la reine charge donc le prince de Nassau de retourner à La Rochelle et de répondre à l’amiral que Charles IX, frappé des immenses avantages que peut offrir à la France la conquête des Flandres, désire conférer promptement avec lui sur cette affaire importante. Coligny avait jusqu’alors obéi à ses défiances personnelles ; il les surmonta lorsqu’il espéra accomplir une entreprise glorieuse pour son pays et profitable à ses coreligionnaires. Il se rendit à la cour ; son départ de La Rochelle fut un deuil public ; les plus noirs pressentiments accablèrent ses amis ; Jeanne d’Albret elle-même, quoiqu’elle n’eût pas rompu les négociations relatives au mariage de son fils, supplia l’amiral de ne pas risquer de se livrer à ses ennemis. Il fut inflexible ; il s’agissait du bien public. Le 18 septembre 1571, Coligny rejoignait la cour à Blois. Le roi accueillit le vieillard avec effusion. « – Maintenant, mon bon père, – lui dit Charles IX en l’embrassant, – nous vous tenons… vous ne nous échapperez plus . »

Ces paroles à double sens prononcées par un jeune homme de vingt et un ans à peine devaient éveiller de terribles soupçons dans l’esprit de l’amiral ou l’aveugler complètement ; elles l’aveuglèrent. Cette loyale et grande âme ne pouvait supposer tant d’audace, et surtout tant de compromettante audace dans la trahison. Charles IX et sa mère s’entretinrent longuement avec Coligny de ses projets sur les Flandres ; afin d’augmenter sa confiance et celle des protestants (car l’on ne tenait encore que l’amiral), le roi lui rendit sa place aux Conseils de l’État, et vers cette époque, des catholiques trop impatients ayant massacré des huguenots à Rouen et à Orange, Catherine de Médicis fit rigoureusement sévir contre les coupables, prévenant ainsi les récriminations de Coligny. Celui-ci, de plus en plus rassuré, fit partager sa confiance croissante à Jeanne d’Albret en lui écrivant souvent ; il voyait, comme elle, dans l’union d’Henri de Béarn et de la sœur du roi, un gage certain de l’affermissement de la paix. Il engagea la reine de Navarre à se rendre à la cour afin de conclure ce mariage si désirable ; elle n’hésita plus, et pleine de foi dans la sagesse et l’expérience de l’amiral, elle quitta La Rochelle, y laissant cependant son fils auprès de son cousin, le jeune prince de Condé : elle éprouvait encore un reste de vague défiance. Le 4 mars 1572, Jeanne d’Albret arrive à Paris ; Charles IX l’accueille non moins tendrement que Coligny, et l’appelle :

« – Sa grand’tante, son tout, sa mieux aimée ! »

Puis le soir il dit en riant à Catherine de Médicis :

« – N’ai-je pas bien joué mon rôlet, ma mère ? Laissez-moi faire, je vous les amènerai tous au filet ! »

Des conférences s’ouvrent au sujet de l’union projetée ; Jeanne d’Albret s’attendait à de graves objections sur ceci : – que ni elle ni son fils ne voulant entendre parler de messe, ils exigeaient que le mariage eût lieu selon le rite protestant et fût béni par un pasteur.

« – Qu’à cela ne tienne, ma chère grand’tante, – répond Charles IX à Jeanne d’Albret, – nous obtiendrons de Rome des dispenses ; et si M. le pape faisait trop la bête et refusait ces dispenses à ma sœur, je prendrais moi-même Margot par la main et j’irais la marier en plein prêche. »

Ces mots effacent tout soupçon de l’esprit de Jeanne d’Albret ; les conditions du mariage arrêtées, elle se décide à mander son fils à Paris ; son cousin Condé ne pouvait manquer de l’accompagner. L’Italienne tenait donc déjà dans la nasse homicide Coligny, Jeanne d’Albret, son fils et le prince de Condé. C’était beaucoup, ce n’était pas tout : il fallait encore attirer à Paris les principaux chefs protestants ; les fêtes du mariage conciliateur devaient être une amorce certaine. L’amiral cependant commençait de s’étonner des atermoiements continuels que lui opposait Charles IX au sujet de l’envoi convenu d’une armée dans les Pays-Bas afin d’y faire éclater et de soutenir la révolte de ces provinces contre l’Espagne ; mais selon Catherine et son fils, ces événements devant amener une rupture ouverte avec Philippe II, il fallait ne pas être pris au dépourvu par cette guerre et s’y préparer. Néanmoins, afin de ne point éveiller les défiances de Coligny, il fut convenu que M. de Lanoüe passerait dans les Pays-Bas à la tête de quelques troupes réunies à petit bruit sur la frontière, et tenterait un coup de main sur Mons ; en cas de réussite et si les Pays-Bas se soulevaient à cette agression, Coligny marcherait à la tête de l’armée, sinon l’on attendrait une occasion plus opportune. La mort subite de Jeanne d’Albret, le 9 juin 1572, attribuée au poison par les uns, à une pleurésie par les autres, parut d’un sinistre augure ; cependant Henri de Béarn ne quitta pas Paris, ne renonça pas à son mariage avec la princesse Marguerite, fixé d’abord au 15 août. La mort de Jeanne d’Albret, que l’on crût ou non à son empoisonnement, augmenta les défiances du parti protestant, et surtout des réfugiés de La Rochelle, lorsqu’ils apprirent qu’à la suite de son attaque infructueuse sur Mons, François de Lanoüe était resté prisonnier sans que les Flandres se fussent soulevées. Ceci se passait à la fin du mois de juillet. Les Rochelois, de plus en plus inquiets du sort de l’amiral et des chefs des réformés, attirés presque tous à Paris par la célébration du mariage d’Henri de Béarn, députèrent à Coligny un envoyé, afin de s’enquérir des faits. L’avocat Louis Rennepont, mari de Thérèse, l’une des filles d’Odelin Lebrenn, se chargea de cette mission, il partit pour Paris dans les premiers jours d’août.

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Vers la fin du mois d’août 1572, la famille Lebrenn était réunie, à la tombée du jour, dans la grande salle formant le magasin d’armurerie d’Antonicq Lebrenn ; il continuait à La Rochelle le métier de son père. Ce magasin ressemblait à un arsenal : l’on voyait, rangées sur des râteliers fixés aux murailles, une grande quantité d’armes de toute espèce : ici des épées, des dagues, des sabres, des coutelas, des piques, des hallebardes, des masses et des haches de combat ; ailleurs, des pistolets, des arquebuses longues et courtes, des pistolets et quelques armes à feu d’une nouvelle espèce, très-légères et très-maniables, nommées mousquets, dues à l’invention du célèbre Gaspard de Milan, petit-fils de l’armurier chez qui Odelin, encore adolescent, avait autrefois accompagné maître Raimbaud lors de son voyage d’Italie ; l’on voyait encore dans l’armurerie d’Odelin Lebrenn des casques, des morions, des salades, des cuirasses, des corselets, des brigandines, des brassards, des targes et boucliers, les uns en fer, les autres en bois recouvert de lames d’acier. L’atelier, ses forges, ses enclumes, étaient situés derrière le magasin où, vers la fin du jour, se trouvait rassemblée la famille Lebrenn, au nombre de six personnes : Marcienne, veuve d’Odelin ; Antonicq, son fils ; Thérèse, sa sœur, mariée depuis trois ans à Louis Rennepont, neveu de frère Saint-Ernest-Martyr ; Joséphin, le franc-taupin ; le capitaine Mirant, frère de Marcienne ; et sa fille Cornélie, fiancée d’Antonicq. Enfin, Jean Barbot, chaudronnier, veuf de Jacqueline Barbot, marraine d’Anna-Bell, morte deux ans auparavant, assistait à cette réunion, ainsi que les deux artisans de l’armurerie, Bois-Guillaume et Roland, et un apprenti de quinze ans, surnommé par eux Serpentin.

Ces différents personnages, quoique l’heure du repos eût sonné, ne demeuraient pas inactifs : Marcienne, veuve d’Odelin Lebrenn, filait au rouet. Vêtue de noir, elle voulait conserver son deuil toute sa vie, en mémoire des morts tragiques de son mari et de sa fille Anna-Bell ; les traits de la veuve fortement accentués, sa physionomie à la fois grave, ferme et douce, offraient le type primitif des femmes santones, qui, selon les historiens, s’est conservé pur d’âge en âge et presque sans alliance de sang étranger depuis les temps antiques de la Gaule. Thérèse, fille aînée de Marcienne, s’occupait d’un travail de couture, et, de temps à autre, jetait un regard de sollicitude maternelle sur son enfant, endormi dans un berceau que parfois elle balançait du bout du pied ; Thérèse attendait avec une anxiété chaque jour croissante le retour de son mari Louis Rennepont, parti depuis longtemps pour Paris, où il avait été député auprès de l’amiral de Coligny par les Rochelois. Thérèse est coiffée, selon la mode invariable et séculaire du pays, d’une haute coiffe blanche montée sur un fond piqué ; sa robe, d’étamine grise, est coupée par une pièce d’estomac à carreaux rouges cachant à demi sa guimpe blanche et empesée ; à la ceinture de son tablier pendent deux longues chaînes d’argent à l’extrémité desquelles sont attachés son couteau, ses ciseaux, une pelote, un étui, des clefs et autres ustensiles dont une bonne ménagère est inséparable. Non loin de Thérèse Rennepont et derrière elle, Cornélie Mirant, sa cousine, fiancée d’Antonicq, repasse, debout près d’une table, le linge de la maison ; la figure de Cornélie réunit aussi dans toute leur pureté primitive les traits d’une Santone gauloise des temps héroïques : opulente chevelure châtain-clair à reflets cuivrés, lissée en bandeaux et tordue en un épais chignon ; teint blanc et frais ; petit front ; sourcils peu prononcés, d’une nuance moins foncée que celle des cheveux et se dessinant presque droits au-dessus de ses grands yeux, d’un brun orangé, au regard vif et résolu ; son nez, droit, continuait presque la ligne du front, ainsi que cela se remarque dans les fières statues antiques ; ses lèvres charnues, d’un pourpre humide, son menton fermement accusé, donnaient à son visage un caractère de grandeur remarquable ; sa taille élevée, son cou nerveux, ses larges épaules, ses bras blancs et forts, les sobres contours de son sein, rappelaient les nobles proportions de la Minerve grecque. À cette mâle apparence se joignait chez Cornélie l’enjouement, le charme doux et timide de la jeune fille. Vêtue à la Rocheloise, comme sa cousine Thérèse, elle avait, afin d’être plus à l’aise, relevé à demi les manches de sa robe, et les muscles vigoureux de ses bras, d’une blancheur de marbre, se renflaient à chaque pression du fer chaud sur le linge qu’elle repassait ; mais de temps à autre ce fer restait un moment inactif, Cornélie redressait la tête afin de prêter une oreille plus attentive à la lecture qu’Antonicq faisait à la famille réunie et le contemplait, non pas avec une tendresse furtive, mais en cherchant au contraire son regard avec l’assurance sereine d’une fiancée. Le père de Cornélie, le capitaine Mirant, l’un des plus habiles et intrépides marins de La Rochelle, homme encore dans la vigueur de l’âge, s’occupait de crayonner le plan de quelques ouvrages de défense qu’il jugeait nécessaires à la sûreté du port. Près du capitaine était assis son compère, Jean Barbot le chaudronnier de l’île de Ré ; sa femme, marraine d’Anna-Bell, après avoir longtemps pleuré l’enlèvement de sa filleule, se le reprochant comme un impardonnable oubli de surveillance, était morte de chagrin. Jean Barbot, afin de ne pas rester oisif, fourbissait un corselet d’acier avec autant de soin qu’il eût fourbi l’un de ces beaux bassins de cuivre à ornements artistement repoussés, ou l’un de ces plats de fer étamés qui, exposés dans sa chaudronnerie, brillaient d’un éclat pareil à celui de l’or et de l’argent. Barbot, homme d’un rare courage, et surtout d’un calme incroyable dans le péril, avait pris part aux dernières guerres religieuses ; entre autres cicatrices, il portait celle d’un coup de sabre si furieusement asséné, qu’abattant l’oreille gauche du chaudronnier, labourant sa joue, il lui avait en outre coupé l’extrémité du nez ; malgré cette mutilation, les traits de maître Barbot conservaient une expression d’inaltérable bonne humeur. Le franc-taupin polissait un canon d’arquebuse sorti terne et fruste de la forge. L’ancien chef des Vengeurs d’Israël, cet homme d’une implacable férocité envers les papistes, et qui toujours portait suspendu à une ficelle nouée à la boutonnière de son pourpoint ce morceau de bois où il nombrait par des coches les prêtres catholiques tués par lui en horribles représailles de la mort de sa sœur et des tortures d’Hêna (ces entailles atteignaient alors le chiffre de vingt-quatre), ce vengeur implacable, assis de l’autre côté du berceau du fils de Thérèse Rennepont, partageait avec elle le soin d’imprimer à la bercelonnette un léger balancement ; et lorsque parfois l’enfant s’éveillait, le franc-taupin, laissant sur ses genoux le canon d’arquebuse, souriait à l’enfant… comme pouvait sourire le franc-taupin… Il vivait d’une petite pension que la municipalité de La Rochelle lui accordait en récompense des longs services rendus par lui en qualité de sergent des archers de la cité. Il reportait sur Antonicq, sur sa sœur, sur leur mère, le tendre et inaltérable attachement dont il avait donné tant de preuves à Christian Lebrenn, à sa femme Brigitte, à sa fille et à Odelin. Enfin les deux ouvriers de l’armurerie, Bois-Guillaume et Roland, ainsi que l’apprenti Serpentin, s’occupaient de menus travaux de leur métier, plutôt par délassement que par labeur, en écoutant la lecture qu’Antonicq faisait à haute voix. Il lisait le CONTRE-UN, ouvrage écrit par Estienne de la Boétie , mort en l’année 1563. Jamais la raison, la dignité humaine, la conscience du droit, le saint amour de la liberté, la généreuse horreur de la tyrannie, n’ont parlé un langage plus éloquent, plus chaleureux, que dans ce livre immortel ! C’est un cri d’exécration et d’anathème contre l’oppression ; ce cri vengeur, sorti de l’âme indignée d’un grand citoyen, fait vibrer tous les nobles cœurs ! Ces pages, où chaque mot respire une conviction ardente, ont redoublé la foi des honnêtes gens qui, poussés à bout par les crimes affreux dont la royauté, complice ou instrument de l’Église de Rome, s’est encore souillée en ce siècle-ci, songent fermement, ainsi que plusieurs provinces des Pays-Bas, à suivre l’exemple des cantons suisses, fédérés en république. Le livre d’Estienne de la Boétie, en appelant tous les opprimés à la résistance CONTRE UN qui les opprime, leur expose avec une âpre et impitoyable logique les causes abjectes de leur servitude volontaire, second titre de ce livre admirable ! (Moi, Antonicq Lebrenn, qui écris ceci, je crains que cette œuvre patriotique, proscrite sur tous les points de la France, ne puisse traverser les âges ; je veux donc, fils de Joel, vous faire connaître quelques passages de cet écrit ; ils seront peut-être d’un profitable enseignement pour notre descendance, si le sort la destine à gémir longtemps encore sous le joug de la tyrannie d’un seul… et peut-être nos fils, enflammés par ces brûlantes paroles, secoueront-ils leur servitude volontaire !)

Antonicq Lebrenn poursuivait donc ainsi la lecture du CONTRE-UN, au milieu du profond silence de la famille réunie :

« … Il y a trois sortes de tyrans, je parle des méchants princes : les uns ont le royaume par l’élection du peuple ; les autres, par la force des armes ; les autres, par la succession de leur race. Ceux qui l’ont acquis par le droit de la guerre se comportent comme en terre de conquête ; ceux qui naissent rois ne sont communément guère meilleurs ; nourris dans le sang de la tyrannie, ils tirent avec le lait la nature du tyran, et regardent leurs peuples comme des serfs héréditaires. Celui à qui le peuple a donné l’État devrait être (ce semble) plus supportable et le serait, comme je crois, si, se voyant dès lors élevé par-dessus les autres et flatté par je ne sais quoi que l’on appelle la grandeur, il ne prenait communément le parti de conserver la puissance que le peuple lui a baillée et de la transmettre à ses enfants.

» Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien qu’il y a entre ces différents tyrans quelque différence ; mais de choix, je n’en vois point, la façon de régner étant quasi-semblable. – Les élus gouvernant comme s’ils avaient des taureaux à dompter ; – les conquérants regardant leur peuple comme leur proie ; – les rois héréditaires voyant dans leurs sujets des esclaves naturels. » (Pages 86-87.)

 

« Pour parler à bon escient, c’est un extrême malheur d’être sujet à un maître duquel l’on ne peut être jamais assuré qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra… Je ne veux pas, à cette heure, débattre cette question, à savoir : – si les républiques sont meilleures que la monarchie ? – à quoi si je voulais venir, encore voudrais-je savoir quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques ? et si elle y en doit avoir aucun, pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement où tout est à un ?

» Je voudrais comprendre comment il se peut faire que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations, endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’on lui donne ? qui n’a pouvoir de leur nuire que parce que l’on a de l’endurer ? Quoi ! un million d’hommes, misérablement asservis, ayant le cou sous le joug, non contraints par la force, mais enchantés, charmés par ce mot UN, duquel ils ne doivent craindre ni la puissance, puisqu’il est seul, ni aimer les qualités, puisqu’il est, à leur endroit, inhumain et sauvage ; mais la faiblesse d’entre nous, hommes, est telle ! » (Pages 62-64.)

 

« … Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? ou quel vice ? Ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini, non pas obéir, mais servir ! non pas être gouvernés, mais tyrannisés ! n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ! Souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare, contre lequel il faudrait répandre son sang et risquer sa vie ; mais souffrir cela d’un seul ! Non pas d’un Hercule ou d’un Samson ; mais d’un seul hommeau, et le plus souvent du plus lâche, du plus efféminé de la nation ! non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand-peine au sable des tournois ! Appelons-nous cela lâcheté ? Dirons-nous que ceux-là qui restent asservis sont couards ? Que deux, que trois, que quatre, ne se défendent d’un, cela est étrange, mais toutefois possible ; et l’on pourra dire alors à bon droit que c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille, endurent tout d’un seul, dira-t-on qu’ils ne veulent point, qu’ils n’osent pas se prendre à lui, et que c’est, non couardise, mais plutôt mépris et dédain ? Alors, quel monstre de vice est ceci, qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve de nom assez vilain, que nature désavoue avoir fait, et la langue refuse de le nommer ? » (Pages 1 et 2.)

Cette éloquente malédiction contre l’aveuglement des peuples asservis arrache un cri d’admiration à tous les membres de la famille Lebrenn, et Antonicq interrompt pendant un moment sa lecture.

– Ah ! le livre a raison ! – dit d’une voix grave la veuve d’Odelin. – Quel monstre de vice est donc celui-là, qui courbe des milliers d’hommes sous le joug d’un seul ? Ce n’est pas lâcheté ? Les plus lâches, se voyant mille contre un, ne craindraient pas de l’assaillir… le livre a raison… quel est donc ce vice sans nom ?

– Sœur, – reprend le capitaine Mirant, – quand je navigue en haute mer avec mon brigantin, je suis un contre tous mes mariniers ; cependant, dociles et respectueux, ils obéissent à tous mes ordres. Pourquoi cela ? Parce qu’ils ont foi à mon expérience ; parce qu’ils savent que seul je puis diriger la route du navire par l’observation des astres, le guider à travers les écueils, commander la manœuvre pendant la tempête ; leur servitude volontaire à mon égard les honore et m’honore. Mais que des peuples subissent volontairement la tyrannie d’un seul homme qu’ils méprisent, qu’ils abhorrent et qui les écrase… voilà ce qui est la honte de l’humanité ! Aussi, je dis comme toi, sœur, et comme le livre… quel monstre de vice sans nom est donc celui-là ?

– Mon oncle, – reprend Antonicq, – écoutez encore ces admirables pages sur la condition servile que le peuple s’impose pour ainsi dire à lui-même :

« C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix d’être sujet ou d’être libre, quitte sa franchise pour le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. S’il devait coûter quelque chose de recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais point, quoique ce soit ce que l’homme doive avoir de plus cher, que de reprendre ses droits naturels et, à bien dire, de bête redevenir homme.

» Mais non, je ne demande pas au peuple une si grande hardiesse… Quoi ! si pour avoir la liberté, il ne lui faut que la désirer ? s’il n’a besoin que d’un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l’estime trop chère, la pouvant gagner d’un seul souhait ? Et qui hésiterait à recouvrer un bien que l’on devrait racheter au prix de son sang, lequel bien perdu, tous les gens d’honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ?

 

»… Mais non ! plus les tyrans pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent, plus ils détruisent ; plus on leur baille, plus on les sert, et d’autant plus ils se fortifient…

» Cependant, si on ne leur donnait rien, si on ne leur obéissait point, et cela sans combattre, sans frapper, ils demeureraient nus, défaits, ne seraient plus rien ; de même que la racine, n’ayant plus d’humeur et aliment, devient une branche sèche et morte. » (Pages 3 à 5.)

– Voyre ! – reprit le franc-taupin, – le livre a raison, toujours raison !… Il est des hommes ânes et des hommes lions. Dit-on à l’âne : « Rugis, bondis, mords, déchire ton ennemi ? » Point ; on lui dit : « Âne tu es, âne tu seras, reste âne !… L’on n’attend pas même de toi que tu t’élèves à l’héroïsme césarien de la ruade ! non, bête pacifique ! seulement demeure coi, immobile, têtu, et ne va point au moulin !… » Et de vrai, mes amis, que pourraient faire les meuniers et leurs garçons si, malgré leurs gourdins, des millions d’ânes, se donnant le mot, refusaient net de marcher ? On les rouerait de coups ? voyre ! leur épargne-t-on les coups lorsqu’ils marchent ? Battu pour battu, autant rester coi et ruiner le meunier… Oui, – ajoute le franc-taupin, dont les traits s’assombrissent, – mais comment ce malheureux peuple pourrait-il seulement concevoir la pensée de cette résistance inerte ? Est-ce que les moines ne lui moinaudent pas depuis le berceau jusqu’à la tombe : « – Va, bête de somme, lèche les mains qui te fouaillent… bénis le fardeau qui t’écrase et met ton échine à vif… ton salut est au prix de tes tourments… À nous ton large dos ; nous t’enfourchons pour te conduire au paradis ! » – Enfin, – ajoute le franc-taupin, – veut-on arracher ces malheureux hébétés aux griffes de la moinauderie ? Vite et tôt ! prison, coutelas, bûcher, torture !… Et ma sœur Brigitte est morte en prison ! et sa fille a été brûlée vive ! et Christian est mort de chagrin ! et Odelin, son fils, a été égorgé par son frère… Hervé le cordelier !…

Ces paroles, qui rappelaient tant de pertes douloureuses à la famille Lebrenn, furent suivies d’un morne silence ; des larmes coulent sur les joues de Marcienne, veuve d’Odelin, le mouvement de son rouet s’arrête, elle incline sa tête sur sa poitrine et dit :

– Mon deuil sera comme ma douleur… éternel !… Ah ! mes enfants, deux places resteront toujours vides à notre foyer… celle de votre père, celle de votre sœur… Hélas ! elle a pu douter de notre indulgence… de notre tendresse !…

– Malheur à nous ! – dit Barbot-le-Chaudronnier en soupirant. – Ma pauvre femme n’a pu résister au chagrin ; elle s’est jusqu’à la mort reproché l’enlèvement de sa filleule !…

– Ah ! ma mère, – reprend Thérèse Rennepont en essuyant ses larmes, – chaque jour, Antonicq et moi, nous regrettons cruellement l’absence de notre sœur parmi nous… avec quelle sollicitude nous aurions tâché de guérir son pauvre cœur blessé, de la rassurer sur elle-même, de lui prouver par notre affection qu’elle ne l’avait jamais déméritée… Non, car ainsi que le disait mon pauvre père, elle n’était ni coupable, ni complice du passé… elle en était victime !

– Et les victimes… on les plaint, on les pleure !… – dit Cornélie, les yeux humides. Puis un éclair y brille ; elle ajoute d’une voix mâle et contenue : – On les pleure… mais, Dieu juste ! on les venge !…

– Ô Catherine de Médicis ! reine infâme ! mère de fils infâmes ! sonnera-t-elle enfin l’heure de la vengeance ? – s’écrie le capitaine Mirant. – Quoi, les plus pervers frémissent des crimes de ces monstres couronnés ! on les subit ! et il suffirait d’un souffle pour les renverser !… Ah ! répétons-le, comme le livre de la Boétie : par quel vice sans nom des millions d’hommes souffrent-ils donc volontairement un pouvoir abhorré ?

– Du moins, mon compère, – dit Barbot-le-Chaudronnier, – nous autres huguenots, nous avons montré les dents aux monstres… Mais, en homme du métier, j’avoue nos torts… nous aurions dû mettre une bonne fois à la fonte ce vieux chaudron royal où, depuis des mille et des cents ans, les rois font bouillir Jacques Bonhomme et l’accommodent à toute sauce pour s’en repaître… Le chaudron fondu, c’était fait de cette cuisine du diable !

– Oui, compère, – répond le capitaine Mirant, – telle a été notre faiblesse, à nous autres, les plus hardis pourtant ! à nous autres, tant de fois abusés, trahis par des édits menteurs ! Fasse Dieu que le dernier édit n’ait pas le sort des premiers, et que Louis Rennepont, à son prochain retour de Paris, ne justifie pas nos craintes !…

– Mon frère, – dit Marcienne, – je sais combien il faut se défier des promesses, des serments de Charles IX et de sa mère… Hélas ! je ne peux oublier les révélations contenues dans la lettre écrite à son père par ma pauvre fille avant de courir volontairement à la mort, lors de la bataille de La Roche-la-Belle !… Catherine de Médicis et ses fils sont capables d’avoir un jour rêvé le massacre dont cette reine sanguinaire avait confié le plan au jésuite son complice ; mais rappelons-nous aussi que M. l’amiral de Coligny, si prudent, si sage, si expérimenté, enfin mieux à même que personne de juger des choses, puisqu’il voit de près la cour, est plein de confiance dans la durée de la paix. N’a-t-il pas donné un gage certain de sa sécurité en engageant les protestants à rendre au roi, avant le terme fixé par l’édit, les villes de refuge dont ils étaient maîtres ?

– Sœur… sœur ! – répond le capitaine Mirant, – je me féliciterai toujours d’avoir été, dans le conseil des échevins, l’un des plus opposés à la reddition de La Rochelle ! Grâce à Dieu, cette place forte nous est restée ; nous y sommes du moins en sûreté… Je crains que la loyauté de l’amiral ne soit dupe des noires trahisons de l’Italienne !

– Ah ! j’attends avec une double impatience le retour de mon mari ! – dit Thérèse Rennepont en soupirant. – Il aura vu M. de Coligny, il lui aura exprimé les défiances, les craintes des Rochelois, et nous saurons du moins avec certitude si nous devons craindre ou nous rassurer !

– Est-ce donc vivre que cela ? – s’écrie le capitaine Mirant. – Quoi ! nous, gens de bien, toujours en alarmes comme des criminels ! toujours la défiance au cœur ! toujours l’oreille au guet, la main sur l’épée ! D’où naissent ces inquiétudes mortelles ? De ce que, malgré nos vieilles franchises municipales, malgré les remparts de notre ville, nous sommes, après tout, sujets du roi au lieu de nous appartenir à nous-mêmes, ainsi que les cantons suisses, librement fédérés en république ! Ô liberté ! liberté ! verrons-nous jamais ton règne parmi nous ?

– Oui, – reprend Antonicq, – oui, nous le verrions, ce beau règne, si ces admirables sentiments de la Boétie pénétraient toutes les âmes… Écoutez encore, écoutez :

« Ah ! liberté ! bien si grand, si plaisant, que, elle perdue, tous les maux viennent à la file, et les biens mêmes qui demeurent après elle perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la servitude ! La seule liberté, les hommes ne la désirent point, non pour autre raison (ce semble) que s’ils la désiraient, ils l’auraient ! On dirait qu’ils refusent cette belle conquête seulement parce qu’elle est trop aisée ! Les bêtes (ce m’aid’Dieu), si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! Plusieurs d’entre elles meurent sitôt qu’elles sont prises ; le poisson perd la vie aussitôt que l’eau ; celles-là meurent pour ne point survivre à leur naturelle franchise ! Si les animaux avaient entre eux des rangs, ils feraient de liberté… noblesse ! Des plus grands jusqu’aux plus petits, lorsqu’on les prend, ils font si grande résistance des ongles, des cornes, du pied, du bec, qu’ils déclarent assez combien ils tiennent cher ce qu’ils perdent. Sont-ils pris, ils nous donnent tant de signes apparents de la connaissance de leur malheur, que s’ils continuent leur vie, c’est plus pour plaindre leur liberté perdue, que pour se plaire en servitude !

» Pauvres gens misérables ! peuples insensés ! nations opiniâtres en votre mal ! aveugles en votre bien ! vous vous laissez emporter devant vous, ravir le plus beau, le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons, les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous pouvez dire que rien n’est à vous. En serait-il de la sorte, si vous n’étiez receleurs du larron qui vous pille ? complices du meurtrier qui vous tue ? traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos fruits afin qu’il en fasse le dégât ! vous meublez vos maisons pour fournir à ses voleries ! vous nourrissez vos filles afin qu’il ait de quoi soûler sa luxure ! vous nourrissez vos enfants afin qu’en ses guerres il les mène à la boucherie, qu’il les fasse les ministres de ses convoitises, les exécuteurs de ses vengeances ! Vous épuisez à la peine vos personnes afin qu’il se puisse mignarder en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs !

» Mais, certes, les médecins conseillent bien de ne mettre pas la main aux plaies incurables ; je ne fais pas sagement de vouloir en ceci conseiller le peuple ; il a perdu dès longtemps toute connaissance, il ne sent plus son mal, sa maladie est mortelle ! » (Pages 8-9-10.)

– Ces reproches sont sévères et, ce me semble, immérités, – dit la veuve d’Odelin. – Estienne de la Boétie, mort, il y a dix ans à peine, n’a-t-il pas vu trois fois les protestants courir aux armes pour défendre leur foi ?

– Sœur, – reprend le capitaine Mirant, – le peuple entier a-t-il couru aux armes ? Hélas ! non ; la majorité, la masse, aveugle, ignorante et misérable, dominée par les moines, ne s’est-elle pas toujours, à leur voix, ruée sur les hérétiques avec une rage fanatique ? Et parmi nous-mêmes, n’est-ce pas seulement le petit nombre qui pense, ainsi que le pensait si sagement Christian l’imprimeur, père de ton mari, que la liberté de conscience dépendant du bon vouloir des rois, complices éternels de l’Église, l’on ne conquerra jamais d’une manière durable ni cette liberté, ni les autres, tant qu’existera la royauté ?… La majorité des protestants, l’amiral de Coligny, ne témoignent-ils pas de leur respect, de leur dévouement, sinon pour les rois, du moins pour la monarchie ? Ne la mettent-ils pas en dehors et au-dessus des guerres religieuses ?… Sœur, le livre dit vrai : la masse du peuple, avilie, hébétée, dégradée par une ignorance, un servage et une misère séculaires, ne sent pas le mal de la servitude ! S’ensuit-il que cette maladie soit incurable, mortelle ? Non ! non ! en cela, j’espère mieux de l’humanité que la Boétie… L’histoire, d’accord avec les chroniques de la famille de ton mari, prouve qu’un lent et mystérieux progrès s’accomplit à travers les âges ; les serfs ont remplacé les esclaves ; les vassaux ont remplacé les serfs… et un jour, le vasselage disparaîtra comme ont disparu esclavage et servage !… Enfin, les guerres religieuses de notre siècle sont un pas de plus vers l’affranchissement… la révolte contre le trône suivra de près la révolte contre l’Église… Mais, hélas ! que d’années encore avant l’aurore de ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande… ainsi que dit votre légende !

– Ah ! – dit Antonicq, – le génie de la tyrannie est si fécond en infernales ressources pour assurer son empire ! Tenez, mon oncle, vous avez été, comme moi, frappé du nombre infini de fêtes publiques, de tournois, de carrousels, de processions, dont quelques voyageurs nous faisaient le récit, à leur retour de Paris ?

– Oui… et nous écoutions ces récits comme ceux d’un voyage au pays des fées, – répond Cornélie. – Nous nous demandions comment le peuple pouvait se montrer si joyeux à Paris, courir à ces fêtes données sur ces places encore rougies du sang des martyrs, encore chaudes de la cendre des bûchers !

– Cornélie, – dit Antonicq, fier et ému des nobles paroles de sa fiancée, – les tyrans règnent moins peut-être par la force qui épouvante que par la corruption qui déprave… Témoin ces profondes et effrayantes paroles de la Boétie :

« … La ruse des tyrans pour abêtir leurs sujets ne se peut connaître plus clairement que par ce que Cyrus fit aux Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardes, la maîtresse ville de Lydie, et qu’il eut pris à merci Crésus, ce tant riche roi, et l’eut emmené captif. On apprit à Cyrus que les Sardins s’étaient révoltés, il les eut bientôt réduits sous sa main ; mais ne voulant pas mettre à sac une tant belle ville, ni être toujours en peine d’y tenir une armée pour la garder, il s’avisa d’un grand expédient pour s’en assurer. Il y établit des maisons de débauche, des tavernes et jeux publics, et fit publier un édit qui ordonnait aux habitants de fréquenter ces mauvais lieux ; il se trouva si bien de cette garnison, qu’il ne lui fallut jamais depuis tirer l’épée contre les Lydiens. » (Page 110.)

 

« Aussi, ne pensez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la friandise, s’accroche plus vite à l’hameçon que tous les peuples ne s’allèchent vitement à la servitude pour la moindre plume qu’on leur passe (comme on dit) dans la bouche. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres drogueries, étaient, aux peuples anciens, l’appât de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie.

» Ces allèchements tenaient les sujets sous le joug. Ainsi les peuples assotis, trouvant beaux ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui leur passait devant les yeux, s’accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal que les petits enfants, qui, pour voir les luisantes images des livres enluminés, apprennent à lire.

» Les Romains tyrans s’avisèrent encore de festoyer souvent la populace, qui se laisse aller, plus qu’à toute chose, au plaisir de la bouche. Le plus entendu de tous n’eût pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la république de Platon ! Les tyrans faisaient largesse du quart de blé, du sextier de vin, du sesterce ; et lors, c’était pitié d’ouïr crier : Vive le roi ! Ces lourdauds n’avisaient pas qu’ils ne faisaient que recouvrer une partie du leur ; et que cela même qu’ils recouvraient, le tyran ne leur eût pu donner, si auparavant il ne leur avait point ôté à eux-mêmes. » (Pages 112-113-114.)

– « Le plus entendu de tous n’eût pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la république ! » – répéta le capitaine Mirant. – Le trait est sanglant et navrant de vérité ! Les hommes deviennent brutes s’ils sacrifient tout à leurs appétits grossiers ! Mais exécration aux tyrans ! ils excitent ces appétits, afin de dominer le cœur par le ventre, l’esprit par les yeux, en attirant le peuple à ces fêtes, à ces carrousels, amusements honteux de sa servitude, payés du fruit de ses labeurs !

– Va, pauvre Jacques Bonhomme ! – ajoute le franc-taupin, – remplis ta panse et tends le dos ! paye le gala ! ronge les os et crie largesse !… Ah ! si tu savais ! si tu voulais ! d’un coup d’épaule tu mettrais bas le tyran et ses cohortes !

– Non, non ! – reprend Antonicq, – ne croyez pas que nos tyrans, Catherine de Médicis et Charles IX, soient surtout défendus par leurs arquebusiers d’ordonnance, par leurs chevau-légers et leurs gens d’armes… non, non !

– Que veux-tu dire, mon neveu ?

– Écoutez encore Estienne de la Boétie :

« … Mais maintenant, je viens à un point, lequel est le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de la tyrannie. Celui-là qui pense que les hallebardes des gardes font la sûreté de la défense des tyrans, à mon jugement, se trompe fort… Non, ce ne sont point les armes qui défendent le tyran ; on ne le croira pas du premier coup, toutes fois, c’est le vrai ; ce sont toujours quatre ou cinq (de ses complices) qui maintiennent le tyran et lui tiennent le pays en servage. Toujours il a été que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran, et ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les entremetteurs de ses voluptés, les copartageants de ses pilleries. Ces cinq ou six ont au-dessous d’eux CINQ OU SIX CENTS personnes qui leur sont ce qu’ils sont eux-mêmes au tyran… et ces cinq ou six cents ont à leur tour au-dessous d’eux CINQ OU SIX MILLE larronneaux, auxquels ils ont fait donner le gouvernement des provinces, le maniement des deniers, afin qu’ils satisfassent à l’avarice et à la cruauté du tyran ; qu’ils exécutent ses ordres en leur temps, et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puissent durer que sous son ombre, ni échapper que par lui aux lois et à leurs châtiments ! Grande est la suite qui vient après cela ; et qui voudra s’amuser à dévider ce filet verra que, non-seulement les six mille, mais des cent mille, des millions, se tiennent par cette corde au tyran, qui, s’aidant d’icelle, peut (comme, en Homère, Jupiter s’en vante) amener à soi tous les dieux en amenant à lui la chaîne. » (Pages 127 à 129.)

 

– Non, jamais le pouvoir centralisateur de la royauté, ce terrible instrument de la tyrannie, n’a été si hardiment mis à nu ! – s’écrie le capitaine Mirant – Ah ! de plus en plus j’en suis convaincu, la fédération des provinces, indépendantes en leur particulier, mais liées entre elles pour ce qui touche les intérêts généraux de l’union, ainsi que la république des cantons suisses, offre seule des garanties réelles à la liberté ! Aucun canton ne saurait asservir les autres !

– Et maintenant, – reprend Antonicq Lebrenn, – admirez avec quelle profondeur Estienne de la Boétie retrace le châtiment intérieur du tyran et les hideuses conséquences de la tyrannie :

« …… Dès qu’un roi s’est déclaré tyran, toute la lie du royaume, je ne dis pas seulement un tas de larronneaux et d’essorillés, mais tous ceux qui sont mus par une ardente ambition et une notable avarice, s’amassent autour du tyran, le soutiennent pour avoir part au butin et, être, sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes. Ainsi font les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres dévalisent les voyageurs ; les uns sont en embuscade, les autres au guet ; les uns massacrent, les autres dépouillent… » (Pages 129-130.)

 

« … Voilà pourquoi le tyran n’est jamais aimé ni n’aime. L’amitié est don sacré, chose sainte ! elle n’existe jamais qu’entre gens de bien, ne se prend que par une mutuelle estime ; elle s’entretient, non tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance qu’il a de son intégrité ; les répondants qu’il en a, c’est son bon naturel, la foi, la constance ! Mais il ne peut exister d’amitié là où est la cruauté, la déloyauté, l’injustice ! Entre les méchants, quand ils s’assemblent, c’est complot… non compagnie ! ils ne s’entre-soutiennent pas, ils s’entre-craignent ! ils ne sont pas amis… mais complices !… » (Page 142.)

 

« Voilà pourquoi il y a bien (ce dit-on), entre les voleurs, quelque foi au partage du butin, pour ce qu’ils sont pairs et compagnons et qu’ils ne veulent pas, en se désunissant, rendre la force moindre. » (Page 143.)

 

« … Là commencent les châtiments des tyrans ; et lorsqu’ils sont morts, leur nom exécré est noirci de l’encre de mille plumes, leur réputation déchirée, leurs os même traînés aux gémonies par la postérité, les punissent de leur méchante vie ! Apprenons donc à bien faire, levons les yeux vers le ciel, demandons-lui l’amour de la vertu ! Quant à moi, je pense bien qu’il n’est rien de si contraire à Dieu que la tyrannie, et qu’il réserve pour les tyrans quelque peine particulière. » (Pages 147-149.)

– Ah ! mes enfants ! – dit la veuve d’Odelin, – ce livre où respirent la haine de la tyrannie, une généreuse indignation contre les lâches, qui feraient douter de la justice divine en subissant si allègrement l’iniquité ; ce livre où sont écrits à chaque page l’amour du bien, l’exécration du mal, ce livre devrait être mis aux mains des adolescents arrivés à l’âge de raison… il serait pour leur âme une nourriture salubre et forte ; ils y puiseraient dès leur jeune âge une sainte horreur de cette lâche et aveugle SERVITUDE VOLONTAIRE, et tous, au nom du droit, de la dignité, du juste, de l’honnête, se soulèveraient CONTRE UN, selon le titre de ces pages sublimes !

– Ma tante, – dit timidement Cornélie, – ce livre ne devrait-il pas être aussi celui des jeunes filles en âge de raison ? Elles deviennent épouses et mères. Ne faut-il pas qu’elles soient aussi nourries dans l’amour du juste et dans l’horreur de la tyrannie, afin de pouvoir élever leurs enfants dans ces mâles principes, et partager les dévouements, les dangers de leurs époux, lorsque vient l’heure des sacrifices et du combat ?

Cornélie était si belle en prononçant ces viriles et patriotiques paroles, que tous les membres de la famille Lebrenn tournèrent les yeux vers la jeune fille avec émotion.

– Oh ! ma vaillante fiancée ! – dit Antonicq se levant et prenant entre ses mains celles de Cornélie dans un élan d’amour et d’enthousiasme, – que d’orgueil m’inspire ton amour ! quels généreux devoirs il m’impose ! Enfin, c’est demain ! jour heureux entre tous !… c’est demain que notre union sera bénie !

Antonicq achevait ces mots, lorsque soudain l’on entendit les pas d’un cheval, qui s’arrêtait au dehors, devant l’armurerie. Thérèse Rennepont tressaillit, se leva, courut à la porte en s’écriant : – Mon mari ! !

Le pressentiment de la jeune femme ne la trompait pas, la porte s’ouvrit, et Thérèse tomba dans les bras de Louis Rennepont.

*

* *

La joie de la famille Lebrenn en revoyant l’un des siens, le bonheur qu’éprouvait Louis Rennepont à embrasser sa femme et son enfant, à se retrouver au milieu de personnes si chères à son cœur, avaient d’abord dominé tout autre sentiment ; mais, après ces affectueux épanchements, une même question s’échappe de toutes les lèvres :

– Quelles nouvelles de Paris et de l’amiral de Coligny ?

Hélas ! seulement alors, les membres de la famille Lebrenn remarquent la profonde altération du visage de Louis Rennepont, et sa femme, scrutant les traits du jeune homme avec une avide et inquiète curiosité, s’écrie tout à coup :

– Grand Dieu ! Louis, tes cheveux ont blanchi !…

En effet, lors du départ de Louis Rennepont, vers la fin du mois précédent, aucune mèche blanche n’argentait la noire chevelure du jeune homme, et, à son retour, elle était grise ! il semblait vieilli de dix ans !… Ce changement devait avoir pour cause quelque émotion soudaine et terrible… L’exclamation de Thérèse fut suivie d’un morne silence ; tous les regards s’attachaient sur Louis Rennepont avec une anxiété croissante ; il répondit d’une voix altérée :

– Oui, chère Thérèse, oui, mes amis, mes cheveux ont blanchi en une nuit… dans celle de la Saint-Barthélemy, du 23 au 24 de ce mois… – Et frémissant encore d’épouvante, le jeune homme, cachant sa figure entre ses mains, murmura : – Mon Dieu ! mon Dieu !…

La fermeté, la résolution du caractère de Louis Rennepont, étaient connues de tous ; l’affliction, l’abattement d’un homme de cette trempe, devaient annoncer quelque grande calamité publique. Ceux qui le revoyaient si changé, si accablé, sentirent leur cœur douloureusement oppressé ; l’on craignait de n’apprendre que trop tôt une sinistre nouvelle ; chacun gardait le silence. Il fut interrompu par la veuve d’Odelin ; elle dit à Rennepont d’une voix grave et émue :

– Louis, le Seigneur ne nous a pas jusqu’ici épargné les dures épreuves… nous avons plus d’une fois plié sans rompre sous des coups aussi imprévus que cruels… comptez sur notre courage… Qu’avez-vous à nous apprendre ?

– Ma mère, – répond Rennepont, qui donnait cette appellation filiale à la mère de sa femme, – vous souvenez-vous de ce projet infernal de Catherine de Médicis, surpris par la pauvre Anna-Bell pendant l’entretien de la reine et du père Lefèvre, disciple de Loyola ?

– Grand Dieu ! – s’écrie Antonicq, – ce projet de massacrer tous les protestants, désarmés par la paix…

– Ce massacre commencé à Paris, sous mes yeux, pendant la nuit de la Saint-Barthélemy, – répond Louis Rennepont avec effort, – ce massacre dure encore à cette heure dans la plupart des grandes villes de France…

À ces mots de Louis Rennepont, une exclamation d’horreur et d’épouvante s’échappe de toutes les poitrines ; puis un silence funèbre règne dans l’armurerie, tandis que Thérèse, s’élançant au cou de son mari, l’enlace de ses bras, le serre contre son sein, en murmurant d’une voix étouffée :

– Tu étais à Paris, et tu as échappé au carnage… Béni soyez-vous, mon Dieu ! – Et la jeune femme, joignant les mains avec ferveur, tombe agenouillée près du berceau de son fils et s’écrie :

– Seigneur ! Seigneur ! je vous rends grâce ! Vous m’avez conservé le père de mon enfant !…

– Ma fille, n’oublions pas les morts ! – dit la veuve d’Odelin d’une voix solennelle ; prions pour les victimes ! prions pour les trépassés !

– Ah ! – s’écrie le capitaine Mirant, – devant un tel forfait, le vertige vous saisit… l’on doute de soi-même… on se demande si l’on veille ou si l’on rêve ?…

– Mort-de-ma-sœur ! nous ne rêvons pas ! – reprend le franc-taupin. – Voyre ! compagnons, en regardant un torrent couler à nos pieds, souvent, pendant un instant, la tête nous tourne… Ainsi nous advient… Nous voyons couler un torrent, ce torrent est de sang… ce sang, c’est celui de nos frères !…

– Misère-de-moi ! – s’écrie Barbot-le-Chaudronnier en levant son poing fermé vers le plafond, – le sang des catholiques, s’il ne coule pas à torrents, coulera goutte à goutte devant La Rochelle !… Qu’ils viennent nous attaquer ! oh ! qu’ils viennent donc ! qu’ils viennent !

– Ils viendront, – reprend le capitaine Mirant ; – ils doivent être en marche ! Nos remparts seront notre tombeau ! Merci Dieu ! nous ne serons pas égorgés comme des bœufs à l’abattoir ! nous mourrons en hommes !

Cornélie, pâle, immobile comme la statue de la douleur, les deux mains croisées sur son sein palpitant, le visage ruisselant de larmes, et jusqu’alors demeurée dans une consternation muette, fait deux pas vers son fiancé, lui disant d’une voix altérée :

– Antonicq, demain nous devions nous marier… l’on ne se marie pas en deuil, et dès aujourd’hui je porte le deuil de nos frères massacrés pendant la Saint-Barthélemy !… Une femme doit obéissance à son mari, et je veux rester libre jusqu’après la guerre… Alors, seulement alors, si nous survivons, je serai ta femme, Antonicq…

– Cornélie, l’heure des sacrifices est venue… – répond Antonicq d’une voix profondément émue ; – mon courage égalera le tien…

– Nous avons payé tribut à la faiblesse humaine, – reprend la veuve d’Odelin en étouffant un soupir ; – envisageons sans défaillir la grandeur du désastre qui frappe la sainte cause… Louis, nous écoutons votre récit de la nuit de la Saint-Barthélemy.

– Lors de mon départ pour Paris, au commencement de ce mois, j’ai voulu, en passant à Poitiers, à Angers, à Orléans, visiter dans ces villes plusieurs pasteurs, afin de savoir s’ils partageaient nos inquiétudes ; je trouvai les uns complètement rassurés par la loyale exécution du dernier édit, et surtout par la certitude du mariage de Henri de Béarn avec la sœur de Charles IX, gage irrécusable des bonnes résolutions de ce prince et de la fin des discordes religieuses ; d’autres pasteurs, au contraire, ressentaient de vagues alarmes : ne doutant pas que Jeanne d’Albret n’eût été empoisonnée par Catherine de Médicis, ils voyaient non sans crainte la confiance téméraire de l’amiral de Coligny envers la cour. Somme toute, la majorité de nos frères étaient remplis de sécurité. À peine arrivé à Paris, je me rendis aussitôt rue de Béthisy, chez M. de Coligny ; je lui expliquai les craintes des Rochelois sur les dangers que pouvait courir sa vie, si précieuse à la cause, et leur défiance insurmontable au sujet de Charles IX et de sa mère ; telle fut la réponse de M. l’amiral :

« – Mon ami, l’unique motif qui me retienne à la cour est l’espoir à peu près certain que les Flandres et les Pays-Bas se soulèveront enfin contre la sanglante tyrannie de Philippe II. L’appui de la France peut seul assurer le succès de ce soulèvement. Si ces riches et industrieuses provinces, presque entièrement protestantes, se détachent de l’Espagne, elles seront pour nos frères leur terre promise ; ils trouveront ainsi un refuge, non plus, comme aujourd’hui, derrière les remparts de quelques villes de sûreté trop peu nombreuses, mais dans ces provinces wallonnes, devenues françaises, en stipulant de solides garanties pour leurs libertés, ou dans les Pays-Bas républicainement confédérés, à l’imitation des cantons suisses, sous le protectorat de M. le prince de Nassau. Je suis attaché, par tradition de famille et par principe, au gouvernement monarchique ; mais, je le sais, beaucoup de nos frères, et vous êtes de ce nombre, révoltés des crimes de la maison régnante, inclinent fortement vers la république. À ceux-ci, la fédération des Pays-Bas, si elle s’établit, offrira une forme de gouvernement selon leurs vœux. » – Mais, monsieur l’amiral, lui dis-je, si nos soupçons se réalisent ? si l’appui que vous promettent depuis si longtemps le roi et sa mère, au sujet du soulèvement des Pays-Bas, est un leurre et cache un piège ? « – Je ne le pense pas, me répondit M. de Coligny ; mais cela peut être… Il faut s’attendre à tout de la part de Catherine de Médicis et de son fils… » – Eh quoi ! monsieur l’amiral, m’écriai-je, malgré cette possibilité, vous restez à la cour, parmi vos ennemis mortels ? vous ne cherchez pas à vous mettre en garde contre une trahison probable ? « – Mon ami, reprit M. de Coligny avec une gravité mélancolique, pendant de longues années, j’ai fait de toutes les guerres la plus horrible de toutes… la guerre civile… Elle m’inspire une aversion insurmontable… Le soulèvement des Flandres et des Pays-Bas, s’il s’accomplit, m’offre le moyen d’arrêter l’effusion du sang français et d’assurer une nouvelle et libre patrie à nos frères ; or, de deux choses l’une : ou les promesses du roi sont sincères, ou elles ne le sont pas. Si elles le sont, je regarderais comme un crime de ruiner par mon impatience ou par mes défiances la réussite d’un dessein si favorable à l’avenir des protestants. » – Et si le roi n’est pas sincère, monsieur l’amiral, lui dis-je ; si ses promesses n’ont d’autre but que de gagner du temps, afin d’assurer le succès d’une nouvelle et effroyable trahison ? « – En ce cas, mon ami, je serai victime de la trahison, » reprit tranquillement M. de Coligny. Est-ce à ma vie que l’on en veut ? J’en ai depuis longtemps offert le sacrifice à Dieu… Du reste, avant-hier, j’ai déclaré au roi que, surtout après la tentative d’insurrection étouffée à Mons, et à la suite de laquelle M. de Lanoüe, mon meilleur ami, était demeuré prisonnier des Espagnols, la France ne pouvait hésiter plus longtemps à soutenir ouvertement la légitime révolte des Pays-Bas contre l’atroce domination de Philippe II. » – Et que vous a répondu le roi ? demandai-je à l’amiral. Vous a-t-il donné quelque garantie de sa résolution ? « Le roi, reprit M. de Coligny, m’a répondu ceci : – Mon bon père, voici venir les noces de ma sœur MARGOT ; accordez-moi encore une huitaine de jours pour m’ébattre et me divertir, ensuite de quoi, je vous le jure, foi de roi… vous serez, vous et les vôtres, contents de moi. »

Louis Rennepont, à cet endroit de son récit, s’interrompit et s’écria, tressaillant d’horreur : – Le croiriez-vous, mes amis… Charles IX adressait à M. de Coligny ces perfides et doucereuses paroles vers le 15 août, et dans la nuit du 23 au 24 de ce même mois, le massacre… Ah ! c’est affreux !

– Oh ! ces rois !… – dit Marcienne, veuve d’Odelin, levant les yeux au ciel, – ces rois ! notre sang ne leur suffit plus ! ils en sont repus ! Il leur faut railler afin d’égayer le meurtre !

– Mort-de-ma-sœur ! – s’écria le franc-taupin, – M. l’amiral était donc frappé de vertige ! Quoi ! connaissant de longue date ce tyranneau… ce jeune tigre, il n’a pas été mis en éveil par le sinistre double sens que l’on pouvait prêter à ces paroles ?

– Hélas ! non ! – reprit Louis Rennepont, poursuivant son récit. – Et à l’observation que, comme vous, Joséphin, je fis à M. de Coligny, au sujet des paroles du roi, qui, en raison de son caractère d’une férocité sournoise, pouvaient éveiller les soupçons, M. l’amiral me répondit : « – Si l’on en voulait à ma vie, ne m’aurait-on pas déjà tué, depuis six mois que je suis à la cour ? » – Mais, monsieur, lui dis-je, ce ne sont pas seulement vos jours qui sont menacés, mais peut-être aussi ceux de tous les chefs du parti protestant. Nos ennemis comptent sans doute sur votre exemple, sur votre présence à la cour, et sur les fêtes du mariage de Henri de Béarn, pour attirer les principaux d’entre nous à Paris, les frapper à un moment convenu, et, le signal donné, massacrer nos frères sur tous les points de la France… Oubliez-vous, monsieur l’amiral, ce projet discuté entre Catherine de Médicis et le jésuite Lefèvre ? ils voulaient mettre à exécution le pacte infernal des triumvirs, autrefois inspiré par François de Guise ! La pauvre Anna-Bell, fille d’honneur de la reine, nous a, vous le savez, révélé cet entretien, qu’avant sa mort elle a surpris ? « – Non, non, mon ami, me répondit M. de Coligny, mon cœur, ma raison, se refusent à croire à une monstruosité impossible, puisqu’elle dépasserait les limites de la scélératesse humaine… Les plus effroyables tyrans dont le nom ait épouvanté la terre n’ont jamais rien rêvé qui pût approcher de ce forfait, qui serait sans nom ! »

– Ah ! ce forfait à maintenant un nom… il s’appelle : la nuit de la Saint-Barthélemy ! – dit Cornélie en frémissant. – Dieu juste ! de quel nom s’appellera la vengeance ?

– Qui sait ? la vengeance s’appellera peut-être : le siège de La Rochelle ? – répondit le capitaine Mirant, père de la jeune fille. – Nos murailles sont fortes et nos cœurs résolus !…

– Allons, il nous faudra, par précaution, fondre dès demain les dernières cloches des églises catholiques pour couler des canons… La guerre sera rude, – reprit maître Barbot-le-Chaudronnier, tandis que Louis Rennepont continuait ainsi son récit :

– Je quittai M. de Coligny sans pouvoir éveiller ses soupçons. Il alla passer quelques jours à sa maison des champs de Châtillon, sa chère et paisible retraite ; il ne revint à Paris que le 17 août, veille du jour du mariage de Henri de Béarn et de la princesse Marguerite. Cette union d’un prince protestant et d’une princesse catholique, où tant des nôtres voyaient le terme des discordes religieuses, attira dans Paris presque tous les chefs protestants. Parmi ceux que j’ai visités, je citerai, entre autres : M. de la Rochefoucauld, M. de la Force et le brave colonel Piles. Ne redoutant aucune trahison, ils partageaient les espérances de M. de Coligny au sujet du soulèvement des Pays-Bas. Que vous dirai-je, mes amis ? la sécurité de nos frères me gagna… Le mariage d’Henri de Béarn et de la princesse Marguerite eut lieu le 18 de ce mois ; et jusqu’au 21, ce fut, à la cour et à la ville, une liesse générale, des fêtes splendides ! sans fin ! Je m’étais logé à l’auberge du Cygne, rue Saint-Thomas-du-Louvre, à proximité de la demeure de M. de Coligny. L’hôtelier était des nôtres. Il vint me trouver dans ma chambre, le 22 août, vers neuf heures du matin, et me dit avec une sorte de surprise mêlée d’inquiétude : « – Voici qui est étrange… J’ai appris que les dizainiers de chacun des quartiers de la ville allaient de maison en maison, s’informant de la religion des habitants et notant les huguenots, sous prétexte d’un recensement général de la population… Puis, hier, – ajouta l’hôtelier, – le régiment des arquebusiers des gardes est entré dans Paris. L’on dit enfin que cette nuit l’on a transporté, de l’Arsenal à l’hôtel de ville un grand nombre d’armes, surtout des coutelas et des dagues. Ces renseignements m’ont été fournis par ma nièce. Elle est catholique et l’une des filles de chambre de madame la duchesse de Nevers. Ce recensement des huguenots, l’arrivée du régiment des arquebusiers des gardes, ces transports d’armes à l’hôtel de ville, annoncent peut-être quelques projets contre les réformés. Vous devriez informer M. l’amiral de ce qui se passe. » – L’avis de l’hôtelier me parut sage. Je courus rue de Béthisy, chez M. de Coligny ; je ne le rencontrai pas. Il s’était, selon sa coutume, rendu au Louvre de très-grand matin. Son vieil écuyer Nicolas Mouche, à qui je fis part de mes renseignements, s’en émut ; nous convînmes d’aller aussitôt attendre M. l’amiral à la sortie du palais. Nous traversions le cloître de Saint-Germain l’Auxerrois, où l’on construit plusieurs maisons, lorsque nous apercevons de loin M. de Coligny revenant à pied, suivi de deux serviteurs ; il lisait une lettre en marchant lentement. Nous hâtons le pas afin de le rejoindre, lorsque soudain nous sommes éblouis par la clarté d’un coup de feu tiré par la fenêtre basse de l’une des maisons du cloître de l’Auxerrois, et Nicolas Mouche s’encourt vers son maître en criant : « Miséricorde ! M. l’amiral est assassiné !… »

Une exclamation d’horreur s’échappe des lèvres de tous les membres de la famille Lebrenn, attentifs au récit de Louis Rennepont ; et le capitaine Mirant s’écrie : – Meurtre et trahison ! c’est donc ainsi qu’ils ont tué ce grand homme !…

– Non, – répondit Louis Rennepont avec un pénible effort. – M. de Coligny, tué d’un coup de feu, serait du moins mort en soldat… Écoutez, écoutez… Je m’élance sur les pas de Nicolas Mouche, je le rejoins au moment où M. de Coligny, pâle, mais calme, disait en désignant du geste la fenêtre par laquelle on avait tiré : « – Le coup est parti de là… » – L’arquebuse était chargée de deux balles ; l’une avait emporté un doigt de M. l’amiral, et il avait reçu l’autre balle dans le bras près du coude ; affaibli par la perte de son sang, qui coulait à flots, M. de Coligny dit à Nicolas Mouche : « – Je pourrai, en m’appuyant sur toi, aller jusqu’à ma maison ; marchons ! » – En effet, il s’y rendit à pied. Quelques officiers protestants le suivaient à distance ; apprenant le crime qui vient d’être commis, ils entrent de force dans la maison où s’était embusqué l’assassin ; mais il venait, leur dit-on, de prendre la fuite par une porte de derrière où l’attendait un cheval sellé tenu en main par un page à la livrée de Guise…

– Les Guises ! Toujours ces Guisards coupables ou complices de l’assassinat des plus vaillants de nos frères ! – dit en frissonnant la veuve d’Odelin. – Ah ! depuis la boucherie de Vassy, de combien de sang ces princes lorrains ont rougi leurs mains !… Et la blessure de M. de Coligny fut-elle mortelle ?

– Non… malheureusement pour M. l’amiral… car le lendemain… – Mais Louis Rennepont, s’interrompant : – Pardon, ma mère, – dit-il à Marcienne, qu’il appelait ainsi depuis son mariage avec Thérèse, – je voudrais mettre un peu d’ordre dans ce récit… et ma tête se trouble dans une confusion d’horribles souvenirs…

Louis Rennepont se recueillit pendant un moment au milieu du morne silence de sa famille consternée ; puis, ayant relié le fil de ses pensées, il poursuivit ainsi, s’adressant à la veuve d’Odelin Lebrenn :

– Vous me demandez, ma mère, si les Guises étaient complices du meurtre tenté sur M. de Coligny ? Oui, ils avaient trempé dans ce nouveau forfait, à l’instigation de la reine-mère… Et ici se déroule une trame dont la noire scélératesse semblerait incroyable, si l’on ne connaissait Catherine de Médicis et son fils. Je vous dirai plus tard de qui je tiens ces faits, dont il est impossible de douter. La reine, ainsi que nous l’a révélé sa conversation avec le jésuite Lefèvre, conversation surprise par la pauvre Anna-Bell, haïssait et redoutait autant les Guises que l’amiral. Elle songea donc d’abord à faire assassiner M. de Coligny par les Guises, à se défaire ensuite de ceux-ci par les protestants, et enfin à se défaire des protestants par les soldats du roi. Cette infernale combinaison vous semble impraticable ? Cependant elle faillit réussir. Voici comment : les Guises continuaient de calomnier M. l’amiral en l’accusant d’avoir soudoyé Poltrot, qui tua François de Guise, lors du siège d’Orléans, et leur haine de famille demeurait aussi implacable qu’autrefois. La surveille du mariage de Henri de Béarn, la reine et son fils Charles IX dirent benoîtement au jeune Henri de Guise qu’il devrait, afin d’augmenter la sécurité des huguenots et celle de M. de Coligny, lui donner en apparence un gage de réconciliation, lui demander l’oubli des haines si longtemps vivaces entre leurs familles, et lui tendre amicalement la main ; de sorte que l’amiral, rassuré par cette avance cordiale, se tiendrait de moins en moins sur ses gardes, et il serait alors très-facile de le faire assassiner !… La reine offrait pour cela… un homme à son fils et à elle : MAUREVERT, surnommé le Tueur du Roi depuis le meurtre du brave de Mouy, crime payé à ce Maurevert par le collier de l’ordre de Saint-Michel. L’avis de l’Italienne fut goûté, le jeune de Guise tendit sa main au vieil amiral ; celui-ci la serra loyalement… deux jours après, il recevait, à son retour du Louvre, une arquebusade tirée par le Tueur du Roi !

– Mort-de-ma-sœur ! – s’écria le franc-taupin, – vivent les reines catholiques ! vivent les seigneurs catholiques ! et surtout vivent messieurs les tueurs catholiques des rois très-catholiques !… En tirant sur Coligny, ils ont tiré un coup mortel sur l’Église et sur la royauté !

– Ah ! mon grand-père Christian Lebrenn l’imprimeur l’a dit souvent. « Le jour viendra, et peut-être il est proche… où les rois et les prêtres seront noyés dans le sang qu’ils ont versé ! » – reprit Antonicq, tandis que Louis Rennepont continuait ainsi :

– Le Tueur du Roi, en blessant M. de Coligny au lieu de le mettre à mort, ruinait l’infernal projet de Catherine de Médicis et de son fils : ils avaient compté sur le meurtre de M. l’amiral pour exciter un grand tumulte dans Paris, leurs affidés devant répandre le bruit que les Guisards étaient coupables de l’attentat ; les huguenots, exaspérés par cette nouvelle, couraient aux armes, vengeaient M. de Coligny en massacrant les Guises et leurs partisans ; ensuite de quoi les troupes royales faisaient à leur tour main basse sur les huguenots, ainsi pris en flagrant délit de rupture des édits de pacification ; et le massacre s’étendait ensuite de Paris à toute la France ! Vous le voyez, Machiavel n’eût pas mieux tramé ! L’arquebusade de Maurevert eût à la fois délivré Charles IX de M. de Coligny, des Guises et des protestants ; mais le Tueur du Roi ayant manqué son coup, il fallut aviser à un autre moyen… et surtout persuader au parti réformé, afin de l’entretenir dans sa funeste sécurité, que l’attentat de Maurevert était le fait d’une vengeance individuelle ; aussi Charles IX courut-il à l’instant chez M. l’amiral…

– Quoi ! – s’écrie la veuve d’Odelin, – ce roi… l’instigateur, le complice de ce crime… a osé ?…

– Oh ! ma mère, il a fait mieux ! il a pleuré, il a appelé M. de Coligny son bon père ! il lui a promis, « foi de roi, que, si haut placés que fussent les meurtriers, ils seraient atteints par la justice ! » Oui ; de ces larmes, de ces protestations royales, j’ai été témoin, car plusieurs de nos amis et moi, nous étions restés auprès du lit où M. de Coligny s’était couché en attendant les chirurgiens. Nous avons donc assisté à son entrevue avec Charles IX…

– Ainsi, Louis, vous l’avez vu, ce tigre à face humaine ? – demanda Cornélie avec la curiosité du dégoût et de l’horreur. – Quelle figure a-t-il, ce monstre ?

– Une figure pâle, sinistre, l’œil vitreux et éteint, quelque chose d’endormi dans le regard, comme si ce fervent catholique, cet assassin couronné, rêvait toujours le crime ! – répondit Louis Rennepont. – Et voyez la ruse sanguinaire de ce digne élève de Machiavel, pour qui la foi jurée, le serment, ne sont que des formes de mensonge plus efficaces, savez-vous, après s’être apitoyé sur la blessure de son bon père et lui avoir, foi de roi, promis justice, savez-vous quelles furent les premières paroles de Charles IX ? « – Je vais à l’instant donner l’ordre de fermer les portes de Paris, afin que personne ne sorte ; ainsi le meurtrier ne pourra s’échapper… De plus, j’autorise, ou plutôt j’engage fortement les seigneurs protestants à qui j’ai offert l’hospitalité au Louvre, pour les fêtes du mariage de ma sœur Margot, à mander leurs amis près d’eux, en manière de sauvegarde… »

– Je devine la ruse du tigre, – reprit le capitaine Mirant. – En fermant les portes de Paris, il empêchait d’en sortir les Huguenots voués au massacre !

– Sans doute, – ajouta maître Barbot-le-Chaudronnier. – De même qu’en engageant les seigneurs protestants logés au Louvre à s’entourer de leurs amis, Charles IX voulait les avoir sous la main pour les faire égorger !

– Oui, les événements l’ont prouvé, tel était le secret dessein du roi, – répondit Louis Rennepont, au milieu d’un murmure d’horreur ; – mais il fallait se hâter… La nouvelle de l’assassinat de M. de Coligny, connue dans les provinces, pouvait mettre les huguenots sur leurs gardes. La reine assembla le soir même son conseil et le présida. Voici les noms des conseillers ; il est bon de les retenir : – Le roi Charles IX, – son frère le duc d’Anjou, – le bâtard d’Angoulême, – le duc de Nevers, – Birago, – Gondi, âmes damnées de Catherine de Médicis. Il fut décidé que la tuerie aurait lieu dès l’aube. Le prévôt des marchands, excellent catholique, avait, sous prétexte d’un recensement général, dressé la liste de tous les protestants de Paris ; leur demeure ainsi connue, l’on savait où aller les frapper. Ensuite l’on agita la question de savoir si Henri de Béarn serait tué. Catherine de Médicis et son fils insistaient fort sur la nécessité de ce meurtre ; mais leurs conseillers, cependant peu scrupuleux, objectèrent que le monde entier se révolterait d’horreur contre l’assassinat d’un prince égorgé, pour ainsi dire, sous les yeux de la mère et du frère de sa femme. Le Béarnais était d’ailleurs léger, vacillant, sans croyance bien arrêtée ; il serait facile, par promesse ou par menace, de lui faire abjurer la religion réformée. La mort du prince de Condé fut aussi longuement discutée, deux fois on la résolut ; mais son beau-frère, le duc de Nevers, garantit l’abjuration de ce prince. Du reste, cet adolescent, jusqu’alors drapeau du parti huguenot, mais sans valeur personnelle, inspirait peu de crainte, surtout si on le comparait à M. de Coligny. Vers une heure du matin, le jeune duc de Guise, mandé au Louvre, fut introduit parmi les conseillers ; on lui offrit et il accepta la haute direction du carnage. Chose étrange, au dernier moment, Charles IX eut un vague remords à la pensée du meurtre de l’amiral, de ce vieillard qu’il avait le matin même appelé son bon père… mais l’hésitation du roi fut éphémère ; telles furent ses dernières paroles : « – Par la mort-Dieu ! puisque vous trouvez bon que l’on tue l’amiral, je le veux ; mais je veux aussi que l’on tue tous les huguenots, tous jusqu’au dernier, afin qu’il n’en reste pas un qui puisse me reprocher la mort de l’amiral ! »

– Dieu juste ! – s’écria la veuve d’Odelin en levant les mains vers le ciel, – tu l’as donc permis, ce forfait inouï ! lui réservant, ô Dieu vengeur ! un châtiment terrible ! tu l’as donc permis, ce complot de palais ! ce conciliabule nocturne ! Là, Charles IX, armé du pouvoir souverain, certain de la féroce obéissance de ses soldats, de ses sicaires, a, de même que l’assassin embusqué au coin d’un bois, ténébreusement ourdi cet infâme et sanglant guet-apens, où, à leur réveil, sont tombés tant de nos frères, la veille, hélas ! endormis confiants dans la loi, dans leurs droits, dans les serments de ce prince ! Combien de fois n’avait-il pas juré, à la face de Dieu et des hommes, de respecter le dernier édit de paix ! Oui, tu les as permises, ces horreurs, Dieu vengeur ! afin que cette royauté de race franque et l’Église de Rome, sa complice éternelle, tombent bientôt sous l’exécration soulevée par le massacre de la Saint-Barthélemy !

La famille Lebrenn se joignit du cœur et des lèvres aux imprécations de la veuve ; et, sa vive émotion calmée, Louis Rennepont reprit :

– Avant de rentrer le soir à mon hôtellerie, je parcourus la ville, assez calme en apparence ; je rencontrai plusieurs des nôtres ; effrayés de la tentative de meurtre exercée sur l’amiral, ils avaient, en vain, tenté de quitter Paris : les portes étaient rigoureusement fermées, selon les ordres de Charles IX. De retour, le soir, à mon auberge, je n’y trouvai pas l’hôtelier, sur qui je comptais pour savoir peut-être quelques nouvelles. Brisé de fatigue, agité de vagues inquiétudes, je me jetai habillé sur mon lit et m’endormis ; je fus réveillé, vers trois heures du matin, par l’hôtelier ; il tremblait d’épouvante. « – La mort de tous les protestants de Paris est jurée, – me dit-il ; le massacre va commencer au point du jour. Ma nièce, fille de chambre de madame la duchesse de Nevers, a surpris quelques mots du complot ; elle vient d’accourir me le révéler. J’en ai averti ceux de nos frères qui logent céans ; ils viennent de fuir. Vous avez une chance d’échapper au carnage : suivez la première bande d’égorgeurs que vous rencontrerez ; vous paraîtrez être des leurs ; vous pourrez peut-être gagner ainsi l’une des portes de Paris et quitter la ville. Ils ont pour signe de reconnaissance une croix de papier blanc attachée au chapeau et une manche détachée du corps de la chemise et passée, en manière de brassard, par-dessus la manche du pourpoint ; leur cri de ralliement est : Vive Dieu et le roi ! Fuyez, fuyez ! que le Seigneur vous protège !… J’ai, grâce à ma nièce, une retraite assurée à l’hôtel de Nevers… » Au moment où l’hôtelier me parlait ainsi, j’entends à travers ma fenêtre, que j’avais laissée ouverte, car la chaleur de cette nuit d’août était étouffante, j’entends soudain, au milieu du profond silence qui régnait dans la ville, tinter lentement la grosse cloche de la tour du Palais. « – C’est le signal du massacre ! – s’écrie l’hôtelier en sortant de ma chambre à la hâte ; – fuyez, vous n’avez pas une minute à perdre… Ma maison est signalée ; elle ne tardera pas d’être assaillie par les tueurs !… »

– Grand Dieu ! – s’écria Thérèse, la jeune femme de Louis Rennepont, serrant passionnément son enfant entre ses bras sans pouvoir retenir ses larmes ; et s’adressant à son mari : – Tu es là, près de nous, sain et sauf, pauvre ami ! et malgré moi, je frissonne, je pâlis, je pleure, en songeant à tes cruelles angoisses en ce moment terrible !…

– Chère femme ! – reprit Louis Rennepont, – je me suis cru perdu ; et, j’en atteste le ciel, ma première pensée a été pour nos frères, hélas ! sous le couteau… la seconde, pour vous tous que j’avais laissés ici !

– Tu as sans doute suivi le conseil de l’hôtelier ? – demanda Thérèse avec anxiété à son mari. – Tu as pris le signe de reconnaissance des catholiques ?

– C’était ma seule chance de salut. Je taille une croix de papier blanc ; je l’attache à mon chapeau ; je coupe la manche d’une chemise dont je revêts mon bras droit. Je ceins mon épée de voyage, forgée par ton père, chère Thérèse et je sors de l’hôtellerie. La rue était encore sombre et déserte ; mais le glas funèbre de toutes les paroisses de Paris s’étant joint au tintement précipité de la cloche du Palais, sonnant alors à toute volée, grand nombre de fenêtres s’illuminent peu à peu : l’atmosphère était pesante, pas un souffle d’air n’agitait les luminaires placés sur l’appui des croisées ; ils jetaient dans les rues une clarté presque aussi vive que celle du jour…

– Malédiction sur les gens de Paris ! – s’écrie la veuve d’Odelin. – Le plus grand nombre était donc complice de cette épouvantable boucherie ?

– Hélas ! oui, ma mère… il faut l’avouer à leur honte éternelle, ils ont été les complices de Charles IX et nos bourreaux ! Le peuple et une notable partie de la bourgeoisie, fanatisés par les moines et conduits par eux, devaient prendre part au massacre… d’autres en furent les spectateurs impassibles… d’autres, enfin, cédant à la crainte, obéirent aux dizainiers ; ceux-ci ayant, la veille, ordonné que tout propriétaire de maison fît placer des lumières aux premiers coups de cloche que l’on entendrait sonner pendant la nuit. La cour avait, en outre, sourdement répandu le bruit d’un complot contre la vie du roi, afin de jeter dans la population le doute sur les véritables desseins des catholiques. Ma première pensée fut de courir au logis de l’amiral, afin, s’il en était temps encore, de le prévenir du massacre projeté. En gagnant rapidement la rue de Béthisy, je vis sortir de plusieurs maisons des hommes portant, ainsi que moi, croix blanche au chapeau et manche de chemise en brassard ; ils brandissaient des piques, des épées, des coutelas et criaient : « – Vive Dieu et le roi !… tue, tue les huguenots ! » – Puis, réunis par groupes, ils s’arrêtaient devant certaines portes, marquées d’avance à la craie d’une croix blanche, se ruaient sur ces portes, les enfonçaient, se précipitaient dans le logis en criant : « – Tue, tue les huguenots !… » – Puis ils carnageaient tout… hommes, femmes, enfants !…

– Oui, oui ! – reprit le franc-taupin avec un sourire sinistre, – l’Italienne a tenu la promesse faite au jésuite Lefèvre… Mort-de-ma-sœur ! moi aussi, je tiendrai ma promesse, faite devant le cadavre calciné d’Hêna Lebrenn… – Et montrant le morceau de bois suspendu à une boutonnière de son pourpoint par une cordelle, et dont chaque entaille marquait la mort d’un moine ou d’un prêtre catholique, Joséphin ajouta : – J’atteindrai mon nombre… mes vingt-cinq !

– Comptez sur mon aide, vieil oncle ! – dit Antonicq avec une exaltation farouche. – Ni trêve, ni pitié, ni merci, pour les catholiques ! Guerre à outrance ! guerre à mort !…

– Ah ! que de sang ! que de sang ! mais qu’il retombe sur ceux-là qui, les premiers, l’ont versé !… – ajouta Cornélie, partageant l’indignation de son fiancé, tandis que Louis Rennepont poursuivait ainsi :

– Je me dirigeais en hâte vers l’hôtel de l’amiral, lorsqu’au tournant de la rue de Béthisy, je vois s’avancer un bataillon d’arquebusiers des gardes, précédés du jeune duc Henri de Guise, de son oncle le duc d’Aumale et du bâtard d’Angoulême, frère de Charles IX, tous trois revêtus d’une brillante armure de guerre et l’épée à la main ; des pages portaient devant eux des torches ardentes. Grand nombre d’égorgeurs catholiques, reconnaissables aux signes de ralliement que je portais moi-même, marchaient pêle-mêle avec les soldats des gardes ; je me joins à eux. Cette troupe arrive devant l’hôtel de Coligny ; les soldats frappent à coups de crosse d’arquebuse la grande porte. Elle s’ouvre à l’instant ; et, malgré cette obéissance, quelques serviteurs de M. de Coligny, trouvés dans la cour, sont mis à mort. Les deux Guisards et le bâtard d’Angoulême, entourés de leurs pages porteurs de flambeaux, s’arrêtent devant la façade de l’hôtel, à quelques pas du perron, dont les degrés menaient au vestibule. Le duc Henri de Guise fait un signe, et à l’instant son écuyer Besmes et les capitaines Cosseins, Cardillac, Altain et Petrucci s’élancent, suivis de plusieurs soldats, et gravissent rapidement les montées du premier étage, où se trouve l’appartement de l’amiral. Le voyant perdu, j’étais resté dans la cour, confondu parmi les catholiques ; mais j’ai su, quelques moments après, les détails du meurtre. M. de Coligny, éveillé par les cris de ses serviteurs expirants, devina le sort qui l’attendait ; près de lui avaient veillé durant la nuit son fidèle Nicolas Mouche et le pasteur Merlin. « – Notre heure est venue ; recommandons notre âme à Dieu ! » – leur dit simplement l’amiral. Et, sortant de son lit, il revêt un manteau de chambre et s’agenouille dans la ruelle ; le ministre, le vieux serviteur, s’agenouillent aussi ; tous trois se mettent en prière. Soudain la porte est enfoncée d’un coup de pied : Besmes, l’écuyer du duc Henri de Guise, entre le premier, l’épée haute, suivi des capitaines ; il marche droit à M. de Coligny, qui, sa prière faite, se relevait calme et digne. « – C’est toi qui es l’amiral, lui dit Besmes ; tu vas mourir. – Que la volonté du Seigneur s’accomplisse ! Jeune homme, tu n’abrèges ma vie que de peu de jours, » – répond M. de Coligny. Ce furent les derniers mots de ce grand homme ! Besmes le saisit par le cou d’une main, et lui plonge son épée dans le côté ; le vieillard tombe sur ses genoux ! Le capitaine Cardillac le renverse, lui ouvre la gorge d’un coup de sa dague ; les autres officiers tuent le ministre Merlin et Nicolas Mouche !

Louis Rennepont, dominé par l’émotion, s’interrompt ; la famille Lebrenn reste accablée dans un douloureux recueillement ; un soupir soulève toutes les poitrines, les paroles manquent pour exprimer l’horreur dont chacun est saisi. Louis Rennepont continue ainsi :

– J’étais resté dans la cour ; là, je fus témoin d’une scène peut-être plus exécrable que le meurtre. Le duc de Guise, au bout de quelques minutes à peine, s’approche de la façade de l’hôtel et crie impatiemment d’une voix retentissante : « – Hé, Besmes ! est-ce fait ? » – L’une des croisées du premier étage s’ouvre, l’écuyer s’y montre tenant à la main son épée sanglante et répond : « – Oui, monseigneur, c’est fait ; il est mort. – Alors, reprend Henri de Guise, jette-nous le cadavre, afin que nous le voyions. »

– Mon Dieu ! – murmure Thérèse Rennepont avec un gémissement étouffé, en cachant son visage entre ses mains, – c’est trop, c’est trop !…

– Du courage, pauvre chère femme !… ces monstruosités commencent, hélas !… nous ne sommes pas à la fin… – reprend Louis Rennepont ; et il ajoute : – Après ces mots du duc de Guise : – « Jette-nous le cadavre, afin que nous le voyions, » – Besmes disparaît un moment et revient à la fenêtre traînant, assisté du capitaine Cosseins, le corps de M. de Coligny ; ils le soulèvent… Il me semble voir encore la tête blanche du vieillard, inerte, pendante, dépasser l’appui de la croisée, ses bras ballants dans le vide… Enfin Besmes et le capitaine font un dernier effort ; le cadavre, précipité dans la cour, tombe et roule aux pieds des ducs de Guise, d’Aumale et du bâtard d’Angoulême… Le vieillard n’était vêtu que d’un manteau de lit, endossé à la hâte ; c’est ainsi que, demi-nu et encore chaud, il fut lancé par la fenêtre. Son front chauve rebondit sur le pavé, bientôt rougi ; la victime était tombée sur le ventre. Le duc de Guise se baisse, et, aidé du bâtard d’Angoulême, il retourne le cadavre sur le dos, essuie du bout de son écharpe le sang dont est couvert le visage auguste du grand homme, le contemple avec une joie silencieuse et féroce ; puis, crossant cette tête blanche du bout de sa botte : « – Enfin… il est bien mort ! – s’écrie-t-il. Et se retournant vers les soldats et les tueurs catholiques : – Compagnons ! allons continuer notre œuvre… le pape le veut… le roi l’ordonne… » – J’avais, presque défaillant et incapable de faire un mouvement assisté à cette scène de cannibales… elle était le prélude d’une autre plus affreuse encore… Oui, – ajouta Louis Rennepont, répondant à un geste d’incrédulité de plusieurs de ses auditeurs. – Écoutez, écoutez… Les ducs de Guise, d’Aumale et le bâtard d’Angoulême quittent, ainsi que leurs soldats, la cour de l’hôtel de Coligny, bientôt envahie par une bande d’hommes, de femmes, d’enfants déguenillés, troupe hideuse, brandissant des bâtons, des couteaux, des barres de fer, et conduite par un moine cordelier tenant un coutelas d’une main, de l’autre un crucifix ; il criait à tue-tête : « – Vive Dieu et le roi ! » – À ces cris répondaient les hurlements de la foule. Deux hommes à figure patibulaire portaient devant le moine des torches ardentes ; elles jettent leur clarté sur le cadavre du grand martyr ; il est reconnu par le cordelier, qui pousse une exclamation de joie infernale, s’élance, s’accroupit sur le corps inanimé de M. de Coligny, lui scie le cou avec son coutelas, sépare la tête du tronc, la saisit par ses cheveux blancs, la montre à la foule, lui criant d’une voix retentissante : « – C’est la part du saint-père… Je lui enverrai à Rome la tête de Coligny. » – Et de ce moine, savez-vous le nom ? – ajouta Louis Rennepont d’une voix altérée, répondant à un cri d’exécration échappé de toutes les lèvres. – Ce moine était cordelier… Honte et malheur à nous !… ce moine est le frère… et l’assassin d’Odelin !…

– Fra-Hervé !… – s’écrièrent tout d’une voix les membres de la famille Lebrenn ; et un silence d’épouvante régna dans l’armurerie.

– J’ai hâte d’en finir avec ces monstruosités, – reprend Louis Rennepont d’une voix haletante. – Après le tigre vinrent les chacals… après la bête féroce, la bête immonde. À peine fra-Hervé eut-il détaché du tronc la tête de l’amiral aux acclamations de la troupe hideuse, qu’elle s’abat sur les restes du cadavre ; on lui coupe les pieds, les mains ; on arrache, on se dispute ses entrailles… Vous frémissez… ces mutilations sacrilèges semblent dépasser les limites de l’horrible… et pourtant ce n’est pas tout… Des femmes, des furies, acharnées sur les débris sanglants ont… mais non… je n’ose en dire davantage devant vous, ma mère ; devant vous Cornélie ; devant toi, ma femme… Enfin la voix retentissante de fra-Hervé domine le tumulte de cette orgie d’anthropophages : « – Mes frères ! – s’écrie-t-il, – j’enverrai au pape la tête de cette charogne huguenote ; mais portons sa carcasse étripée au gibet de Montfaucon. C’est là que doivent être accrochés pour y pourrir, les restes du plus pestilentiel scélérat qui ait jamais infecté la France de son hérésie et déchiré le sein de notre tant douce mère l’Église catholique, apostolique et romaine. – À Montfaucon ! la charogne hérétique ! » – hurla cette bande féroce. Une sorte de cortège se forme : fra-Hervé remet son coutelas au fourreau, plante la tête de l’amiral au bout d’une pique, prend ce trophée d’une main de l’autre son crucifix, et s’avance le premier, éclairé par les porteurs de torches ; les restes informes du cadavre sont liés d’une corde, des égorgeurs s’y attellent, les traînent ainsi dans la boue ; et la troupe se met en marche en hurlant : « – À Montfaucon ! la charogne hérétique ! – Vive Dieu et le roi ! » – En ce moment, malgré ma terreur, je me souvins des conseils de l’hôtelier. « – Tâchez, m’avait-il dit, de vous rapprocher de l’une des portes de la cité et de fuir de Paris. » – Montfaucon étant situé hors des murs de la cité, sa porte s’ouvrirait sans doute devant la bande du cordelier ; je me joins à elle, dans l’espoir de pouvoir bientôt m’échapper de Paris. Nous quittons la cour de l’hôtel de Coligny ; le jour était venu. Fra-Hervé, avant d’aller à Montfaucon, voulut offrir son sanglant trophée aux yeux de Charles IX et de sa mère ; nous marchons au Louvre. Là, nouvelles scènes de carnage. Les seigneurs et officiers protestants venus à la suite des princes de Béarn et de Condé, lors des fêtes du mariage de la sœur du roi, avaient été logés au palais ; confiants dans l’hospitalité royale, surpris pendant leur sommeil et traînés demi-nus dans la cour, on les égorgeait. Je reconnus de loin, entre autres : MM. de Morge, de Pardaillan, Saint-Martin, et nos braves colonels Piles, Baudiné, Puy-Viaud ; ils se débattaient, en chemise, au milieu des soldats qui les criblaient de coups de hallebarde ou les assommaient à coups de crosse d’arquebuse, puis dépouillaient les corps de leur dernier vêtement. J’étais en proie à une sorte de vertige causé par les cris, par les gémissements, par les imprécations des victimes, et par l’aspect des ruisseaux de sang où nous marchions jusqu’à la cheville. Les bourreaux avaient étendu devant la façade du Louvre et rangé presque en ordre trois ou quatre cents cadavres encore chauds, pantelants, complètement nus et couchés sur le dos. Je vois soudain apparaître sur un perron, d’où l’on dominait ce carnage, Catherine de Médicis, accompagnée de ses filles d’honneur et d’autres dames de la cour… Elles venaient… – Mais, s’interrompant en frissonnant, Louis Rennepont cacha son visage entre ses mains.

– Louis, – dit Thérèse surprise, – as-tu donc à nous apprendre quelque chose de plus affreux que ce que nous avons déjà entendu ?

– Oui ; car les furies qui profanèrent le cadavre de Coligny, dégradées par la misère, par l’ignorance, hébétées par un fanatisme sauvage, obéissaient à ce fanatisme ; mais Catherine de Médicis et les femmes qui l’accompagnaient, élevées dans le luxe des cours, venaient, en raillant, insulter à des cadavres. Et, le croirez-vous ? elles… – Puis, s’interrompant de nouveau, Louis Rennepont s’écria : – Jamais je ne souillerai vos oreilles de ces infamies sans nom !… – Et il reprit : – Pendant que Catherine de Médicis, ses filles d’honneur et les dames de sa cour se tenaient sur le perron, fra-Hervé, portant toujours la tête de Coligny au bout d’une pique, adressa quelques paroles à la reine ; je ne les entendis pas, mon attention était attirée par l’apparition de Charles IX au balcon d’une fenêtre du Louvre. Il tenait à la main une longue arquebuse ; un page en portant une autre pareille se tenait debout derrière lui, prêt à la lui offrir au besoin. Soudain le roi abaisse son arme, la met en joue, souffle sur la mèche du serpentin, l’approche du bassinet… le coup part… Charles IX relève son arquebuse, regarde au loin et se met à rire… satisfait comme le chasseur qui vient d’abattre le gibier.

– Louis, – demanda Thérèse, sur qui tirait-il donc, ce monstre ?

– Sur des huguenots… Ils fuyaient la tuerie commencée au faubourg Saint-Germain et tentaient d’échapper à la mort en traversant la Seine à la nage…

– Je le dis devant Dieu, qui me voit et m’entend… oui, aussi vrai que Judith a frappé Holopherne… s’il était en mon pouvoir de poignarder Charles IX, sa mère, ses frères, les Guises, et tous les bouchers de cette boucherie… je les poignarderais sans hésitation, sans remords !… – reprit Cornélie Mirant d’une voix calme. Et s’adressant à son fiancé : – Antonicq, ne l’oublions pas ! le châtiment des crimes de l’Église de Rome et de la royauté est un devoir sacré… ce devoir, je l’accomplirai, quoique femme, lorsque sonnera l’heure de courir aux armes !

– Cornélie, je le jure par notre amour ! je le jure par le sang de mon père, tombé sous les coups de son frère fra-Hervé le cordelier ! si j’échappe aux dangers de cette nouvelle guerre, lorsque viendra le jour nuptial, la main que je mettrai dans la tienne sera lasse… lasse de frapper les catholiques et les soldats de Charles IX !…

– Ah ! mes enfants ! que de larmes, que d’épreuves, que de deuils nous sont encore réservés ! – reprit en soupirant la veuve d’Odelin. – Les vues du Seigneur sont impénétrables ; peut-être de l’excès du mal naîtra pour nous le salut… Louis, achevez cet effrayant récit.

– Fra-Hervé, après avoir harangué Catherine de Médicis, se mit en marche pour Montfaucon, à la tête de sa bande, qui traînait sur le pavé les restes informes de l’amiral. Je suivis ces forcenés : c’était ma seule chance de fuite. Je dus traverser Paris presque en entier ; je fus de nouveau témoin de scènes horribles. Je rencontrai le maréchal de Tavannes, commandant de l’armée royale au combat de La Roche-la-Belle ; il poussait au massacre, à la tête d’un régiment des gardes en criant : « – Tuez !… saignez !… saignez ! la saignée est bonne en août comme en mai ! » – Et l’on saignait… l’on saignait tant, que les ruisseaux des rues charriaient du sang, non plus de l’eau. Les haines de voisin contre voisin s’assouvissaient sous prétexte de religion. Entre mille faits affreux dont j’ai été témoin en ce jour affreux, je ne vous en citerai plus qu’un, parce qu’il dépasse l’horreur de tout ce que j’avais vu jusqu’alors… et, de plus, je connaissais la victime… Lors de mon arrivée à Paris, malgré mes préoccupations, attiré par la renommée de Ramus, l’un des plus célèbres professeurs de l’Université, et l’un des plus grands hommes de bien de ce temps-ci, j’étais allé souvent écouter les leçons de ce savant illustre ; des écoliers, des hommes faits, des vieillards, se pressaient alors autour de sa chaire. Donc, suivant toujours la bande de fra-Hervé, je passais devant la maison de Ramus, envahie par les tueurs… Un nombreux rassemblement arrêta pendant un moment notre marche… La foule demandait à grands cris la mort du savant célèbre ; les plus acharnés à réclamer ce meurtre étaient une troupe d’écoliers de douze à quinze ans au plus, conduits par deux moines : un carme et un dominicain. Enfin les assassins poussent Ramus, demi-nu, hors de sa maison ; le malheureux, déjà criblé de blessures, aveuglé par le sang qui baignait son visage, trébuchait comme un homme ivre, en étendant les mains devant lui… Je crois le voir encore… Il tombe, on l’achève… et alors… écoutez bien ceci… et alors, ces écoliers, ces enfants, se précipitent sur le savant, l’éventrent, arrachent ses entrailles fumantes, retournent le corps, relèvent la chemise sanglante qui le couvrait à peine… et fouettent ce cadavre avec ses intestins en riant et disant : « – Ramus a fait fouetter assez d’écoliers, qu’il soit à son tour fouetté !… »

– Ciel et terre ! c’est à devenir fou ! – s’écria Antonicq en portant les deux mains à son front, tandis que les autres membres de la famille Lebrenn, muets, oppressés, comme s’ils eussent été sous l’empire d’un rêve effroyable, éprouvaient une sorte de vertige d’horreur…

– Je termine… vos forces sont à bout, les miennes aussi, – reprit Louis Rennepont. – Je continuais de suivre la bande de fra-Hervé ; elle arrive à l’une des portes de Paris conduisant au gibet de Montfaucon. Cette porte, selon mon espoir, s’ouvre devant le cordelier… je ralentis le pas, je reste le dernier de la troupe, et, au détour d’un chemin, je me jette et me blottis dans un champ de blé ; ses épis élevés me cachent à tous les yeux. La bande de fra-Hervé s’est enfin éloignée ; je gagne les chemins qui contournent extérieurement les remparts, et à la tombée du jour j’arrive, épuisé de fatigue, à une auberge où je passai la nuit, me donnant pour bon catholique. À l’aube, je me mets en route pour Étampes ; à mon entrée dans cette ville, on achevait le carnage ! il durait encore à Orléans lorsque j’y suis passé ; à Blois, à Tours, à Angers, à Poitiers, même tuerie de nos frères… Ainsi devait s’accomplir, après longues années d’hypocrisie et de ruse, le pacte effroyable des triumvirs, inspiré par François de Guise, le boucher de Vassy ! Ah ! mes amis ! Catherine de Médicis l’avait dit au père Lefèvre : « – Engagez le saint-père et Philippe II à la patience… Endormons les réformés dans une sécurité trompeuse… Je couverai l’œuf sanglant pondu par Guise… et le même jour, à la même heure, les huguenots seront exterminés en France ! » – L’Italienne a tenu sa promesse… L’œuf réchauffé dans son sein a éclos… l’extermination en est sortie tout armée !…

Soudain la veuve d’Odelin Lebrenn se leva, pâle, imposante, leva vers le ciel l’une de ses mains vénérables avec un geste de malédiction, et dit d’une voix solennelle, au milieu du profond silence de sa famille : – Qu’ils soient à jamais maudits de Dieu et des hommes, ceux-là qui, aujourd’hui ou dans les siècles à venir, ne répudieront pas avec exécration l’Église de Rome… la seule… la seule au monde qui ait jamais enfanté de pareils forfaits !…

– Mort-de-ma-sœur ! – s’écria le franc-taupin, – la voix d’Estienne de la Boétie sera-t-elle enfin entendue ? Verrons-nous tous se liguer contre UN ? les opprimés anéantir enfin l’oppresseur et écraser la royauté, ce nid de tyranneaux ?…

Le franc-taupin achevait à peine ces paroles, qui, ainsi que celles de la veuve d’Odelin, trouvèrent un écho dans les âmes de la famille consternée, lorsque le maire de La Rochelle, Jacques Henry, entra précipitamment ; et, s’adressant à Louis Rennepont :

– Mon ami, quelques mots dits par vous, lors de votre arrivée, à quelques personnes que vous avez rencontrées, ont été répétées de bouche en bouche et jettent l’alarme dans la cité… Grand Dieu ! serait-il vrai… M. de Coligny ?…

– M. de Coligny a été assassiné !… tous les chefs protestants ont été assassinés !… – répondit Louis Rennepont. – Tous les protestants de Paris ont été massacrés pendant la nuit de la Saint-Barthélemy !… À Étampes, à Orléans, à Blois, à Tours, à Poitiers, l’extermination se poursuit ; et elle a dû ensanglanter toutes les villes de France !… Telle est la vérité…

– Aux armes ! et que le Seigneur nous protège ! – s’écrie Jacques Henry avec énergie. – Préparons-nous à une défense désespérée… La Rochelle est la seule ville de sûreté qui reste au pouvoir des huguenots ! Charles IX ne tardera pas à nous assiéger… Le beffroi va sonner le conseil de ville, rassemblé dans une heure à la maison commune, proclamera La Rochelle en danger… Aux armes ! guerre à outrance contre les assassins de nos frères ! Aux armes ! la Saint-Barthélemy sera vengée !…

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Avant de raconter le siège de La Rochelle, où notre famille, fils de Joel, hommes et femmes, prit une part glorieuse, moi, Antonicq Lebrenn, qui écris cette légende, je crois devoir, en quelques mots, vous retracer les conséquences de la Saint-Barthélemy, si contraires au sinistre espoir de Charles IX et de Catherine de Médicis. Tous deux, ainsi que l’avait dit l’Italienne au jésuite Lefèvre, croyaient en finir tout d’un coup, d’une seule fois, avec les huguenots, par cette immense hécatombe, offerte au pape de Rome et au roi des Espagnes Philippe II. Le soir de la tuerie, Charles, encore ivre de la vapeur du sang, disait joyeusement à sa mère : « – N’ai-je pas bien joué mon rôlet ? N’ai-je pas bien retenu la leçon et le latin de mon aïeul Louis XI : Qui nescit dissimulare nescit regnare (Qui ne sait dissimuler ne sait régner). » – « Et ce jeune monstre, de vingt-deux ans à peine (ajoute Brantôme, de qui j’ai lu le livre, moi, Antonicq Lebrenn, à la fin de ma longue carrière), prit grand plaisir à voir passer sous ses fenêtres plus de quatre mille corps de gens tués ou noyés qui flottaient en aval de la rivière. » – Il alla, non moins joyeusement, à Montfaucon, se repaître de l’aspect du cadavre mutilé de Coligny, accroché aux chaînes du gibet par la bande de fra-Hervé. Quelques courtisans se plaignant de l’odeur putride de ces débris humains, Charles IX répondit sévèrement à ces délicats : « – L’odeur d’un ennemi mort flaire toujours bon. »

Le nombre des victimes de la Saint-Barthélemy, à Paris et dans les autres villes de France, fut de CINQUANTE à SOIXANTE MILLE PERSONNES. Il fallait laisser à la postérité le souvenir de cette catholique boucherie : le 3 septembre 1572, Favier, général des monnaies, présenta au roi deux médailles commémoratives de la pieuse victoire de l’Église contre l’hérésie ; Charles IX était représenté assis sur le trône, son sceptre d’une main, son épée de l’autre, et foulant aux pieds des cadavres. « – La piété du prince excita sa justice, disait l’exergue de cette médaille ; la seconde portait l’effigie du roi, avec cette inscription : – Charles IX, dompteur des rebelles, 24 août 1572. – Et, au revers, l’on voyait Hercule assommant l’hydre. Quatre jours après la Saint-Barthélemy, les cloches de toutes les paroisses de Paris, qui avaient donné le signal du carnage, sonnèrent allègrement un branle, afin d’annoncer aux fidèles un jubilé universel ou actions de grâce envers la Providence. Disons-le pourtant, à l’honneur de l’humanité, l’un des gouverneurs pour le roi (un seul !…) protesta contre le grand forfait. Le vicomte d’Orthes, gouverneur de Bayonne, répondit à l’ordre d’extermination envoyé par Charles IX : « – Sire, j’ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre ; j’ai trouvé de bons citoyens, de braves soldats, mais pas un bourreau. C’est pourquoi, eux et moi, supplions très-humblement Votre Majesté de vouloir employer en choses possibles nos bras et nos vies, qui vous appartiennent. »

Rome et Madrid, à la nouvelle de la Saint-Barthélemy, nagèrent dans la joie ! Philippe II, ne regrettant plus d’avoir patienté, ainsi que Catherine de Médicis le lui avait recommandé par l’entremise du jésuite Lefèvre, Philippe II écrivit à cette reine : « – Je vous baise bien fortement les mains pour m’avoir écrit la grande nouvelle !… » – Le canon tira, en signe d’allégresse, au château du pape de Rome ; le pontife Grégoire XIII, à la tête du sacré collège des cardinaux, alla processionnellement se prosterner au pied des autels et remercier Dieu… (le Dieu des catholiques) d’avoir appesanti son bras vengeur sur l’hérésie. À Rome, comme à Paris, l’on frappa, en mémoire et glorification de la Saint-Barthélemy, une médaille portant d’un côté l’effigie de Grégoire XIII, et, de l’autre, un ange exterminateur, immolant les huguenots. HUGONOTORUM STRAGES (Massacre des huguenots), disait l’exergue dans sa naïveté féroce. Enfin, éprouvant le pieux désir de perpétuer aux yeux de la postérité le souvenir de cette dévote boucherie, le saint-père fit peindre et exposer publiquement au Vatican un tableau représentant le carnage des hérétiques. Enfin un édit du 5 novembre 1572 déclara que « le roi Charles IX ne voulait souffrir dans son royaume d’autre culte que celui de l’Église apostolique et romaine ; et regarderait comme traîtres et hors la loi ceux qui persisteraient désormais dans l’hérésie. »

Parmi les protestants échappés au massacre, beaucoup quittèrent la France ; un petit nombre, frappés de terreur, abjurèrent ; et, entre autres, se déshonorèrent par leur couarde apostasie, les deux jeunes princes, sinon chefs, du moins drapeaux du parti réformé : HENRI DE BÉARN et le PRINCE DE CONDÉ, à qui Charles IX dit résolument : – La messe, la mort, ou la Bastille. – Oubliant l’égorgement de leurs frères, oubliant encore, l’un, l’empoisonnement de sa mère, l’héroïque Jeanne d’Albret ; l’autre, l’assassinat de son père, prisonnier sur parole, ces deux apostats assistèrent à la messe, le 29 septembre 1572, et poussèrent l’ignominie et la lâcheté jusqu’à écrire au pape Grégoire XIII « qu’ils le suppliaient humblement de les recevoir dans le giron de l’Église. »

Catherine de Médicis, son fils et le parti catholique ne devaient-ils pas se croire, cette fois, assurés d’un triomphe durable, paisible ? L’apostasie, dont les princes de Béarn et de Condé donnaient l’exemple ; la proscription, la terreur, la mort, ne devaient-elles pas avoir, sinon pour toujours, du moins pour un siècle peut-être, abattu, terrifié, décimé, anéanti les huguenots ? Le silence du sépulcre ne régnait-il pas dans ces villes où jadis ils chantaient les louanges du Seigneur ? « – Enfin, – disaient les catholiques, – enfin, après plus d’un demi-siècle de luttes acharnées, les protestants sont anéantis !… »

– Non, fils de Joel, non ! le protestantisme n’était pas anéanti !

– Quoi ? malgré le guet-apens nocturne, malgré le massacre, malgré la terreur, malgré la proscription, malgré l’apostasie imposée sous le couteau ?… quoi, le protestantisme va renaître ?…

– Oui ! parce que le guet-apens, le massacre, la proscription, la terreur, l’apostasie imposée sous le couteau, atteignent l’homme, mais non la foi ! Le tyran tue le corps, mais non l’IDÉE ! Immortelle comme l’âme, l’idée échappe aux chaînes, aux meurtriers, plane au-dessus des carnages, pleure les victimes, maudit les bourreaux, arme les bras vengeurs ! Le protestantisme va renaître, parce que les protestants ont pour eux le droit… germe fécond, vivace, indestructible. Tandis que, frappé de stérilité, le crime est impuissant, même à sonder son propre règne… Les monstres n’engendrent pas !…

Ô fils de Joel ! avant l’aube de ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande, de rudes, de sanglantes épreuves vous attendent sans doute encore à travers la nuit des âges ! Mais quelque redoutable, quelque écrasant que vous semble le triomphe du mal sur le bien, de la force sur le droit, du scélérat sur l’honnête homme, ne l’oubliez jamais : la justice est éternelle, l’injustice éphémère ! Donc, jamais de défaillance, jamais de désespérance ! Combattez le mal ! combattez le crime ! combattez-le sans merci, ni pitié, ni trêve ! Insurgez-vous contre lui quelle que soit sa force ! quelle que soit votre faiblesse ! si petit que soit votre nombre ! Votre épée se brise ? combattez avec les ongles, avec les dents ; le succès est certain ! Le crime est maudit, son heure fixée par la fatalité ! Mais combattez !… Aidez-vous, le ciel vous aidera ! ainsi que disait la vierge des Gaules, la plébéienne de Domrémy, poursuivie jusqu’à la mort par la haine des prêtres, des rois et des gens de guerre… Ils ont martyrisé, brûlé ton corps virginal, ô Jeanne ! mais ton nom, mais ta gloire, sont immortels !… Donc, fils de Joel, combattez ! combattez toujours ! Si vous mourez à la tâche avant de voir la chute du crime, vos fils salueront votre mort avec ivresse, et vous serez vengés !… En doutez-vous ?… Rappelez-vous les faits écrits à chaque page de notre légende ; et surtout, voyez l’énergique renaissance du protestantisme ! La Saint-Barthélemy a décimé les huguenots, on les croit anéantis… Erreur ! Ceux qui survivent se redressent, plus formidables encore que par le passé, contre l’Église et la royauté. L’apostasie des princes de Béarn et de Condé, le meurtre des autres seigneurs protestants, ont privé les protestants de leurs anciens chefs, qui défendaient leur foi religieuse, en respectant cependant la monarchie : les huguenots chercheront désormais des chefs de souche plébéienne. Ceux-ci n’accepteront plus cette funeste fiction, dont le grand Coligny fut dupe et victime, à savoir : que le roi étant supposé impeccable et toujours trompé par de funestes conseillers, l’on s’armait non contre lui, mais contre eux… Aussi les huguenots, après la Saint-Barthélemy, déclarent résolument la guerre à la royauté ; les idées républicaines font de nouveaux et rapides progrès parmi les insurgés. Ce ne sont plus des princes du sang, des seigneurs ; mais des bourgeois, des artisans, qui jettent un nouvel appel aux armes et dirigent, avec l’énergie du désespoir, le soulèvement des réformés. Ceux-ci, prenant une initiative aussi hardie qu’imprévue, à Nîmes, à Montauban, à Sancerre, chassent les garnisons royales, s’emparent du gouvernement des villes, les fortifient et y accumulent des munitions et des armes. La Haute-Guyenne, le Querci, le Rouergue, l’Albigeois, une partie du Dauphiné, se révoltent de nouveau, non plus seulement contre le roi Charles IX, mais contre la forme monarchique du gouvernement. La réforme déclare se constituer républicainement, à l’exemple des cantons suisses ; on comprend que tous ne sont pas nés pour le bon plaisir d’UN seul. Le livre sublime de LA BOÉTIE a ouvert les yeux des moins clairvoyants ; et cette fois, après tant de siècles de lâche obéissance, TOUS les réformés républicains se liguent contre cet UN, ce Charles IX, qui vient de baigner la France dans le sang. La déchéance de ce monstre est insuffisante, ses frères ou ses descendants l’égaleraient peut-être en férocité ; ce que veut la réforme, c’est l’abolition de la royauté. Est-ce que le gouvernement des hommes doit être subordonné au hasard des naissances royales ? Si, d’aventure, il naît, à travers les siècles, quelques princes sages, éclairés, amis de leur pays, dévoués au bien public, le plus grand nombre de ces porte-couronne (et notre histoire, hélas ! en fait foi) ne se compose-t-il pas de princes nuls, stupides, idiots ou scélérats ?

Les réformés jettent les bases d’une république fédérative : les provinces nommeront leurs états généraux, composés des délégués des états particuliers de chaque diocèse ; toutes les parties de la fédération auront à la fois leur vie propre, leur gouvernement en ce qui touche leurs intérêts particuliers, mais se rattacheront aux états provinciaux en tout ce qui touche les intérêts généraux. Ainsi, pas de tyrannie possible. Les états généraux voudraient-ils imposer une loi inique à la confédération, ils rencontreraient la résistance invincible de chaque état particulier. La république protestante, ou, ainsi que l’on disait en l’année 1572, l’Union civile de l’Église réformée, devait s’étendre et se constituer, à mesure de l’adhésion des provinces. Telles étaient les bases principales de cette constitution :

« Chaque ville de la province élira un chef ou maire pour commander, tant au fait de la guerre que des choses civiles.

» Ce maire sera assisté d’un conseil de vingt-quatre échevins, élus, comme le maire lui-même, sans acception de qualité, soit parmi les nobles, bourgeois ou peuple de la ville et de sa banlieue.

» Au maire et aux échevins seront adjoints soixante-quinze autres conseillers, aussi élus, et qui délibéreront en commun avec les premiers et formeront le Conseil des Cent.

» Le Conseil des Cent décidera des lois à établir ou à réformer, des ordonnances concernant les monnaies, la levée des deniers, des appels en matière criminelle, des trêves de paix ou des déclarations de guerre.

» Les fonctions seront annuelles.

» Tous les maires ou chefs des conseils des villes fédérées éliront un chef général pour commander à la guerre, avec cinq lieutenants.

» Ils éliront, de plus, un conseil supérieur, chargé des intérêts généraux de la fédération. »

(Hélas ! fils de Joel, moi, Antonicq Lebrenn, qui, aujourd’hui bien vieux, relis cette légende, écrite par moi il y a de longues années, je note ici, en parenthèse, une remarque due à mon expérience. En 1572, cet essai de république fédérative, qui seule offre des garanties certaines à la liberté, ne devait être qu’une généreuse tentative, ainsi que l’ont été tant d’autres aspirations précoces, devenues cependant, au jour de leur maturité, des réalités pratiques. Mais l’idée républicaine a profondément remué, pénétré les esprits. Née des excès de l’Église et de la royauté, cette idée, dans l’avenir, leur sera mortelle.)

Plusieurs élus des nouveaux états protestants, avant de fonder la république et de rompre d’une façon irrévocable avec la monarchie, se rendirent hardiment près de Charles IX, afin de lui poser leurs dernières conditions. Ils exigeaient, en faveur de la religion réformée, beaucoup plus que ne lui avaient jusqu’alors accordé les différents édits tour à tour octroyés ou retirés ; Catherine de Médicis, frappée de stupeur, s’écria :

« – Si Condé était encore en vie, et qu’il fût au cœur de la France, dans Paris, avec cinquante mille hommes et vingt mille chevaux, il n’oserait pas demander la moitié de ce que ceux-ci ont l’insolence de prétendre ! »

Pour la première fois, Charles IX, sa mère et les prêtres eurent conscience de cette vérité vengeresse : « – Leur monstrueux forfait, si longuement élaboré, si habilement ourdi, et exécuté avec une audace incroyable, loin d’anéantir la réforme, la rendait plus vivace, plus impérieuse et plus indomptable !… » Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis le massacre de la Saint-Barthélemy, et non-seulement les huguenots reprenaient les armes ; mais une fraction considérable du parti catholique, révoltée de l’effroyable cruauté de la cour, du sanglant fanatisme du pape et de l’ignoble sujétion de la France aux féroces exigences de Philippe II, s’alliait aux huguenots pour faire triompher, non-seulement la réforme religieuse, mais la réforme politique ; ces nouveaux adversaires de Charles IX et de sa mère prenaient le nom de « Politiques. » Le roi, effrayé de l’attitude de plus en plus menaçante des huguenots, ainsi renforcés, voulut encore les tromper par de fausses promesses, louvoyer, atermoyer ; il était trop tard. Une quatrième guerre religieuse éclata ; plusieurs provinces se fédérèrent républicainement ; La Rochelle devint la place d’armes des protestants, et Charles IX dirigea contre elle toutes ses forces, à la fin de l’année 1572… six mois à peine après la Saint-Barthélemy !

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Moi, Antonicq Lebrenn, j’ai tenu presque quotidiennement une sorte de journal du siège de La Rochelle et de la défense des habitants, parmi lesquels notre famille a glorieusement combattu. Voici quelques fragments de ce mémento, contenant en peu de mots les faits généraux de la guerre, précédant l’un des épisodes du siège, épisode qui termine cette légende. J’ajoute, afin d’aider à l’intelligence du récit, une description sommaire des fortifications de La Rochelle, aussi empruntée à mon journal.

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La Rochelle, située au fond d’une baie large et sûre, représente un rectangle allongé, dont le plus grand côté serait d’environ trois mille pieds de longueur, et le plus petit de douze cents pieds, lequel s’appuie à la mer ; la ville s’étend du nord-est au sud-ouest, entre les marais salants de Rompsai, Maubec et Tasdon (à l’est), et ceux de la porte Neuve (à l’ouest). Ces marais, en partie desséchés ou convertis en prairies, mais sillonnés d’un grand nombre de canaux, peuvent être facilement inondés, au moyen d’écluses ; ils deviennent alors impraticables à l’ennemi. Au centre du front maritime se trouve l’entrée du port, pratiqué au fond de la baie ; elle est défendue par les deux grosses tours de la Chaîne et de Saint-Nicolas, bâties en briques, armées de canons, et qui servent aussi d’arsenal et de poudrière. À droite et à gauche de ces deux tours, laissant entre elles la passe étroite du port, s’étend une muraille, revêtue en pierres de taille, battue par les flots à la marée haute, et rejoignant, à l’est, la porte Saint-Nicolas, et, à l’ouest, la tour de la Lanterne, au faîte de laquelle est un phare servant à guider les nautoniers. La ville n’est attaquable, en cet endroit, que par l’étroite langue de terre qui réunit le faubourg de Tasdon à la porte Saint-Nicolas ; mais, en outre du fossé plein d’eau qui protège cette porte, Scipion Vergano, habile ingénieur italien, mandé par nous, Rochelois, avait, en 1569, couvert cette porte d’une espèce de double contre-garde en terre flanquant l’entrée du port et battant les marais de Tasdon. – Le front est, qui s’étend de la porte Saint-Nicolas à la porte de Congues, n’offre, dans tout son développement, qu’une mauvaise muraille, flanquée de tours rondes. C’est l’un des côtés faibles de notre cité. Le front ouest se prolonge directement depuis la tour de la Lanterne jusqu’au bastion appelé le Boulevard de l’Évangile. Cette partie de l’enceinte consiste en un mur flanqué d’un grand nombre de petites tours très-rapprochées, et terrassées seulement en quelques endroits. Au milieu de cette longue ligne de défense, rendue presque inaccessible par de nombreux canaux, la porte Neuve a été autrefois couverte, par Scipion Vergano, d’un bastion fortement assis. Enfin, le front nord s’étend, depuis le Boulevard de l’Évangile jusqu’à la porte de Congues, sur une longueur de près de deux mille cinq cents pieds ; l’extrémité gauche de ce vaste front, trop vulnérable, est défendue par le bastion de l’Évangile, couvert par une levée de terre. Au centre et au point culminant de la ligne s’élève le demi-bastion de la Vieille-Fontaine ; il commande, il est vrai, toute la plaine, mais le peu de saillie qu’il offre et l’insuffisance de ses flancs ne couvre que très-imparfaitement les remparts.

Tel est, fils de Joel, l’aspect des fortifications de La Rochelle, boulevard de la réforme et de la liberté, ville sainte, contre laquelle Charles IX va lancer l’armée la plus considérable que ses généraux aient jamais commandée !

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JOURNAL

DU SIÈGE DE LA ROCHELLE.

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1er SEPTEMBRE 1572. – Les Rochelois, instruits du massacre de la Saint-Barthélemy et prévoyant une nouvelle prise d’armes des huguenots, mettent la ville en état de défense. – Le maire, Jacques Henry, fait le dénombrement exact des habitants. – Ils sont partagés en huit compagnies, sans compter LA COLONELLE, composée du maire et de l’échevinage, jaloux de partager les périls des autres citoyens. Les capitaines élus sont : – Jacques David, – Louis Gargouillaud, – Pierre Portier, – Jean Colin, – Charles Chalemot, – Meri-Marie, – Mathurin le Grand et Bonneaud. – Tous font partie du conseil des pairs de la commune. – Les échevins et pairs qui ne commandent pas de compagnies inspecteront les postes et seront de garde de nuit et de jour à leur rang, dans la Colonelle ; on lève en outre six compagnies de gens de pied volontaires, chacune de cent vingt hommes. Les chefs élus sont : – Desessarts, – Montalembert, – La Rivière, – Le Lys, – Bretin dit le Normand, et Virolet. – Ces capitaines, connus par leur courage, ont tous pris une part glorieuse aux dernières guerres religieuses. Les magistrats s’occupent d’augmenter les approvisionnements de la ville, tandis que la mer est encore libre. Le capitaine Mirant, père de Cornélie, ma fiancée, est chargé du commandement de cette flottille de ravitaillement ; il ira chercher des blés sur la côte de Bretagne et des munitions en Angleterre ; le hardi marin saura échapper aux croiseurs royalistes ou les combattre. Cornélie doit accompagner son père dans cette navigation ; nous nous sommes fait nos adieux ce matin.

5 SEPTEMBRE 1572. – Hier est arrivé à la Rochelle le colonel de Plouernel, chef et héritier de cette ancienne et puissante maison, depuis que son frère aîné, le comte Neroweg de Plouernel, et son fils, le vicomte Odet, ont été tués à la bataille de La Roche-la-Belle, dans un engagement où mon père Odelin et moi nous avons pris part ; le colonel a laissé sa femme et ses enfants chez son beau-père, dont la châtellenie de Mezléan, située près des pierres sacrées de Karnak, compte parmi ses dépendances plusieurs champs ayant appartenu à notre aïeul Joel avant la conquête de la Gaule par Jules César.

9 SEPTEMBRE 1572. – Depuis quelques jours, grand nombre de fugitifs, échappés au massacre de la Saint-Barthélemy, sont arrivés à La Rochelle ; on compte aujourd’hui dans notre cité cinquante gentilshommes du voisinage et leurs familles, et soixante ministres de la religion réformée. Plus de quinze cents soldats, déserteurs de l’armée royale, sont venus se joindre à nous.

30 OCTOBRE 1572. – Le maire, Jacques Henry, et le conseil d’échevinage, chargés de veiller à la défense de la ville, déploient une incroyable activité. L’on a établi un conseil militaire, dont fait partie le colonel de Plouernel et mon grand-oncle le franc-taupin, très-expert en ce qui touche les travaux de siège, et surtout les mines et les contre-mines ; le conseil militaire augmente les fortifications ; de nouvelles batteries sont établies sur tous les points faibles du front attaquable, depuis la porte de Congues jusqu’au bastion de l’Évangile ; on élève une redoute sur les ruines de l’église Notre-Dame, et sur l’une de ses tours, restée debout, on guinde deux gros canons battant au loin la campagne ; d’autres bombardes sont mises en batterie sur les plates-formes de tous les clochers capables de supporter le poids et l’ébranlement de cette artillerie : les tours d’Aix, de Sainte-Catherine, de la Verdière et du Crique, sont ainsi armées. Le franc-taupin, remarquant que certaines parties du fossé entre les boulevards de Congues et de l’Évangile sont mal-flanquées, propose d’y construire ce qu’il appelle, en son langage, des taupinières ou casemates, dont les embrasures, abritées, sont au niveau du sol et peuvent ouvrir sur l’ennemi un feu terrible et pour ainsi dire souterrain ; ces casemates sont construites. Hommes, femmes, enfants, travaillent aux fortifications avec un enthousiasme indicible.

3 NOVEMBRE 1572. – Hier a été prise une résolution héroïque, rappelant celle dont nos aïeux Albinick-le-Marin et sa femme Méroë ont été témoins, alors que les Bretons, afin d’affamer l’armée de Jules César, ruinèrent, par l’incendie, leur pays, alors si riche, si fertile, et qui devint ainsi un désert depuis Nantes jusqu’à Vannes !… Oui, hier, par ordre du maire de La Rochelle, toutes les maisons du faubourg Saint-Éloi, des quartiers des Salines, des Volliers et de Patère, ont été démolies ou brûlées par leurs possesseurs ; l’on ne veut laisser à l’ennemi aucun couvert pour s’approcher de la place, et rendre ainsi cet investissement plus périlleux.

8 NOVEMBRE 1572. – Aujourd’hui, l’armée catholique, commandée par M. de Biron, a paru en vue de La Rochelle et a pris position hors de portée de notre artillerie.

12 NOVEMBRE 1572. – M. de Biron a reçu des renforts considérables et une partie de son matériel de siège ; il s’est rapproché de la ville et a établi son camp à Saint-André. Le colonel Strozzi, l’un des meilleurs officiers de l’armée catholique, occupe Puy-Liboreau ; le colonel Saint-Martin, à la tête de douze cents hommes, s’est logé à la Gord ; le colonel Goas à Rompsay, avec six compagnies d’infanterie ; et M. du Guast, l’un des mignons du duc d’Anjou (frère du roi Charles IX), occupe Aytré, avec deux régiments de vieilles troupes. Nous avions prévu ces dispositions de l’ennemi, et afin qu’il ne trouvât d’autre abri que des décombres, les habitants d’Aytré avaient vaillamment mis le feu à leur bourg.

8 DÉCEMBRE 1572. – L’armée ennemie reçoit des renforts considérables, étend ses quartiers ; le blocus se resserre. Chaque jour s’engagent de rudes escarmouches entre nous et les royalistes ; ils perdent à ce jeu beaucoup de monde. Confiants en leur nombre, ils s’aventurent au milieu de nos vignobles entourés de murailles et de fossés, ou à travers le labyrinthe de chemins à peine tracés dans les marais salins ; nous nous embusquons derrière les haies, au fond des fossés, ou parmi les roseaux des marais, nos arquebuses déciment les catholiques ; s’ils tentent de nous poursuivre, ils disparaissent engloutis dans la profondeur des tourbières couvertes d’une herbe verdoyante, qu’ils ne savent distinguer de celle des prairies. C’est une guerre d’embuscades, semblable à cette lutte patriotique que les Armoricains soutenaient dans leurs landes, dans leurs marais, dans leurs bois, contre les soldats du fils de Charlemagne, au temps de notre aïeul Vortigern.

13 DÉCEMBRE 1572. – Hier, combat acharné au gros bourg de la Font (la fontaine), où affluent, dans un réservoir, des sources abondantes, amenées ensuite à la ville par un aqueduc. Les catholiques s’étaient emparés de ce bourg, afin de détourner les eaux et d’en priver La Rochelle ; ils y ont réussi. Mon oncle le franc-taupin et son compère Barbot, le chaudronnier de l’île de Rhé, avaient proposé de s’introduire souterrainement par l’aqueduc mis à sec, d’arriver ainsi jusque sous le logement des troupes campées à la Font, et de les faire sauter au moyen d’un fourneau de mine ; malheureusement, cette proposition n’a pas été goûtée, l’on a préféré une attaque de vive force ; et nous y avons perdu beaucoup de monde. La Font est restée au pouvoir des catholiques ; les canaux ont été coupés ; mais les fontaines de la ville et les puits nous fournissent de l’eau en quantité suffisante.

7 JANVIER 1573. – L’ennemi, afin de resserrer davantage le blocus, a construit deux forts à l’entrée de la baie ou rade qui précède le port intérieur de la ville, de sorte que nos vaisseaux seront obligés de passer sous le feu de ces batteries.

12 JANVIER 1573. – Maître Barbot-le-Chaudronnier, notre ami, a accompli, avant-hier, un acte unique, je crois, dans les fastes de la guerre. Il existe non loin de la contrescarpe du bastion de l’Évangile un moulin nommé Brande, où le capitaine Normand plaçait, durant le jour, un poste avancé composé de plusieurs hommes ; le soir, ils rentraient à la ville, ne laissant dans le moulin que leurs armes et une sentinelle. Avant-hier soir, le colonel Strozzi, profitant du clair de lune, est venu, à la tête d’un fort détachement ennemi, renforcé de deux couleuvrines, attaquer le moulin, où se trouvait seul en vedette maître Barbot ; il résolut de tenir ferme et tint ferme, déchargeant tour à tour sur les assiégeants les arquebuses laissées toutes chargées au râtelier du poste ; notre ami poussait de grands cris, contrefaisant plusieurs voix, afin de persuader l’ennemi que le moulin avait bon nombre de défenseurs. Le capitaine Normand, accouru sur le parapet du bastion au bruit des arquebusades, criait à maître Barbot de ne pas lâcher pied, de rester avec sa compagnie, et qu’on allait lui porter du secours. Le circuit était long ; aussi avant que nos hommes aient pu se rendre du bastion au moulin, situé bien au delà du fossé, maître Barbot, malgré son incroyable courage, se vit sur le point d’être forcé ; les munitions lui manquaient. Il demande quartier pour lui et pour sa prétendue troupe ; le colonel Strozzi accorde quartier à notre ami, qui, sortant de son poste, montre ainsi que sa compagnie se composait de… son unique personne. Strozzi, furieux, voulait faire pendre maître Barbot, lorsque les gens du capitaine Normand, arrivant en hâte, ont culbuté les royalistes et leur ont enlevé notre intrépide chaudronnier.

19 JANVIER 1573. – Soyez béni, mon Dieu !… ma sœur Thérèse Rennepont, Cornélie ma fiancée, ainsi que d’autres hardies Rocheloises, ont échappé, la nuit dernière, à un grand danger. Les brigantins du capitaine Mirant, chargés d’approvisionner La Rochelle de munitions de guerre et de blé, mettent fréquemment à la voile pour le littoral de la Bretagne ou pour Douvres, et rentrent dans notre port avec leur ravitaillement. Les catholiques, afin d’intercepter cette navigation ou de la rendre très-périlleuse, ont, en suivant la côte, amené depuis Brouage la carcasse d’un grand navire démâté ; puis, après l’avoir rempli de sable, ils l’ont coulé à fond non loin de l’entrée de la baie qui conduit à notre port. Cette espèce de ponton ainsi à demi submergé porte plusieurs pièces d’artillerie qui, jointes à celles de la redoute déjà élevée par l’ennemi à l’autre pointe de la baie, doivent croiser leurs feux contre ceux de nos bâtiments qui entreront dans la rade ou en sortiront. Hier, le conseil de défense a décidé que pendant la nuit, vers trois heures du matin, au moment de la plus basse marée, l’on irait incendier le navire, laissé à sec sur la grève par le retrait des eaux. Ce coup de main dangereux, puisque ceux qui en étaient chargés, sortant de la ville par la porte des Deux-Moulins, devaient aller entasser des combustibles autour de la carène du navire, malgré les arquebusades des soldats qui le gardaient, cette audacieuse expédition n’exigeant d’ailleurs aucune aptitude militaire, mais seulement un grand courage, fut dévolue aux Rocheloises, à leur demande instante et unanime : « Il fallait, – disaient-elles, – réserver pour la bataille le sang et la vie des hommes, si numériquement inférieurs aux assiégeants. » – Ces vaillantes se réunirent au nombre d’environ trois cents et d’une assez grande quantité d’enfants de dix à douze ans qui voulurent accompagner leurs mères ; cette troupe se composait de bourgeoises, de dames nobles, d’artisanes, de servantes, de femmes de pêcheurs et de marchandes. Parmi celles-ci se trouvaient au premier rang, je le dis avec fierté, ma mère, ma sœur Thérèse Rennepont et Cornélie Mirant, ma fiancée, depuis peu de retour d’une navigation sur les côtes de Bretagne à bord du brigantin de son père. Vers trois heures du matin, elles sortirent de la ville, portant, selon leurs forces, des fascines de bois sec et des bottes de paille ; le vent était violent, une nuit profonde favorisait leur marche, guidée, entre autres, par la femme d’un pêcheur, surnommée la Bombarde depuis que, lors de l’une de nos dernières sorties, cette intrépide a, de sa main, encloué l’une des bombardes ennemies. Habituée à la pêche aux sourdons (coquillage très-abondant et très-nourrissant), la Bombarde connaissait les passages praticables au milieu des roches et des sables mouvants des grèves, et elle dirigea les pas des autres Rocheloises au milieu des ténèbres avec une incroyable sagacité. Cornélie m’a ainsi raconté ce matin les événements de la nuit :

« – Grâce à l’obscurité de la nuit, au bruit du vent et au profond silence de notre marche, nous nous sommes approchées à une portée d’arquebuse de la carène du vaisseau, sans donner l’éveil aux royalistes. Ta mère, s’avançant l’une des premières, entre Thérèse et moi, et enfonçant souvent, comme nous, dans l’eau ou dans la vase, jusqu’aux genoux, s’était toujours refusée à ce que nous la soulagions du poids de la fascine qu’elle portait, ainsi que nous autres. Nous n’étions plus qu’à une petite distance du navire, dont les fanaux nous avaient au loin guidées à travers la brume, lorsque le factionnaire de garde, entendant enfin des pas nombreux, crie : – Qui va là ? – Au feu ! au feu ! répond ta mère d’une voix forte. – C’était le signal convenu. Nous franchissons en courant l’espace qui nous séparait de la carène, et aussitôt, le long de ses flancs, nous amoncelons nos fascines et nos bottes de paille ; le factionnaire tire sur nous au hasard et dans l’ombre une arquebusade en appelant ses compagnons aux armes. Ils montent en hâte sur le pont avec les canonniers ; mais, ne pouvant pointer de si près et de haut en bas leur batterie sur nous, ils nous envoient au milieu des ténèbres, mais presqu’à bout portant, une grêle de coups d’arquebuse, qui firent parmi nous plusieurs victimes. Les balles sifflèrent ; l’une d’elles emporta ma coiffe. Ta mère, ta sœur et moi, nous étions à quelques pas l’une de l’autre, mais nous ne pouvions nous voir à cause de l’obscurité. – Cornélie, es-tu blessée ? me crièrent-elles. – Non… Et vous ? – Ni nous non plus, répondit ta mère. Et elle cria de nouveau : – Hardi ! au feu, mes filles ! Vengeons la Saint-Barthélemy en brûlant ces massacreurs ! – Et elle et la Bombarde qui, au moyen d’un briquet, venaient d’allumer une mèche soufrée, mettent les premières le feu aux fascines et à la paille ; leur exemple est imité en vingt endroits à la fois, malgré les nouvelles arquebusades des royalistes. Bientôt d’épais nuages de fumée entourent la carène ; les combustibles embrasés jettent leur reflet sur les flaques d’eau de la grève et jusque sur les deux tours du port. Nous y voyions aussi clair qu’en plein jour ; mais les catholiques, aveuglés par la fumée, que le vent chassait de leur côté avec de grands tourbillons de flammes, ne pouvaient nous apercevoir et tirer sur nous. Aussi avons-nous, par trois fois, jeté fascines sur fascines le long des flancs de ce maudit navire, tellement imprégné d’eau de mer et de vase, que, malgré son ardeur, le feu ne put entamer ces épais bordages suintant l’humidité. Nos combustibles épuisés, nous avons dû, pour nous retirer, profiter des derniers nuages de fumée qui, nous dérobant à la vue de l’ennemi, malgré les dernières clartés de l’embrasement des fascines, ne lui permettaient pas de nous viser. Nous avons alors regagné la ville, emportant, afin de leur donner la sépulture, les corps de cinq d’entre nous ; parmi elles, Marie Caron, la digne femme du mercier notre voisin, tuée raide d’une balle reçue à la tempe gauche ; son fils, âgé de treize ans, a eu le bras fracassé. Nous avons aussi rapporté ou soutenu plusieurs d’entre nous, plus ou moins grièvement blessées, au nombre d’une quinzaine. Notre seul regret était de n’avoir pu mener à notre fin cette entreprise. »

Telle est, fils de Joel, la vaillance des femmes de La Rochelle durant le siège de cette cité… Ne se montrent-elles pas les dignes filles des Gauloises des temps héroïques ?

12 FÉVRIER 1573. – Le frère de Charles IX, le duc d’Anjou (il régna plus tard sous le nom d’Henri III, d’infâme et exécrable mémoire), est arrivé hier au camp royaliste pour prendre le commandement de l’armée ; il est accompagné de ses deux cousins, Henri de Béarn et Condé. Ces deux apostats, qui, après avoir vu égorger sous leurs yeux leurs partisans, leurs meilleurs amis, durant la nuit de la Saint-Barthélemy, ont donné le baiser de paix et d’oubli à Charles IX et le suivent au siège de La Rochelle ; ces fils dégénérés de Jeanne d’Albret et de Condé, la première empoisonnée par Catherine de Médicis, le second, prisonnier sur parole, assassiné par ordre du duc d’Anjou, viennent guerroyer contre leurs frères avec les bourreaux de leur famille. Parmi les autres seigneurs et capitaines de la suite du duc d’Anjou, l’on compte : – le duc de Montpensier ; le prince Dauphin d’Auvergne ; les ducs de Guise et d’Aumale ; les ducs de Longueville et de Bouillon ; le marquis de Mayenne ; le duc de Nevers ; messires Antoine et Claude de Baupremont ; René de Voyer, vicomte de Paulmy ; le duc d’Uzès ; le bâtard d’Angoulême ; le maréchal de Cossé ; le comte de Retz, et autre illustre seigneurie ; parmi les gens de guerre les plus renommés, est le vieux maréchal de Montluc, ce tigre à face humaine. La présence de ce général expérimenté, dont l’âge n’a point amorti la férocité proverbiale, dit assez que, si La Rochelle tombe au pouvoir de l’ennemi, nous serons exterminés jusqu’au dernier… Ah ! du moins, nous ne tomberons pas vivants entre les mains des catholiques !

14 FÉVRIER 1573. – Le brave François de Lanoüe est venu nous rejoindre à La Rochelle, par suite d’une étrange convention avec Charles IX. Le soulèvement des Pays-Bas, si ardemment désiré par Coligny, avait avorté, par suite de la trahison de la cour de France, trop jalouse de complaire au pape et à Philippe II par le massacre de la Saint-Barthélemy pour songer sérieusement à appuyer l’insurrection républicaine de l’une des provinces de la monarchie espagnole ; M. de Lanoüe, abusé par les espérances de l’amiral de Coligny, dupe lui-même des mensongères promesses de Catherine de Médicis et de son fils, M. de Lanoüe s’étant rendu à Mons, afin de se concerter avec les chefs du soulèvement projeté, le tenta sans succès, fut fait prisonnier, et échappa ainsi, par hasard, au massacre de la Saint-Barthélemy. Charles IX, de plus en plus alarmé de l’attitude indomptable des huguenots, sachant quelle influence M. de Lanoüe exerçait sur eux, demanda sa liberté à Philippe II, l’obtint, appela au Louvre le capitaine protestant et lui dit : « – J’ai foi dans votre parole… Allez à La Rochelle, engagez les protestants à se rendre et à se soumettre ; s’ils refusent, promettez-moi de revenir vous mettre prisonnier à ma discrétion. – J’y consens, – répondit Lanoüe. – J’irai à La Rochelle ; et si, en mon âme et conscience, les huguenots me paraissent devoir être vaincus, je les engagerai de tout mon pouvoir à capituler ; mais s’ils me semblent avoir chance de triompher, je les encouragerai à la résistance et je leur offrirai mes services. S’ils refusent mes services, je reviendrai me mettre en otage entre vos mains. » Telle est la confiance qu’un homme de bien inspire, même aux scélérats, que Charles IX a accepté l’offre de M. de Lanoüe. Celui-ci a envoyé un parlementaire auprès du maire de La Rochelle pour l’instruire de ces conditions et lui demander l’entrée de la cité. Le conseil s’est assemblé. Les uns ont énergiquement blâmé M. de Lanoüe de s’être dégradé jusqu’à un compromis avec Charles IX, souillé du sang de nos frères ; les autres (en majorité considérable) ont apprécié l’importance du concours de M. de Lanoüe et ont voté pour que ses services fussent agréés. Il a été introduit dans la ville ; ses chaleureuses et patriotiques paroles lui ont ramené presque tous les dissidents. Il a visité les travaux de défense de la place, et, persuadé qu’elle peut repousser avec succès l’attaque des royalistes, il a reçu le commandement des troupes, sous la surveillance du conseil d’échevinage.

22 FÉVRIER 1573. – La présence de M. de Lanoüe parmi nous porte déjà d’excellents fruits ; il discipline nos troupes, ne permet plus ces escarmouches meurtrières où tant des nôtres allaient se faire tuer par outre-vaillance ; il refrène l’ardeur des plus bouillants, habitue les volontaires au maniement des armes, à la précision des manœuvres militaires, et substitue la tactique prudente à l’entraînement du courage aveugle, toujours si nuisible aux armées protestantes.

27 MARS 1573. – M. de Lanoüe, fidèle à sa parole, a quitté hier La Rochelle et est retourné au camp de Charles IX se constituer prisonnier. Depuis qu’il nous commandait, nos sorties causaient de grands dommages à l’ennemi, mais en nous coûtant beaucoup de monde. Nous ne pouvions réparer nos pertes, puisque nos communications sont coupées du côté de terre ; tandis que l’ennemi reçoit sans cesse des renforts considérables. Nous ne comptons plus que quatre mille cinq cents citoyens capables de porter les armes ; l’ennemi compte aujourd’hui vingt-cinq mille hommes de troupes et soixante canons. Les travaux du siège sont conduits avec une grande habileté par Scipion Vergano, l’ingénieur qui a fortifié La Rochelle ; ce traître connaît le fort et le faible de la place, aussi a-t-il concentré tous les moyens d’attaque des catholiques sur le bastion de l’Évangile, leurs batteries foudroient la ville de ce côté. Enfin, les munitions commencent de nous manquer ; les travaux exécutés par l’ennemi à l’entrée de la baie rendant très-difficile l’arrivage des bâtiments, qui seuls nous approvisionnent, la poudre et le blé deviennent de plus en plus rares. La flottille du capitaine Mirant est allée chercher des munitions en Angleterre, des grains en Bretagne ; chaque jour on attend ces navires, si le vent contraire les retient encore ou s’ils ne parviennent pas à pénétrer dans notre havre, une horrible disette régnera bientôt dans la ville. M. de Lanoüe, ayant pesé les effrayantes difficultés de notre situation, n’a pas cru que nous puissions résister longtemps à des forces cinq à six fois supérieures aux nôtres ; il a engagé le conseil de ville à traiter avec le duc d’Anjou, afin d’obtenir une capitulation honorable et une paix avantageuse, ajoutant que lui, Lanoüe, avait juré sa foi d’honnête homme d’encourager, d’aider les Rochelois à la résistance, tant qu’il croirait en son âme et conscience la résistance possible ; mais que, du jour où il la regarderait comme impraticable, il engagerait les assiégés à capituler ; promettant, dans le cas où l’on ne suivrait pas ses avis, d’aller se remettre prisonnier aux mains du roi. Le conseil de ville, après une séance solennelle, sous la présidence du maire Jacques Henry, épuisé, presque mourant, de ses fatigues, de ses blessures, mais soutenu par son énergie républicaine, le conseil de ville a déclaré, à une forte majorité, que les Rochelois résisteraient aux catholiques jusqu’à la mort… M. de Lanoüe a quitté la ville.

Ô fils de Joel ! admirez pieusement la résolution de ce maire, de ces échevins, de ces chefs de milice civique ! de ces bourgeois, en un mot ! Ces bourgeois ne combattaient pas par ambition, par cupidité, ainsi que la plupart des capitaines de Charles IX, soudards sans foi ni loi, gens d’épée qui vendent leur peau et tuent pour vivre, batailleurs par état, pour qui la guerre, d’où qu’elle vienne, quelle qu’elle soit, juste ou injuste, sainte ou atroce, est un métier lucratif. Non, non, ces bourgeois combattaient pour leur liberté, pour leur foi, pour leurs droits, pour la défense de leur foyer ; et, seule, la conscience de combattre pour la plus sacrée des causes peut enfanter des prodiges d’héroïsme !

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Ces fragments du siège de La Rochelle, écrits par moi, Antonicq Lebrenn, nous conduisent jusque vers le milieu du mois de mai (1573), où se passeront les événements suivants.

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L’Hôtel de ville de La Rochelle, presque entièrement reconstruit, il y a bientôt un siècle (en l’année 1486), est l’un des plus beaux monuments dont se soit jamais enorgueilli le patriotique amour de la cité. La foi catholique a élevé jusqu’aux nues ses splendides cathédrales où tes prêtres, ô Christ ! exaltent chaque jour les pieuses douceurs de l’assassinat des huguenots, prêchent les sanglantes voluptés de l’extermination des hérétiques ! Le culte des franchises communales a édifié ces hôtels de ville, berceaux de nos libertés, sanctuaires civiques et sacrés, où l’on jure sur la bannière de la commune de mourir pour son indépendance ! ainsi que mouraient les Communiers intrépides dont notre aïeul FERGAN-LE-CARRIER a partagé les combats et la mort, au temps de Louis-le-Gros. Le monument municipal, dont nous autres Rochelois nous sommes si justement fiers, se compose d’un vaste corps de logis, flanqué de deux pavillons à toits aigus. Sa façade principale, ornée de vingt-sept consoles très-rapprochées, dont le triple renflement disparaît sous des guirlandes de feuilles et de fruits ciselés, fouillés dans la pierre avec un art incroyable, est surmontée d’une terrasse crénelée, aux frètes décorées d’un riche enroulement d’acanthe ; au-dessus de chacun des deux pavillons, s’élance dans les airs un beffroi d’une merveilleuse richesse architecturale ; celui de gauche offre aux yeux étonnés une cage de fer doré, non moins admirablement forgée que son dôme, découpé à jour aussi délicatement que peut l’être une dentelle et soutenu par trois colossales figures de pierre. Il faut renoncer à décrire la profusion de gargouilles qui semblent saillir des murailles de l’édifice, et représentent des sphinx, des chimères d’un dessin rempli de hardiesse et de grâce ; il faut renoncer à décrire les festons de pierre qui brodent le monument de sa base à son faîte, les enroulements infinis de feuillage ou de fleurs qui grimpent le long des nervures ogivales, des portes, des fenêtres, embrassent leurs linteaux, se tordent autour de leurs piliers, de leurs colonnettes, et couronnent leurs chapiteaux ; innombrables sculptures fleuries, touffues, épanouies, charmantes, pareilles à une végétation luxuriante, soudain pétrifiée par un pouvoir magique. Cette imparfaite description peut seulement donner une idée de la beauté matérielle de l’Hôtel de ville de La Rochelle ; mais il avait, si cela se peut dire, une âme, un souffle, une voix ! C’était l’âme vaillante, le souffle puissant, la voix patriotique de la commune, qui semblaient animer le corps de pierre de l’antique édifice : là, surtout depuis la guerre, et de même que la vie se concentre dans le cœur, se concentrait la vie de la cité ! tout partait de là, tout aboutissait là, parce que là siégeait le pouvoir souverain de cette République urbaine , représentée par le maire et par l’échevinage, élus de leurs concitoyens. Nuit et jour assemblés à l’Hôtel de ville, en nombre suffisant pour répondre à toutes les nécessités du moment, ces vaillants édiles ne quittaient la salle du conseil que pour aller combattre aux remparts ou risquer d’intrépides sorties contre les redoutes ennemies ; souvent aussi il leur fallait (ainsi qu’en ce jour où recommence ce récit), il leur fallait calmer, dominer ou dompter les agitations populaires causées par les malheurs du temps. Telle était alors la rude tâche réservée à Morisson, nouveau maire de La Rochelle ; il succédait à Jacques Henry, mourant de ses fatigues et des suites de ses blessures.

Donc, ce jour-là, vers le milieu du mois de mai 1573, une foule tumultueuse, uniquement composée de femmes et d’enfants (les hommes valides restaient aux murailles ou prenaient tour à tour quelques heures de repos), envahissant les abords de l’Hôtel de ville de La Rochelle, criaient avec la navrante énergie de la faim : – Du pain ! du pain ! – Non moins amaigries, non moins hâves que leurs enfants, grand nombre d’entre ces femmes, ayant combattu avec les hommes de La Rochelle pour repousser un assaut tenté par les royalistes, avaient le front ceint d’un bandeau sanglant ou le bras soutenu par une écharpe de linge ; quelques enfants de dix à douze ans portaient aussi les traces de blessures reçues en accompagnant leurs mères à la bataille. Cette foule, déjà aigrie, épuisée par les fatigues, par les privations de toutes sortes, résultant d’un long siège, voyait avec épouvante approcher la famine. Depuis la veille, les boulangers, manquant de farine, avaient fermé leurs boutiques ; aucune distribution de vivres, si minime qu’elle fût, n’avait été faite selon l’usage. Ces infortunées demandaient donc à grands cris : – Du pain ! – et à grands cris aussi appelaient Morisson, le nouveau maire. Parmi les plus exaltées d’entre ces femmes, on remarquait l’épouse d’un pêcheur, surnommée la Bombarde, depuis que, durant le siège, ayant, ainsi que d’autres Rocheloises, pris part à une sortie, cette amazone, transperçant deux canonniers avec l’un de ces tridents acérés dont se servent les pêcheurs pour harponner les gros poissons, avait encloué une bombarde de sa main ; le teint hâlé par la bise de mer, le front ceint d’un bandeau cachant une plaie à peine cicatrisée, les bras et les jambes nues, d’une stature robuste et élevée, la Bombarde, seulement vêtue d’une vieille jupe de laine rouge, par-dessus sa chemise de grosse toile, brandissait d’une main son trident, et criait d’une voix éclatante : – Du pain pour nos enfants et pour nos hommes ! Morisson ! Morisson !

– Du pain ! du pain ! – Nous voulons parler au maire ! – Morisson ! Morisson ! – répétait la foule féminine, dont la masse compacte encombrait les abords de l’un des pavillons de l’Hôtel de ville ; sa porte ouverte laissait apercevoir une voûte où aboutissaient les degrés conduisant à la salle du conseil de l’échevinage ; aussi la Bombarde et ses compagnes, lasses d’appeler le maire à grands cris, se disposaient à envahir l’Hôtel de ville, lorsque Morisson parut sous la voûte ; il s’avança vers la foule : aussitôt les cris diminuèrent de violence, car le maire était à la fois aimé, craint et respecté ; encore dans la vigueur de l’âge, il portait un corselet et des brassards de fer ; une lourde épée pendait à son côté ; il s’élança sur l’un des montoirs de pierre placés de chaque côté de la porte, réclama d’un geste le silence, l’obtint, et s’adressant à la foule d’une voix sonore, ferme, mais paternelle :

– Mes enfants ! le conseil est assemblé… Je n’ai pas de temps à perdre… Déléguez-moi l’une d’entre vous, elle me dira ce que vous désirez de moi… je répondrai…

La Bombarde, acclamée tout d’une voix la déléguée de ses compagnes, se fit jour parmi elles, et s’approchant de Morisson :

– Maire ! nous avons faim et nous demandons du pain ! les boulangers n’ont plus ni blé ni farine… les étals des bouchers sont fermés. On distribuait ces derniers jours quelques poignées de fèves ou de pois… depuis hier l’on n’a rien distribué… Avant le siège, la plupart d’entre nous vivaient de leur pêche et de celle de leurs maris ; nous ne tendions la main à personne… aujourd’hui tout bateau pêcheur qui se risque hors du port est criblé de coups de canon par les redoutes royalistes ! Comment faire ? Nous ne pouvons pas rester sans manger, nous avons faim… Il nous faut du pain, maire ! il nous faut du pain !

– Oui ! – répétèrent les Rocheloises avec de grandes clameurs. – Du pain… du pain ! – Morisson, il nous faut du pain !

Après cette explosion de cris, le silence se rétablit ; le maire reprit d’une voix émue : – Vous êtes de braves femmes… je vous connais presque toutes par votre nom ; vous n’êtes pas des mendiantes ; vous ne venez ici que poussées par le besoin ! c’est cruel. Mais voyons ! croyez-vous qu’il y ait à la Rochelle des privilégiés qui mangent du pain quand vous en manquez ?

– Non… – répondit la Bombarde, – ce que nous souffrons, les autres le souffrent ; mais nous sommes à bout…

– Nous sommes à bout ! – répétèrent les voix de la foule. – Il nous faut du pain !

– Pauvres chères femmes… il vous faut du pain !… et comment voulez-vous que je vous en donne ?… – reprit Morisson. – Il ne reste pas un grain de blé dans les greniers de la ville… vous en convenez vous-mêmes…

Un morne silence accueillit ces paroles du maire, et au bout d’un instant la Bombarde reprit avec l’accent d’un sombre désespoir :

– Alors, maire, fais ouvrir l’une des portes de la ville… Nous marcherons droit aux retranchements de l’ennemi ! oui, nous et nos enfants nous irons nous faire tuer par les soldats de Charles IX ; nous en tuerons aussi de ces catholiques ! et tu seras débarrassé de nous, maire ! nous ne te demanderons plus de pain !

– La Bombarde a raison ! – répétèrent ses compagnes avec une exaltation farouche. – Mieux vaut mourir d’une balle royaliste que de crever de faim ! Marchons à la mort !

– Elle a tort ! – s’écria Morisson, – elle a tort ! elle n’écoute que le désespoir ! et il ne faut pas désespérer ! nous attendons d’heure en heure les brigantins du capitaine Mirant ; ils rapportent d’Angleterre un chargement de poudre, et de Bretagne un chargement de blé ; ils sont mouillés à huit lieues d’ici sur la côte, au havre de Redon ; ils ne peuvent, faute d’un vent favorable, cingler vers notre port ; il y a cent chances sur une pour que la brise régnante depuis plusieurs jours change d’un moment à l’autre, tout à l’heure peut-être… En ce cas, la ville est approvisionnée de munitions et de blé, car le capitaine Mirant a promis que, coûte que coûte, il entrerait dans la baie et forcerait la passe malgré le feu des batteries ennemies ; le capitaine est homme de parole, vous le connaissez ?

– Oui ! – répondit la Bombarde, – c’est le plus hardi marin de La Rochelle ; nous le connaissons, et aussi sa fille Cornélie ; elle était des nôtres et des premières avec la veuve d’Odelin Lebrenn, lorsque nous avons essayé d’incendier le vaisseau royaliste à la marée basse… et…

– Mes enfants ! – s’écria soudain Morisson, interrompant la Bombarde, frappé d’une idée soudaine, – il nous reste une ressource précieuse, jusqu’ici négligée ; vous m’y faites songer en me parlant de la plage !

– Quelle ressource ? – crièrent plusieurs voix, – quelle ressource, maire ?

– La voici, – répondit Morisson. – Lorsque, au moment du reflux, la mer se retire de la grève que vous avez traversée pour aller vaillamment incendier le vaisseau coulé à fond par les catholiques, la mer laisse sur le sable et les rochers une énorme quantité de coquillages très-nourrissants, très-salubres, et qu’avant le siège on venait acheter ici de plusieurs lieues à la ronde…

– Les sourdons ! – acclamèrent un grand nombre de voix. – Oh ! si l’on en avait, des sourdons ! l’on ne craindrait pas la famine. – Cuits ou crus, c’est une bonne nourriture !

– C’est vrai ! il y a si grand nombre de ces coquillages, que, grâce à la pêche de chaque jour, du moins l’on ne mourrait pas de faim, – reprit la Bombarde d’un air pensif. Puis, hochant la tête : – Mais le vaisseau démâté que nous avons voulu brûler bat la place de ses canons et de ses arquebusades ? sans compter la redoute de Chef de Baie, aussi armée d’artillerie, que ces Philistins ont élevée dernièrement à l’entrée de la rade. – Et, regardant fixement Morisson, la Bombarde ajouta : – Maire ! sais-tu qu’il y a maintenant autant de danger à pêcher aux sourdons qu’à marcher sur une batterie ?

– Je le sais bien… et si les brigantins du capitaine Mirant n’entrent pas aujourd’hui dans le port, ma femme et mes deux filles iront avec vous cette nuit, à deux heures, moment de la marée basse, pêcher aux sourdons, – répondit stoïquement Morisson. – Oui, j’en suis certain, toutes les Rocheloises, jeunes ou vieilles, riches ou pauvres, iront sous le feu des catholiques qu’elles ont souvent bravés, ramasser la manne que le Seigneur nous envoie dans notre détresse !

– C’est dit ! compte sur nous, maire ! – reprit la Bombarde. – Si les brigantins du capitaine Mirant n’arrivent pas avant ce soir, nous patienterons avec la faim jusqu’à cette nuit… et nous irons pêcher aux sourdons… Celles qui seront tuées sur la grève n’auront plus besoin de rien !

Au moment où la Bombarde prononçait ces derniers mots, les détonations de plusieurs décharges d’artillerie, ébranlant les vitres de l’Hôtel de ville, annoncèrent que l’ennemi rouvrait son feu suspendu depuis le matin ; et presqu’en même temps l’on entendit le son retentissant, et de plus en plus rapproché, d’un clairon. Bientôt un grand nombre de femmes, de toutes conditions, suivant les pas d’un pasteur à cheveux blancs, que le clairon précédait, déboucha sur la place de la Caille.

– Aux remparts, mes sœurs ! aux remparts ! – criait le pasteur avec une exaltation guerrière. – Le Dieu des armées rendra forts vos faibles bras ! Vos époux, vos pères, vos frères, vos fils combattent pour le triomphe de la Cause et de la liberté… Venez combattre près d’eux… Aux remparts ! aux remparts ! l’ennemi va donner l’assaut au bastion de l’Évangile !

– Aux remparts ! mes vaillantes ! Et ce soir, à cette pêche aussi meurtrière qu’une bataille ! – s’écria Morisson, tandis que la Bombarde et ses compagnes, se joignant aux autres Rocheloises, répétèrent en chœur ce psaume, entonné par le ministre :

Seigneur, guide ces faibles femmes !

Et de ton feu remplis leurs âmes !

Brise l’ennemi comme Oreb !

Et comma l’orgueilleux Zéeb !

Renverse et ces rois et ces princes

Qui dans leur ire et leurs fureurs,

Versent le sang, rient de nos pleurs,

En tombeaux changent nos provinces !

Comme une boule va roulant,

Comme un tourbillon violent,

Qu’à son gré l’ouragan déchaîne !

Comme un feu qui réduit en cendres

Une forêt et qui fait fendre

Des rochers la cime hautaine !

Qu’ainsi ton orage, ô mon Dieu !

Les force et les frappe en ce lieu !

Ta foudre gronde sur leur tête,

Ils vont sombrer dans la tempête !

Le bastion de l’Évangile, contre lequel l’armée royale concentrait depuis longtemps tous ses moyens d’attaque, formait un angle très-saillant ; ses flancs n’étaient pas suffisamment protégés par d’autres ouvrages fortifiés ; aussi l’ennemi, dirigeant sur le flanc gauche de ce bastion le feu de ses deux principales batteries, avait, sous le choc réitéré des boulets, ouvert une brèche dans le rempart, dont la bâtisse supérieure s’étant, sur une largeur de cinquante pieds environ, écroulée au fond du fossé d’enceinte, le comblait à peu près en cet endroit, et rendait ainsi l’assaut praticable, les assiégeants pouvant, grâce à cet amas de décombres qui leur servait de pont, traverser le fossé, presque de plain pied, escalader les dernières assises de la muraille en ruines et pénétrer dans la ville, si toutefois ils refoulaient devant eux les défenseurs de la brèche. Du haut du bastion de l’Évangile l’on dominait au loin la plaine, l’on apercevait, à une portée de canon, l’immense ligne de circonvallation des royalistes, commençant au faubourg Saint-Éloi, limite des marais salants, et finissant au faubourg du Colombier. Cette ligne cernait complètement La Rochelle du côté de la campagne, coupait les routes de Limoges et de Nantes, à l’angle desquelles étaient établies les batteries dont le feu avait ouvert la brèche du bastion. Tout le terrain compris entre la tranchée des assiégeants et les fortifications de la ville, jadis couvert d’arbres et de maisons, était découvert, dénudé, dévasté, profondément labouré par les projectiles. Au-delà s’étendaient les retranchements de l’ennemi, élevés en terre, renforcés de gabions, de fascines et çà et là crénelés par les nombreuses embrasures de leurs batteries ; puis, derrière cette ligne de travaux, l’on voyait le faîte des tentes des officiers, surmontées de banderoles et de pennons flottants. Enfin, à l’extrême horizon ondulaient des collines boisées. La brèche pratiquée, les catholiques avaient suspendu leur feu pour le rouvrir peu de temps avant de monter à l’assaut. C’est au retentissement de cette canonnade, annonçant une attaque imminente et décisive, que le vieux pasteur traversa la place de l’Hôtel de ville, à la tête d’un grand nombre de Rocheloises, recruta la Bombarde et ses compagnes, et se dirigea vers le bastion de l’Évangile. Là se trouvaient réunis environ la moitié des défenseurs de La Rochelle, se préparant à un combat acharné. Les autres troupes, réparties ailleurs, pouvaient faire face à d’autres attaques. Le conseil de défense, prévoyant que l’ennemi, en lançant une colonne de troupes à l’assaut, tenterait sans doute une diversion simultanée, des femmes réparaient provisoirement, au moyen de fascines et de tonneaux remplis de sable, la trouée faite dans le parapet du rempart. Le colonel de Plouernel, chargé ce jour-là de la défense du bastion, et le capitaine Gargouillaud, commandant l’artillerie, donnaient leurs derniers ordres. Les canonniers bourgeois pointaient d’avance leurs pièces sur le parcours, complètement découvert, que devaient traverser les royalistes en sortant de leurs retranchements, afin de gagner le revers du fossé du rempart et de monter à la brèche ; elle était largement praticable ; cependant, avant d’atteindre le parapet, les assiégeants avaient à gravir un amoncellement de décombres, formant un talus très-rapide de douze à quinze pieds d’élévation. Au-dessus de ce talus se dressait un engin de défense redoutable, dont la manœuvre était confiée aux femmes de La Rochelle. Cette machine de guerre, inventée par maître Barbot-le-Chaudronier, se nommait l’Encensoir ; elle se composait d’une immense cuve de cuivre, de la capacité d’une tonne, et suspendue par des chaînes de fer à l’extrémité d’un long madrier tournant sur son axe et placé en potence au faîte d’une poutre solidement scellée en terre, de sorte qu’au moyen d’un mouvement de bascule imprimé au madrier, l’immense chaudière pouvait déverser sur la tête des assaillants son contenu, à savoir : une mixture de goudron, de souffre et d’huile ; le tout bouillant jusqu’à l’incandescence. Des Rocheloises, parmi lesquelles se trouvaient Thérèse Rennepont et Cornélie, fiancée d’Antonicq, s’occupaient, soit d’aviver le brasier flambant sous la cuve, soit d’y verser l’huile, le goudron ou le souffre renfermés dans des barillets placés près de là. Cornélie, ses manches retroussées jusqu’au coude et découvrant ses bras blancs et nerveux, agitait dans la chaudière, au moyen d’un fourgon de fer emmanché de bois, la mixtion déjà fumante. Maître Barbot, la tête couverte d’un morion de fer, la poitrine d’une brigandine, dague et coutelas au côté, s’appuyait sur le canon de son arquebuse, souriant complaisamment à son œuvre, et dirigeait les travailleuses :

– Courage, ma brave fille ! – disait-il à Cornélie, – mélange soigneusement cette huile, ce bitume et ce soufre ; que cela soit épais, fondu, moelleux, savoureux, comme ces brouets aux œufs, au fromage et à la farine que tu accommodes si plantureusement, et dont ton père et moi sommes si friands ! Mais au diable ce souvenir affriolant, en ce temps de famine où bienheureux l’on est quand on a pour régal une poignée de fèves… À propos de disette et de ton père… ces gros nuages qui se lèvent là-bas vers le sud pronostiquent presque certainement un changement de temps et de vent ; peut-être verrons-nous enfin aujourd’hui les brigantins du capitaine Mirant chargés de poudre et de blé entrer dans le port toutes voiles dehors, faisant, comme on dit, feu des quatre pattes et de la queue, en passant sous le canon des batteries royalistes, élevées de chaque côté du goulet de la rade.

– Dieu vous entende, maître Barbot ! car aujourd’hui j’embrasserais mon père, et la disette aurait son terme ! – répondit Cornélie, continuant d’agiter la mixture à laquelle Thérèse Rennepont allait ajouter une pannerée de soufre, lorsque maître Barbot lui dit :

– Non, assez de soufre, ma chère Thérèse ; il faut, dans ce ragoût infernal, que le goudron et l’huile prédominent ; le soufre est là dedans un peu pour le coup d’œil appétissant du régal, en raison de la jolie flamme bleue qui voltige à la surface du liquide lorsqu’il devient incandescent, ainsi qu’il le sera tout à l’heure… Quant à présent, mes filles, virez un peu le madrier, afin d’éloigner la chaudière du brasier, sans pourtant laisser refroidir ce plat de notre métier ; nous le remettrons sur le feu lorsque les catholiques tenteront l’escalade du talus, et alors… nous les servirons tôt, vite et bouillant !

Pendant que les Rocheloises préparaient ainsi la manœuvre de l’Encensoir, d’autres d’entre elles roulaient à grands renforts de bras d’énormes fragments de pierre de taille, débris du revêtement démoli par les boulets de l’ennemi, et les équilibraient en suspens, et de telle sorte, près de l’ouverture de la brèche, que le bras d’un enfant pouvait les précipiter sur les assiégeants ; d’autres roulaient dans le même but des tonneaux remplis de sable, qui, après avoir protégé les arquebusades des défenseurs du parapet, devaient être aussi lancés sur la pente rapide que l’ennemi avait à gravir ; enfin grand nombre de femmes, sous la direction de Marcienne, veuve d’Odelin Lebrenn, préparaient des brancards destinés aux blessés, que l’on transporterait aussi loin que possible du théâtre du combat. Thérèse et Cornélie n’étant pas en ce moment occupées à la manœuvre de l’Encensoir, se rapprochèrent de la veuve, et bientôt furent rejointes par Antonicq et Louis Rennepont ; tous deux quittaient aussi pour un instant leur poste de combat. – Ma mère, – dit Antonicq d’une voix grave et tendre, – ce matin, lorsqu’à l’aube je suis sorti de la maison, vous dormiez… je n’ai pu vous dire adieu… Embrassez-moi.

Marcienne comprit la pensée de son fils : un assaut meurtrier allait s’engager ; ils ne se reverraient peut-être jamais. Elle tendit les bras à Antonicq, le pressa sur son sein : – Sois béni, – lui dit-elle d’un ton ferme et pénétré, – toi qui ne m’as jamais causé un chagrin ! Si, comme ton père, tu meurs en combattant les catholiques, tu auras été homme de bien jusqu’à la fin… Si je succombe en ce jour, tu emporteras mes dernières bénédictions… Et toi aussi, Cornélie, – ajouta Marcienne, – sois bénie, mon enfant ; je mourrai paisible en sachant qu’Antonicq a trouvé en toi un cœur digne du sien par la vertu, par le courage… tu as été la meilleure des filles… tu seras la meilleure des épouses…

La veuve d’Odelin s’exprimait ainsi, lorsque Louis Rennepont, après avoir échangé à voix basse avec Thérèse quelques paroles inspirées par la solennité du moment, dit vivement : – Antonicq, vois donc… là, au-dessous de nous… parmi les décombres de la brèche… n’est-ce pas le franc-taupin… il semble sortir de dessous terre ?

– En effet… c’est lui ! – répondit Antonicq, non moins surpris que son beau-frère, – et voici mon apprenti Serpentin qui sort de ce trou après le vieux Joséphin !

Ces paroles attirèrent l’attention de Cornélie, de Thérèse et de la veuve d’Odelin ; leurs regards se portèrent au-dessous d’elles, sur le talus assez rapide formé par l’écroulement de la crête du rempart. Le franc-taupin venait de surgir d’une excavation étroite, profonde, pratiquée au milieu des décombres ; un enfant de treize à quatorze ans le suivait ; tous deux comblèrent l’ouverture qui leur avait donné passage ; après quoi Serpentin, l’apprenti armurier d’Antonicq, se mit à genoux, et marchant à reculons, toujours agenouillé, dévida, selon les indications du franc-taupin, une longue mèche, de la grosseur d’une cordelle, dont l’extrémité plongeait dans l’excavation comblée récemment ; puis, toujours remontant vers le parapet, Serpentin continua de dévider sa mèche, et, d’après l’ordre de Joséphin, il s’arrêta environ à une vingtaine de pas des ruines du parapet et s’assit sur une pierre.

– Hé, mon oncle ! – cria Antonicq, se penchant au bord d’une embrasure, – nous sommes ici !

Le franc-taupin, à la voix de son neveu, leva la tête, lui fit signe de l’attendre, et après de nouvelles recommandations à Serpentin, le vieillard gravit les décombres avec une agilité surprenante pour son âge, rejoignit Antonicq, qui, s’avançant vers lui :

– D’où venez-vous donc, cher oncle ?

– Voyre ! mon garçon… que veux-tu ?… Taupin j’étais dans mon adolescence, et vieux, je retourne à mes taupinières… Je sors de dessous terre, moyennant un petit boyau que j’ai creusé au milieu des décombres, avec l’aide de Serpentin, à cent pas d’ici ; là, j’ai chargé un tourneau de mine, au beau milieu du talus de brèche par lequel ces bons catholiques vont, en colonne serrée, monter à l’assaut ; quoi voyant, je mettrai amoureusement le feu à la mèche… et, triple pétarade ! ces agneaux de la Saint-Barthélemy gigoteront la berelididondaine des cinq cents diables ! la tête en bas, les pieds en l’air ! Et, voyre ! la danse finira par une pluie de membres !…

– Bien ! hardi ! mon vieux taupin ! – dit maître Barbot. – Feu dessous ! feu dessus ! à l’instar de ces belles tourtières que je martèle. L’ardente lave de mon Encensoir flambera le crâne de ces royalistes, ta fougasse flambera leurs chausses et vous bombardera ces coquins dans les airs, cabriolant, pirouettant, moulinant, et… – Mais s’interrompant soudain, maître Barbot, joignant la parole à l’action, s’écria : – Tous à plat ventre ! gare le boulet !

Le conseil de maître Barbot fut suivi ; tous ceux qui l’entouraient se jetèrent, comme lui, à plat-ventre au moment où une volée de boulets s’abattit en sifflant sur la brèche, les uns ricochant, renversant gabions et fascines, les autres labourant les décombres où se tenait Serpentin, assis à côté de la mèche du fourneau de mine. Le courageux enfant, malgré le danger, ne bougea de son poste ; et par un heureux hasard, cette reprise du feu des royalistes ne blessa personne. Maître Barbot, l’un des premiers debout, jeta les yeux sur les batteries ennemies, encore à demi enveloppées des nuages de fumée produite par la décharge de l’artillerie, aperçut les premiers rangs de la colonne d’assaut sortir des retranchements, et s’écria : – Aux armes, Rochelois ! aux armes !…

L’appel de maître Barbot fut couvert par un long roulement de tambour ordonné par le colonel de Plouernel ; il avait aussi remarqué le mouvement des catholiques ; sa voix mâle et vibrante, dominant le tumulte, fit entendre ces mots : – Soldats, à vos postes ! canonniers, à vos pièces !

– Adieu, ma mère ! adieu, ma sœur ! adieu, Cornélie ! – dit Antonicq. – Adieu, ma femme ! – dit Louis Rennepont. Et tous deux regagnèrent leur poste de combat, suivis des regards de celles qu’ils quittaient en ce moment redoutable.

– Au revoir, compère Barbot, – dit le franc-taupin, tirant un briquet de sa poche et se dirigeant vers le talus de la brèche, afin de rejoindre Serpentin. – Je vas me préparer à trinqueballer les os de ces agneaux de la Saint-Barthélemy… Voyre ! jamais agnelet, au mois de mai, n’aura fait pareille cabriole…

– Et vous, mes vaillantes, à l’Encensoir ! – dit maître Barbot aux Rocheloises. – Remettez notre brouet sur le feu, et faites basculer la chaudronnée sur les assaillants quand je vous crierai : Servez bouillant !… Vous autres, prenez vos leviers, tenez-vous près de ces grosses pierres, de ces tonnes de sable, et à mon commandement de : Roulez !… poussez ferme de haut en bas !

Soudain, des détonations d’artillerie, lointaines, redoublées, venant du côté de la porte de Congues, annoncèrent que l’ennemi tentait une diversion par deux attaques simultanées contre la ville. En ce moment, le pasteur arrivait sur le rempart à la tête de la troupe de femmes, auxquelles s’étaient jointes la Bombarde et ses compagnes ; les unes renforcèrent le nombre des Rocheloises chargées de rouler des pierres sur les assaillants ou de rétablir le parapet de fascines, en partie détruit par la dernière décharge d’artillerie ; d’autres s’organisèrent pour le transport des blessés ; d’autres, enfin, armées de coutelas, de piques, de haches, se préparèrent virilement à repousser l’assaut, et, à leur tête, la Bombarde brandissait son terrible harpon.

Le colonel de Plouernel, semblant se multiplier, prenait ses dernières dispositions ; l’intrépide échevin Gargouillaud, commandant l’artillerie, refrénait à grand-peine l’impatience de ses canonniers citadins, leur ordonnant de n’ouvrir leur feu qu’alors que la colonne d’attaque, qui s’avançait rapidement, serait à demi-portée de canon, et surtout de tirer en plongeant et à ricochets, tir des plus redoutables, car le boulet, frappant d’abord le sol, roule par brusques soubresauts à travers les assaillants comme une boule à travers des quilles, et brise ainsi une foule de membres. Les tireurs les plus expérimentés se placèrent, par ordre du colonel de Plouernel, dans des casemates souterraines formant, au-delà du chemin de ronde, une seconde ligne de défense, dont les meurtrières, à peu près semblables à des soupiraux de cave, permettaient de diriger un feu meurtrier sur l’ennemi. Enfin, des compagnies d’arquebusiers se massèrent sur la brèche, défendue par un rang de fascines et de gabions que les Rocheloises achevaient de rétablir. Il y eut parmi les assiégés quelques instants d’un silence solennel, pendant le temps que les troupes royalistes mirent à parcourir l’espace qui les séparait du revers du fossé des fortifications ; chacun sentait que de cet assaut allait dépendre le sort de La Rochelle.

Le vieux maréchal de Montluc commandait en chef. M. de Goas, à la tête de six bataillons de vieilles troupes suisses, était en tête de la colonne ; M. de Montluc au centre, et à l’arrière-garde, le colonel Strozzi, l’un des meilleurs officiers de l’armée catholique. Il devait soutenir et renforcer l’attaque dans le cas où les premières compagnies engagées faibliraient ou seraient repoussées. Ces troupes s’avançaient en bel ordre, tambours battants, clairons sonnants, enseignes déployées, ayant pour chefs la fleur de la seigneurie : les ducs de Guise et d’Aumale, le bâtard d’Angoulême (ceux-là qui crossèrent du pied le cadavre de Coligny), Henri le Béarnais, beau-frère de Charles IX, et Henri de Condé ; ces deux jeunes renégats venaient ainsi combattre les défenseurs de la Cause à qui leurs pères avaient voué leur glorieuse vie ; enfin, Mayenne, Biron, Cosseins, d’O, Château-Vieux, et tant d’autres nobles capitaines, se pressaient autour du duc d’Anjou (frère du roi), marchant au centre, à côté du maréchal de Montluc. Au moment où les premiers rangs de l’avant-garde atteignent le revers du fossé, l’échevin Gargouillaud, voyant l’ennemi à demi-portée de ses canonniers, leur commande un feu plongeant et à ricochets ; l’effet de ce tir fut terrible : il emporta des files entières de soldats. L’avant-garde, ainsi foudroyée, hésite, s’arrête ; les Rochelois ont le temps de recharger leurs pièces, une nouvelle canonnade, aussi meurtrière que la première, redouble les pertes et l’indécision des assaillants. Le vieux maréchal de Montluc, Biron, Cosseins, raffermissent le courage ébranlé de leurs troupes, les enlèvent, les entraînent ; et, laissant derrière elles morts et blessés, elles traversent le fossé, presque comblé, répondent par leurs arquebusades à celles des assiégés en gravissant le talus de la brèche, sous le feu croisé des casemates, dont les tireurs prennent l’ennemi en flanc, tandis que les compagnies formées sur les remparts l’accueillent de front par une grêle de balles. Les royalistes, malgré des pertes considérables, continuent de gravir le talus de la brèche. Le franc-taupin et son aide Serpentin, jusqu’alors couchés à plat ventre derrière un monceau de décombres, et ainsi protégés contre les arquebusades, se redressent et regagnent à toutes jambes le chemin de ronde, après avoir mis le feu à la mèche du fourneau ; à peine sont-ils à l’abri, que la mine éclate sous les pieds de l’ennemi. Une effroyable explosion soulève une trombe de terre, de poussière et de pierres, mêlée de jets de feu, fulgurants comme des éclairs à travers les tourbillons d’une épaisse fumée ; elle se dissipe… l’on voit alors la pente du talus coupée par une déchirure profonde dont les abords sont jonchés de morts, de mourants, de corps mutilés, de membres épars… Les soldats d’avant-garde échappés au désastre, saisis d’épouvante, tournent casaque, refluent sur le centre, le culbutent, y jettent la panique, en criant que le trajet de la brèche est partout miné sous les pas des assiégeants ; à ces mots, les rangs se débandent, se confondent, la déroute commence. Les canonniers rochelois, tirant à coups redoublés, font de larges trouées à travers cette masse compacte de fuyards qui entraînent ses chefs, malgré leurs ordres, leurs prières, leurs menaces ; tandis que le franc-taupin, debout près de l’une des embrasures du rempart et croisant tranquillement ses mains derrière son dos, disait à maître Barbot :

– Voyre ! compère, têtes, bras, troncs, jambes, ont dansé la sarabande au son de la musique de mon fourneau de mine ! J’ai donné le bal aux catholiques !

– Hé ! hé ! – reprit le chaudronnier, – ces agneaux de la Saint-Barthélemy s’en retournent plus vite qu’ils ne sont venus… s’ils remontent, je leur servirai ma cuvée fumante et bouillante, afin de les réconforter… chers agnelets !

Les soldats royaux ne purent être ralliés par leurs chefs que lorsqu’ils se trouvèrent hors de la portée de l’artillerie rocheloise ; ils furent alors reformés en colonne ; une vingtaine des plus vaillants capitaines de l’armée se mirent résolument à la tête des soldats pour les ramener à l’assaut ; et, précédant cette petite phalange d’intrépides, un cordelier, tenant d’une main un crucifix et de l’autre un coutelas, s’élance le premier à l’attaque en criant d’une voix tonnante le mot de ralliement de la Saint-Barthélemy : – Vive Dieu et le roi ! – L’audacieux exemple de ce moine, l’élan des capitaines, entraînent les assaillants ; ils oublient leur panique récente et retournent batailler, aux cris mille fois répétés de Vive Dieu et le roi ! En vain le feu des assiégés leur cause derechef des pertes énormes, ils gravissent le talus au pas de course et dépassent l’excavation creusée par le fourneau de mine du franc-taupin ; celui-ci, avisant à travers une embrasure le moine qui précédait les soldats et qui, par un hasard étrange, avait jusqu’alors échappé à la mort, reconnaît fra-Hervé, saisit son arquebuse en s’écriant : – Mort-de ma-sœur ! je ne suis qu’à vingt-quatre ! – (Joséphin faisait ainsi allusion aux prêtres catholiques par lui mis à mort en représaille du supplice de sa nièce Hêna, plongée vivante vingt-cinq fois dans les flammes de son bûcher.) – Je ne suis qu’à vingt-quatre ; ce moine fratricide complétera le nombre qu’il me faut ! – ajoute le vieillard. Et soufflant sur la mèche du serpentin de son arme, il tire en disant : – Vingt-cinq ! – se croyant certain d’abattre fra-Hervé ; mais cette fois, la justesse habituelle du coup d’œil de Joséphin lui fait défaut, et la balle… châtiment mérité… tue roide M. de Cosseins, l’un des meilleurs capitaines de l’armée royale et l’un des assassins de Coligny. M. de Cosseins venait de tomber, lorsque maître Barbot crie aux Rocheloises chargées de la manœuvre de l’Encensoir : – Tôt, tôt, mes filles… servez chaud les catholiques ! – Et s’adressant ensuite aux autres femmes chargées de faire rouler sur l’ennemi des pierres et des tonneaux remplis de sable : – Hardi, mes vaillantes ! poussez dru aux royalistes !… – Aussitôt des flots d’huile, de bitume et de soufre incandescents pleuvent, lancés par l’Encensoir, en une nappe de flamme sur les premiers rangs des assaillants ; ils reculent, culbutent ceux qui les suivent et poussent des hurlements de damnés : chaque goutte de cette averse embrasée troue la chair jusqu’à l’os. Au même instant, des blocs de pierres énormes, des tonnes remplies de sable, roulent rapides, irrésistibles, sur la pente de la brèche, renversent, brisent, écrasent, broient tout ce qui se trouve sur leur passage. À cette défense meurtrière se joint le feu terrible et presque à bout portant des arquebusiers embusqués dans les casemates. Pourtant les royalistes, décimés, écharpés, poursuivent l’assaut avec un courage héroïque ; ils touchent enfin au chemin de ronde. Là cessent les arquebusades et s’engage une mêlée furieuse à l’arme blanche, lutte corps à corps, acharnée, sans merci, sans pitié. Les Rocheloises, parmi lesquelles Cornélie, armée du fourgon de fer de l’Encensoir et la Bombarde, armée de son harpon, rivalisent d’outre-vaillance ; les Rocheloises se mêlent aux combattants et font rage, en vraies filles de ces viriles Gauloises aux bras blancs et forts, qui bataillaient si hardiment contre les soldats de Jules César. Par deux fois, le colonel de Plouernel, le capitaine Normand, l’échevin Gargouillaud, maître Barbot, Antonicq Lebrenn, Louis Rennepont, et tant d’autres, ont repoussé les catholiques au-delà de la brèche ; deux fois les catholiques, supérieurs en nombre, malgré leurs pertes, repoussent les Rochelois sur le terre-plein du rempart. Soudain accourt à leur aide le maire Morisson, à la tête d’une grosse troupe de citoyens, qui venaient de victorieusement résister à la diversion tentée par l’ennemi vers la porte de Congues. Ce renfort change la face du combat ; les assaillants, une troisième fois refoulés hors de la brèche, après une dernière attaque héroïque, sont précipités dans les fossés ou ramenés battant sur le talus ; ils le redescendent en masse confuse, effarée. L’arquebuserie, suspendue pendant la lutte corps à corps, de nouveau décime les fuyards, et de nouveau l’artillerie les foudroie ; leur déroute, cette fois, est complète. Ils laissent sur le champ de bataille plus de la moitié de leurs compagnies ; les royalistes échappés au carnage regagnent à toutes jambes et à la débandade leur ligne fortifiée, retraite meurtrière encore hâtée par les boulets des canonniers huguenots criblant les déroutés, forcés de parcourir à découvert l’espace qui séparait leurs retranchements des murailles de La Rochelle.

Victoire aux Rochelois ! fils de Joel, victoire ! Ah ! victorieux ils devaient être ! Ils vengeaient la Saint-Barthélemy ! ils défendaient leurs biens, leur foyer, leur foi, leur liberté, leur république !

*

* *

La victoire des Rochelois fut sanglante et chèrement achetée ; ils comptèrent environ onze cents personnes mortes ou hors de combat, hommes ou femmes. Cornélie Mirant reçut une blessure à la naissance de l’épaule ; la Bombarde périt sur la brèche ; Marcienne, veuve d’Odelin, fut atteinte d’une balle et tuée non loin du rempart, en secourant un blessé ; Antonicq eut le bras percé de part en part d’un coup de pertuisane ; le colonel de Plouernel, atteint de deux arquebusades, fut emporté dans sa demeure presque mourant ; Louis Rennepont, Thérèse, sa femme, maître Barbot, le franc-taupin et Serpentin, son aide-mineur, sortirent sains et saufs de cet engagement acharné. Les Rocheloises relevèrent les morts et les blessés ; la famille Lebrenn transporta dans sa maison le corps de la veuve d’Odelin. Navrantes funérailles ! Mais, hélas ! en ces terribles temps, les exigences du salut public l’emportent sur les plus saintes douleurs ; l’on n’a le loisir de pleurer ses morts qu’après les avoir vengés. Le triomphe du jour ne délivre pas des appréhensions du lendemain ; l’assaut si vaillamment repoussé par les gens de La Rochelle pouvait être renouvelé le jour suivant, grâce aux réserves de l’armée royale, dont une faible partie avait concouru à l’attaque du bastion de l’Évangile. Le conseil de ville convia tous les citoyens valides à s’occuper activement de réparer la brèche durant la nuit, à la faveur du clair de lune, et d’élever de ce côté de nouveaux travaux de défense ; il fallait aussi préserver la ville des horreurs de la famine. Les brigantins du capitaine Mirant, chargés d’un ravitaillement de poudre de guerre et de blé, ne paraissaient pas en haute mer, quoiqu’une faible brise de sud-est se fût élevée au coucher du soleil ; l’on avait distribué les derniers sacs de fèves aux combattants, exténués de besoin, de fatigue. Cette distribution suffisait à peine à calmer les angoisses de leur faim ; aussi afin d’assurer l’alimentation du lendemain, les femmes et les enfants furent, par ordre des échevins, convoqués à la porte des Deux-Moulins, vers une heure du matin, moment de la marée basse, heure favorable pour recueillir les sourdons. Cette pêche offrait aux assiégés de précieuses ressources ; mais elle était aussi périlleuse qu’une bataille, la redoute de Chef de Baie, élevée par les royalistes à l’extrémité de la pointe de terre qui s’avançait dans les eaux de la rade, pouvant, de ses canons, balayer la plage où l’on irait pêcher les coquillages. Le beffroi de l’Hôtel de ville tinta plusieurs coups vers une heure du matin ; à ce signal convenu, les Rocheloises de toute condition, accompagnées d’enfants de dix à douze ans, chargés, comme elles, de paniers, se rendirent à la porte des Deux-Moulins, où les avaient déjà devancées la femme et les deux filles du maire Morisson, qui des premières donnaient l’exemple du dévouement à l’intérêt commun. Ainsi, pendant que les Rochelois réparaient activement la brèche, leurs femmes, leurs enfants, sortaient de la ville, afin de pourvoir à la subsistance de tous. Cornélie Mirant, quoique blessée à l’épaule, voulut, malgré les inquiétudes d’Antonicq, partager les périls de la pêche avec Thérèse Rennepont, de qui le mari travaillait aux remparts. Antonicq, trop affaibli par sa blessure pour prendre part à ces travaux, resta seul dans la maison et veilla pieusement les restes de sa mère, navré de cette perte cruelle et songeant avec angoisse aux nouveaux dangers que bravait sa fiancée.

Les Rocheloises, au nombre de quatre ou cinq cents, sortirent par la porte des Deux-Moulins, voisine de la tour du phare ; elles arrivèrent bientôt sur la plage. Dominée à droite par une ceinture de rochers, elle formait à gauche l’une des rives de la rade qui précédait le port intérieur de La Rochelle, rade resserrée vers son entrée par le prolongement de deux pointes de terre, armées chacune d’une redoute ennemie ; celle dite de Chef de Baie pouvait à la fois, de son feu, battre l’étroit goulet de cette baie (seul passage praticable aux bâtiments qui entraient dans le port) et pouvait battre aussi d’enfilade toute l’étendue de la grève où se dispersèrent les Rocheloises, ramassant activement sur le sable et au pied des rochers, grâce à la brillante clarté de la lune, les abondants coquillages. Elles ne furent pas d’abord inquiétées par la redoute de Chef de Baie, quoique l’attention de l’ennemi dut être attirée par la vue de cette multitude de coiffes blanches et de jupes écarlates, costume traditionnel de la majorité des femmes de La Rochelle ; déjà les paniers se remplissaient de sourdons, cette manne céleste, ainsi que le disait le maire Morisson, lorsque soudain une vive lueur projette son reflet de feu sur les flaques d’eau de la plage, une détonation éclate et un léger nuage de fumée s’élève au-dessus de la redoute de Chef de Baie. Un sourd frémissement court parmi les pêcheuses, et un profond silence succède au bourdonnement de leur babil.

– Les royalistes nous ont enfin aperçues ! – dit Thérèse Rennepont à Cornélie, auprès de qui elle était courbée, ramassant les coquillages dont elles emplissaient un panier placé entre elles deux ; – on commence à tirer sur nous.

– Non ! – s’écrie Cornélie, regardant au loin dans la direction de la batterie. – L’ennemi lire sur les brigantins de mon père !… Enfin les voilà ! les voilà !… Soyez béni, mon Dieu ! S’ils entrent dans le port, La Rochelle est sauvée de la famine !… Les vois-tu, Thérèse ?… vois-tu là-bas leurs voiles blanches éclairées par la lune ? – Et la jeune fille, émue, joignit ses deux mains avec force, leva vers le ciel son mâle et beau visage, disant d’une voix pénétrée : – Seigneur, protégez les jours de mon père, il va braver de grands périls !… Que ne suis-je près de lui pour les partager…

Les Rocheloises voisines de Cornélie entendirent ses paroles, bientôt répétées de bouche en bouche. La pêche fut momentanément suspendue ; toutes ces femmes, pressées au bord du rivage, les yeux fixés sur les navires, attendaient avec une inexprimable angoisse l’issue d’un combat d’où allait dépendre l’approvisionnement de la ville, ainsi pour longtemps à l’abri de la disette. L’heure était solennelle, le spectacle imposant. Les deux pointes de terre qui resserraient l’étroite entrée de la rade se dessinaient sombres sur la nappe des eaux argentées par la lune ; les quatre brigantins, toutes voiles dehors, s’avançaient, à la suite les uns des autres, vers le dangereux passage qu’ils devaient traverser sous le feu croisé des deux redoutes. Il s’ouvrit précipité, terrible, après le coup de canon d’avertissement qui venait d’attirer l’attention des Rocheloises ; déjà le premier des navires donnait dans la passe, lorsque soudain Cornélie, malgré la fermeté de son caractère, pousse un cri et dit à Thérèse d’une voix altérée : – Vois, la mâture du premier des brigantins vient de tomber, brisée par un boulet… Grand Dieu ! mon père est perdu s’il est à bord de ce vaisseau… ainsi démâté, exposé immobile et en plein au feu de l’ennemi !

– Ah ! c’est affreux ! – reprit Thérèse en frémissant. – Que le ciel protège mon oncle !…

– Oh ! être là… sur le rivage… et ne pouvoir rien… rien que trembler pour une vie si chère !… – murmura Cornélie, en proie à une anxiété douloureuse, tandis que ses compagnes s’écriaient autour d’elle, avec frayeur et désespoir, suivant d’un regard consterné la manœuvre des navires :

– Tout est perdu !…

– Les brigantins virent de bord et regagnent la haute mer !

– Ils n’osent forcer la passe, où l’un d’eux vient d’être démâté !

– Quoi ! le capitaine Mirant fuir sans engager le combat, sans riposter ! fuir sans tirer un coup de canon !… Est-ce croyable ?…

– Lui toujours si intrépide !…

– Plus d’espoir !… le blé nous venait… il s’en retourne !…

– Allons, pêchons aux sourdons, désormais la seule ressource de La Rochelle !…

– Nous attendions mieux de la bravoure du capitaine Mirant !…

Cornélie, navrée d’entendre mettre en doute l’intrépidité de son père, gardait un pénible silence, et, d’un regard encore incrédule, suivait la manœuvre de retraite des vaisseaux ; mais bientôt elle s’écria, dans un élan d’orgueil filial :

– Non ! mon père ne fuit pas lâchement le combat !… Voyez, voyez… En se retirant, pour un moment sans doute, hors de la portée des batteries, il a fait remorquer le bâtiment démâté, afin de ne pas le laisser exposé au feu de l’ennemi… Non, le capitaine Mirant ne fuit pas le combat ! Ne voyez-vous pas maintenant ses navires rester en panne, au lieu de regagner la haute mer ?

L’observation de Cornélie, dès longtemps familiarisée avec la science nautique par suite de ses navigations à bord du vaisseau de son père, ranima l’espoir des Rocheloises ; leurs regards se tournèrent avec anxiété vers l’entrée de la rade… Mais, hélas ! aucune d’elles ne s’aperçut que des soldats de l’armée royale, sortis depuis quelque temps de la redoute de Chef de Baie et protégés par l’ombre et par l’élévation des rochers, qui s’étendaient à droite de la plage, se glissaient silencieusement en embuscade derrière ces blocs massifs.

– Que vous disais-je ? – s’écria Cornélie. – Les brigantins font de nouveau voile vers la passe… Le premier qui s’avance, ayant à sa remorque le navire démâté, ouvre le feu contre les redoutes royalistes… Non, non, les canons du capitaine Mirant ne sont pas devenus muets !…

En effet, le brigantin remorqueur donna intrépidement dans la passe, en faisant de chaque bord feu de son artillerie et de son arquebuserie ; les redoutes ennemies, et surtout celle de Chef de Baie, la plus redoutablement armée des deux, répondirent aux bordées du brigantin. Mais soudain un cri d’effroi soulève toutes les poitrines ; le navire remorqué se couvre d’une épaisse fumée, déjà rougie çà et là par des lueurs enflammées.

– Les royalistes ont tiré à boulets rouges ! – s’écrie Cornélie, abusée sur la cause de l’incendie du bâtiment remorqué. – Le vaisseau démâté va sauter… ce sera la perte de celui qui le traîne à sa suite, et où peut-être se trouve mon père !

L’angoisse des Rocheloises redouble ; leur attention, captivée par ce qui se passait à l’entrée de la baie, ne leur permet pas de remarquer le nombre croissant de soldats catholiques qui, sans bruit, s’embusquaient derrière les rochers de la plage… Tout à coup l’écho de ces rochers répéta, comme autant de tonnerres, le retentissement d’une effroyable explosion… le brigantin démâté, chargé d’une provision de poudre, sautait après avoir été incendié, non par l’ennemi, mais par le capitaine Mirant ; et, en sautant, il démantelait en partie la redoute de Chef de Baie, de sorte que grand nombre des soldats et des canonniers qui la défendaient périssaient écrasés sous les ruines de leur batterie, selon les prévisions de l’habile et intrépide marin. Telle avait été sa manœuvre : voyant l’un de ses bâtiments mis hors d’état de continuer sa marche, il le prit à la remorque, vira de bord, afin d’éloigner pendant quelques moments sa flottille de la portée des canons ennemis, garnit de matières inflammables le navire démâté, y laissa les poudres, transborda les matelots qui le montaient, revint alors, toutes voiles dehors, pour forcer l’entrée de la rade ; et remorquant la machine incendiaire qu’il venait d’improviser, y mit le feu et coupa la remorque peu d’instants avant d’arriver par le travers de la redoute de Chef de Baie, certain, d’après sa profonde connaissance de la direction des rapides courants de la côte, qu’ils pousseraient à la dérive et accoleraient au flanc de la redoute, baignée par la mer, le brûlot enflammé chargé de poudre, et que son explosion, démantelant la batterie royaliste, la mettrait hors de service. Il en fut ainsi ; la redoute de Chef de Baie ruinée, le capitaine Mirant n’avait plus à craindre que la batterie élevée à l’autre pointe de terre, et d’ailleurs faiblement armée. Il l’élongea vaillamment à la tête de ses brigantins ; leurs bordées répondirent au feu de l’ennemi. Enfin, après avoir reçu quelques boulets dans leurs voiles et dans leur membrure, les trois navires, dont plusieurs matelots furent tués ou blessés, cinglèrent droit à l’entrée du port intérieur de La Rochelle, qu’ils allaient sauver de la famine et approvisionner de munitions de guerre.

– Soyez béni, Seigneur ! le salut de la ville est assuré !… Puisse mon père être sorti sain et sauf de ce combat ! – s’écria Cornélie, tandis que les Rocheloises acclamaient de leurs cris de joie et d’espérance le triomphe du capitaine Mirant. Le dernier des trois brigantins venait d’entrer dans le port, lorsque soudain de nombreuses arquebusades éclatent derrière les rochers qui, à droite, bordaient la plage où étaient rassemblées les Rocheloises ; les balles pleuvent ; des femmes, des enfants, mortellement frappés, tombent près de Cornélie et de Thérèse. Cette attaque imprévue des soldats royalistes embusqués jette la stupeur, l’épouvante parmi ces infortunées, venues à la pêche sans armes, et croyant n’avoir à redouter que les boulets de la redoute de Chef de Baie ; mais une partie de sa garnison se composait des gardes du duc d’Anjou, commandés par le marquis de Montbar, l’un des mignons du prince et le plus grand débauché de l’armée. Aussi, voyant du haut du parapet les Rocheloises se répandre sur la grève, le marquis avait mis ses soldats sur pied, quitté la redoute, filé silencieusement à l’abri des rochers et de l’ombre qu’ils projetaient, espérant, grâce à ce guet-apens, massacrer grand nombre de ces femmes héroïques, dont les royalistes avaient si souvent éprouvé la vaillance, et s’emparer de plusieurs d’entre elles, qu’il destinait aux débauches du duc d’Anjou ; aussi, M. de Montbar, démasquant son embuscade après le premier feu, se précipita sur les Rocheloises à la tête de ses soldats, leur criant : – Maintenant, écharpez les vieilles ; mais faites prisonnières les plus jeunes et les plus jolies !… Sang-Dieu ! vous pouvez choisir ; il fait clair de lune !

Ce fut alors une scène horrible. Beaucoup de vieilles furent massacrées, ainsi que l’ordonnait le capitaine catholique ; d’autres, après avoir échappé aux arquebusades ou au carnage, incapables de lutter désarmées contre les soldats, tâchèrent de fuir vers la porte des Deux-Moulins ; d’autres, enfin, se défendirent avec l’énergie du désespoir contre les gardes qui voulaient s’emparer d’elles. Parmi celles-ci fut Cornélie, séparée de Thérèse Rennepont, qui, entraînée par le flot de ses compagnes et, comme elles, éperdue, s’efforça de regagner la ville. Le marquis de Montbar, amené d’aventure près de Cornélie, qui se débattait entre les mains des soldats, frappé de sa mâle beauté, s’écria : – Ménagez-la… prenez-la vivante, sang-Dieu ! Celle-ci est un morceau royal… je la réserve à monseigneur le duc d’Anjou !…

Cornélie, dont la blessure venait de se rouvrir durant la résistance qu’elle opposait aux royalistes, se sentit défaillir, épuisée par ses efforts et par la perte de son sang ; elle tomba évanouie aux pieds de M. de Montbar. Par son ordre, deux de ses gardes, la soulevant par les pieds et par les épaules, la transportèrent comme un cadavre. Plusieurs Rocheloises, aussi entraînées captives vers la redoute de Chef de Baie, à demi démantelée par le capitaine Mirant, furent victimes de la brutalité des capitaines et des soldats ; d’autres, enfin, en assez grand nombre, parvinrent à atteindre la porte des Deux-Moulins, alors qu’une compagnie de protestants, attirée par les arquebusades, sortait de la ville, se dirigeant en hâte vers la plage… Mais, hélas ! il était trop tard ; déjà la marée, montant rapidement, submergeait, mortes ou mourantes, les victimes du luxurieux et meurtrier guet-apens des catholiques ; déjà les eaux, commençant de baigner le pied des rochers de la côte, interceptaient ainsi le passage aux Rochelois. Ils ne purent poursuivre l’ennemi, qui, entre autres prisonnières, emportait inanimée la fille du capitaine Mirant, presqu’à l’heure même où ce hardi marin entrait dans le port de La Rochelle, aux acclamations enthousiastes de ses habitants.

*

* *

Le quartier-général de l’armée royale campait à la Font, bourg alors en ruine ; il devait son nom (la Font ou la Fontaine) à l’existence d’un grand nombre de sources d’eaux vives filtrant des coteaux voisins, et qui, réunies dans un immense réservoir, situé à l’extrémité de ce bourg, étaient, avant la guerre, conduites jusqu’au centre de La Rochelle par un aqueduc d’une demi-lieue de longueur. Mais au commencement des travaux de circonvallation des assiégeants, ceux-ci, s’emparant de la Font après un combat acharné, coupèrent et murèrent l’aqueduc pour se sauvegarder d’une surprise souterraine, et détournèrent les eaux, afin d’en priver les Rochelois, auxquels il resta d’ailleurs la ressource des puits et des fontaines de leur cité.

Le duc d’Anjou (frère de Charles IX, et qui plus tard régna sous le nom de Henri III, de gomorrhéenne mémoire), le duc d’Anjou occupait à la Font, au milieu du campement catholique, une maison appelée le Réservoir, parce que, dans un enclos de sa dépendance, se trouvait le réservoir d’où les eaux, s’écoulant ensuite par l’aqueduc, allaient autrefois alimenter les fontaines de La Rochelle. La demeure du prince, dévastée par la guerre, avait été réparée, mise en état de recevoir son royal hôte, grâce à l’habileté de ses valets de chambre-tapissiers, et au grand nombre de draperies, de tapis, de meubles portatifs dont on chargeait les mulets de bât suivant l’armée. L’oratoire du prince, où, par une dérision sacrilège, ou plutôt par un monstrueux accouplement de fanatisme et de luxure, il se livrait à ses dévotions et à ses débauches infâmes, était tendu de velours violet rehaussé de franges et de bordures en cannetilles d’or et d’argent ; le jour ne pénétrait jamais dans ce réduit voluptueux, éclairé par un lampadaire de vermeil garni de flambeaux de cire parfumée. On voyait d’un côté un prie-Dieu surmonté d’un Christ en ivoire, et, de l’autre, un large lit de repos garni de coussins ; un tapis de Turquie couvrait le sol ; une portière de velours, alors fermée, communiquait à une pièce voisine.

Il est environ huit heures du soir : un jour s’est écoulé depuis la nuit où les soldats de la compagnie du marquis de Montbar, embusqués derrière les rochers de la côte, se sont emparés de plusieurs Rocheloises, après avoir massacré grand nombre de leurs compagnes et de leurs enfants. Cornélie Mirant, emmenée la veille prisonnière par le marquis, vient d’entrer avec lui dans l’oratoire du duc d’Anjou ; une animation fébrile donne un coloris inaccoutumé au visage de la jeune fille ; ses yeux brillent, sa beauté rayonne ; une certaine coquetterie a présidé à l’arrangement de sa chevelure ; ses vêtements, mis presque en lambeaux durant sa résistance désespérée contre les soldats qui, la nuit précédente, l’ont emmenée prisonnière, ont été échangés contre une somptueuse robe du matin en brocart ponceau. Cette robe battant neuve provient du vestiaire du duc d’Anjou, cet efféminé recherchant dans sa parure tout ce qui peut rappeler celle des femmes. La taille de Cornélie, imposante et accomplie comme celle de la Minerve antique, se drape sous les plis de ce vêtement, qui semble ajusté pour elle ; car sa stature est à peu près égale à celle du prince. Une large écharpe brodée, provenant aussi du vestiaire royal, attachée en sautoir, supporte et cache la main et le bras droit de la jeune fille ; la blessure qu’elle a reçue la veille, à la naissance de l’épaule, a été pansée avec soin par l’un des écuyers chirurgiens du duc d’Anjou. M. de Montbar est âgé de vingt ans à peine ; sa figure régulière et juvénile est déjà flétrie par la débauche. Il a quitté son harnais de guerre pour un habit de cour ; ses cheveux sont artistement frisés ; il porte des boucles d’oreilles de pierreries, une fraise à tuyaux goudronnés, un court mantel, des chausses justes, un toquet rehaussé d’une agrafe de rubis, en un mot, l’accoutrement hermaphrodite des mignons du jeune prince. Le marquis vient d’introduire Cornélie dans l’oratoire et lui dit :

– Oui, ma belle parpaillote… tu es ici dans l’oratoire de monseigneur le duc d’Anjou, frère de notre bien-aimé roi Charles IX.

– L’on se croirait dans un palais de fées ! – répond Cornélie, regardant autour d’elle et feignant une admiration naïve. – Oh ! les splendides tentures !… Et cette lampe, monseigneur, est-ce qu’elle est toute d’or ?

– Sang-Dieu ! ma fille, comme tes yeux brillent en parlant d’or !… Quoi d’étonnant ? Vous autres, hérétiques ensabbatés, vous battez monnaie avec nos vases sacrés ; vous maugréez la messe, mais non point le métal des saints ciboires et des calices ! Je gage que tu penses au riche cadeau que tu attends du prince, s’il est satisfait de ta gentillesse ?

– Je crois rêver, monseigneur !… Est-il possible que le prince daigne abaisser les yeux sur une pauvre fille comme moi ?

– Certes, puisque tu es belle à ravir, et, chose inestimable aux yeux de monseigneur, ta beauté est toute virile… Ainsi vêtue, tes cheveux élégamment retroussés, selon mes avis, que tu as docilement suivis, tu ressembles fort à un jeune page… Tu es de ma taille ; et, sang-Dieu ! à en juger par ta résistance enragée contre mes soldats, je n’oserais lutter avec toi. Mais heureusement depuis que ce matin, quittant avec toi notre redoute de Chef de Baie, hélas ! démantelée par ce forcené marin, je t’ai amenée ici en litière, tu me parais enfin apprivoisée !…

– Vous m’avez traitée avec bonté, monseigneur ; vous avez ordonné qu’on pansât ma blessure ; vous avez remplacé mes habits en lambeaux par cette superbe robe ; de quoi me plaindrais-je ?…

– Et puis… avoue-le, friponne, lorsque je t’ai appris que le duc d’Anjou, d’après le portrait que je lui ai fait de toi, voulait te voir, ton orgueil s’est réjoui ?

– Monseigneur…

– Allons, ne baisse pas ainsi les yeux… Sois sincère, tu serais glorieuse d’être… ne fût-ce que pour un jour… la maîtresse du frère du roi de France ? Et pourtant, tu bataillais contre nous comme une lionne…

– Il nous faut bien, monseigneur, obéir à nos pasteurs et suivre le commun exemple, sous peine d’être décriée.

– Ces pasteurs sont d’assommants coquins, n’est-ce pas ?

– Leur morale est très-austère et très-sévère…

– Or, une belle fille comme toi doit préférer une morale plus commode qui prêche le plaisir et l’amour… Mais te voilà rêveuse ; à quoi songes-tu ?

– Encore une fois, monseigneur, tout ce qui se passe ici me semble un rêve… Non ! vous vous raillez d’une pauvre fille ; monseigneur le duc d’Anjou ne songe pas à moi.

– Dans un instant, tu le verras, te dis-je ; il est, à cette heure, en conférence avec fra-Hervé, son confesseur.

– Fra-Hervé ! – reprend Cornélie, ne pouvant vaincre un léger tressaillement, malgré l’incroyable empire qu’elle a jusqu’alors gardé sur elle-même, – fra-Hervé le cordelier ?

– Tu le connais ? – demande M. de Montbar. Puis il ajoute, sans attendre la réponse de Cornélie et se tournant vers la porte de la tapisserie, encore abaissée : – J’entends marcher dans la pièce voisine… c’est sans doute monseigneur.

À peine le marquis a-t-il prononcé ces mots, que la draperie se soulève et donne passage au duc d’Anjou. Il est âgé de dix-huit ans ; la mollesse, l’afféterie de sa démarche, ses traits efféminés, quelque chose d’insidieux, d’hypocrite, de cruel dans le sourire et dans le regard, l’excessive recherche de sa parure, donnent à l’ensemble de sa personne un caractère à la fois mignard et sinistre. M. de Montbar fait quelques pas à l’encontre du duc d’Anjou et lui parle à l’oreille, en lui désignant du geste Cornélie ! Celle-ci tressaille, semble rapprocher convulsivement de sa poitrine son bras et sa main droite, cachés sous les larges plis de l’écharpe, et observe le prince avec un mélange d’horreur et de curiosité ; un éclair brille dans ses yeux ; mais bientôt elle les baisse devant le regard lubrique du duc d’Anjou, qui, continuant de parler bas au marquis, contemple attentivement la jeune fille et répond à son favori : – C’est vrai, mignon… elle doit rendre grâce à sa beauté virile… Maintenant, laisse-nous… peut-être te rappellerai-je bientôt…

M. de Montbar s’éloigne. Le duc d’Anjou, resté seul avec Cornélie, se dirige vers le lit de repos, s’y étend nonchalamment et la tête renversée sur les coussins ; il tire un drageoir d’or de sa poche, y prend une pastille, la mâchonne entre ses dents, et dit à la Rocheloise : – Hé ! la fille… approche…

Cornélie lève les yeux au ciel d’un air inspiré, pâlit légèrement, son regard étincelant devient humide, l’expression d’un regret navrant se lit sur son visage, et tout bas elle murmure : – Adieu, mon père… adieu, Antonicq… je vais mourir…

Le duc d’Anjou, surpris de l’immobilité de Cornélie, dont il ne peut apercevoir les traits, se relève sur son séant et reprend d’un ton de hautaine impatience :

– Ah çà ! la fille… tu es sourde, je pense, autant que muette… Je t’ai dit : Viens… Par la mort-Dieu ! viens donc !…

Cornélie, sans que le prince ait remarqué ce mouvement, dégage son coude des plis de l’écharpe, qui cache encore son bras et sa main droite, se rapproche lentement du lit de repos, où le duc d’Anjou s’est étendu de nouveau en faisant signe à la jeune fille de s’asseoir près de lui ! – Viens çà, – dit-il ; – je craindrais de me damner avec toi, hérétique endiablée, si fra-Hervé ne m’avait promis l’absolution !

Et le prince, se soulevant du lit de repos, tend ses deux bras à Cornélie ; elle s’approche, se courbe, puis, par un mouvement plus rapide que la pensée, elle saisit de sa main gauche le duc d’Anjou aux cheveux et sort brusquement des plis de l’écharpe sa main armée d’une petite dague très-acérée, dont elle frappe violemment le prince à l’endroit du cœur en s’écriant : – Meurs, bourreau de mes frères !…

Le duc d’Anjou portait sous son pourpoint une maille d’acier si finement tissue, si fortement trempée, que la dague se brise sous le coup furieux asséné par Cornélie. Elle reste stupéfaite, tandis que le prince s’écrie d’une voix glapissante : – À moi !… à l’aide !… au meurtre !…

À ces cris, au bruit de la lutte, le marquis de Montbar et plusieurs seigneurs de la domesticité royale s’élancent de la pièce voisine où ils se tenaient d’habitude, se précipitent dans l’oratoire, saisissent Cornélie par les poignets, tandis que le prince, à peine délivré de l’étreinte de la jeune fille, court, livide, éperdu, à son prie-Dieu, s’y agenouille, et les lèvres blêmes, frissonnantes, les dents claquant de terreur, il balbutie : – Dieu tout-puissant, grâces te soient rendues !… tu as protégé… ton serviteur indigne !… – Puis, courbant le front jusqu’au sol et se frappant la poitrine : – Meâ culpâ… meâ culpâ… meâ maximâ culpâ !

Pendant que le duc d’Anjou rend ainsi grâce à son Dieu d’avoir échappé au poignard de la jeune protestante, celle-ci, toujours aux mains des seigneurs, qui l’accablent d’injures, de menaces de mort, redresse le front, les brave d’un œil ferme, en gardant un dédaigneux silence. Le marquis de Montbar, le plus forcené de ces courtisans, se croyant quelque peu responsable des faits et gestes de la huguenote, conduite par lui jusqu’au lit de son maître, dégaine son épée ; il va frapper Cornélie, lorsque le prince, se relevant de son prie-Dieu, s’écrie : – Ne la tue pas, mignon !… Oh ! non, non, il ne faut pas qu’elle meure encore !…

Le favori remet son épée au fourreau ; le duc d’Anjou, pâle de rage et de haine, va s’asseoir sur son lit de repos, essuie d’un mouchoir brodé son front suant encore l’épouvante, jette un regard implacable sur la jeune fille, fière, immobile, les bras croisés sur son sein, et après un moment de silence : – Donc, ma belle ? – lui dit-il, – tu voulais m’assassiner ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Écoute, digne fils de Catherine de Médicis… écoute, digne frère de Charles IX… Avant d’avoir trempé, comme eux, tes mains dans le sang de la Saint-Barthélemy, tu as lâchement soudoyé un assassin pour empoisonner le grand Coligny ; le meurtre appelle le meurtre… voilà pourquoi j’ai voulu te tuer, ayant du moins le courage de te frapper en face… Je t’ai manqué… un autre fera mieux que moi… Va ! mon exemple ne sera pas perdu ! l’heure fatale des races royales a sonné !…

Le duc d’Anjou reste imperturbable ; puis, avec un sourire cruel :

– Tu es une fille de résolution. Quel est ton nom ?

– Cornélie Mirant.

– Quoi ! cet enragé marin qui, l’autre nuit, a quasi démantelé notre redoute de Chef de Baie et a ravitaillé La Rochelle ! cet enragé marin est ton père ?

– C’est mon père… Je saurai mourir comme doit mourir la fille d’un tel homme.

Fra Hervé le cordelier, soulevant la portière, allait pénétrer dans l’oratoire au moment où la jeune fille a déclaré se nommer Cornélie Mirant ; à ce nom, le moine tressaille, une horrible joie contracte ses traits. Il reste au seuil de la chambre, à demi caché par la tapisserie ; et, inaperçu des courtisans du duc d’Anjou, il continue d’écouter l’entretien de la huguenote et du prince. Celui-ci, frappé de la fermeté des réponses de la Rocheloise et de la chaste expression de son mâle et beau visage, pressent que la virginale pureté de l’âme de Cornélie doit égaler son intrépidité ; il réfléchit pendant un instant, un affreux sourire effleure ses lèvres, et il reprend : – Tu dois être une fille de bonnes mœurs… comment t’es-tu si facilement décidée à te rendre aux propositions du marquis à mon sujet ?

– Ce matin, conduite à la tente de ce capitaine, l’on m’a laissée seule ; j’ai vu là des armes, parmi elles une courte dague, je pouvais la cacher sous l’écharpe qui soutenait mon bras blessé… J’ai pris cette dague, et, dans l’espoir de pouvoir te frapper, j’ai feint de consentir aux offres de ton favori…

– Je comprends… Nouvelle Judith, tu voyais en moi un nouvel Holopherne ! Soit ; mais les ressentiments ne m’aveuglent point… tout respire en toi le courage, la franchise, l’honneur, la chasteté… Vrai Dieu ! ma fille, tu m’intéresses… Tu as voulu ma mort… eh bien, moi… bon catholique… je veux que tu vives…

– Quoi ! monseigneur, cette misérable échapperait au supplice ! – s’écria le marquis de Montbar, non moins stupéfait que les autres courtisans, tandis que Cornélie, frémissant, se disait :

– Malgré moi, la clémence d’un fils de Catherine de Médicis m’épouvante…

– Oui, mignon, je suis en un jour de miséricorde, – répond d’une voix doucereuse le duc d’Anjou, s’adressant à son favori. – Je pratique l’évangélique morale de Jésus, notre Sauveur, je rends le bien pour le mal ; or, je lui veux tant de bien à cette fière républicaine, digne des temps de Sparte et de Rome ; or, dis-je, je lui veux tant et tant de bien à cette vaillante et chaste fille… que voici à quoi je la condamne sur l’heure… On va lier les mains de cette vierge héroïque, la surveiller de façon à ce qu’elle ne puisse attenter à ses jours ; puis… on la livrera aux goujats du camp… Elle est fort belle, et, par la mort-Dieu ! ces coquins feront chère lie !… – Le duc d’Anjou, lançant alors un regard féroce à la jeune protestante : – Avoue-le, pudique et fière républicaine, la mort te semblerait douce auprès du sort qui t’attend ?… Et faisant un signe à ses courtisans : – Qu’on emmène cette vierge immaculée… mais surtout, veillez sur sa vie…

– Oh ! par pitié, la mort ! la mort la plus horrible !… – balbutie Cornélie, sortant de la stupeur où la plongeait l’épouvante ; et tombant agenouillée aux pieds du duc d’Anjou, elle lève vers lui ses mains suppliantes et s’écrie avec un accent déchirant : – Le martyre… par grâce, le martyre !…

– Au revoir ! lis sans tache ! – dit le fils de Catherine de Médicis ; et s’adressant à ses favoris : – Que l’on conduise tôt et vite cette belle hérétique au quartier des goujats, et tout à l’heure, mes mignons, nous irons assister à la liesse de ces bonnes gens.

Déjà l’on entraîne Cornélie, de qui les mains ont été liées de son écharpe, lorsque soudain apparaît dans l’oratoire fra-Hervé. Les courtisans s’écartent et s’inclinent avec déférence devant le confesseur du duc d’Anjou.

– Mon fils, – dit le cordelier, marchant droit au prince et accentuant si fermement ses paroles, qu’elles ne semblaient pas admettre de réplique, – mon fils, révoquez l’ordre que vous venez de donner… cette hérétique ne doit pas être livrée aux soldats…

– Mon père, – reprend vivement le duc d’Anjou ; – ignorez-vous que cette fille a voulu m’assassiner ?

– Je sais tout…

– Sang-Dieu ! mon révérend, puisque vous savez tout… je vous déclare, nonobstant mon respect pour vous, que je tiens à ma vengeance : l’on ne saurait en trouver une préférable… eu égard au caractère de cette créature… Mes ordres seront exécutés… je le veux…

– Mon fils, vous êtes un enfant… – répond fra-Hervé d’un ton de supériorité dédaigneuse ; se penchant alors à l’oreille du prince, il lui parle bas, tandis que Cornélie, reconnaissant fra-Hervé le fratricide, frémit de tout son corps et se dit :

– La clémence du fils de Catherine de Médicis m’épouvantait… la pitié de ce moine m’épouvante encore plus !

– Vive Dieu ! mon révérend, vous disiez vrai ! je n’étais qu’un enfant ! Hélas ! que voulez-vous ? je n’ai que dix-huit ans !… – s’écrie soudain le duc d’Anjou, rayonnant d’une joie infernale après avoir écouté les paroles du moine prononcées à voix basse. Puis se tournant vers ses familiers : – Que cette hérétique soit conduite chez le révérend. Mais surtout, mon bon père, veillez sur elle… sa vie, maintenant, vous est aussi précieuse qu’à moi.

– Je réponds d’elle, – dit fra-Hervé, sortant de l’oratoire. Et l’on entraîne Cornélie sur les pas du moine fratricide.

*

* *

Fra-Hervé demeurait dans la maison du Réservoir de la Font, occupée par le duc d’Anjou. Le nombre des seigneurs de la suite du prince était tel, et telle aussi l’exiguïté des logements, que le moine, fort insoucieux d’ailleurs des commodités de la vie, et qui, en sa qualité de confesseur royal, pouvait prétendre à un meilleur gîte, se contentait d’une sorte de réduit voûté, sombre, humide comme une cave, et servant autrefois de communication directe avec l’aqueduc, lorsqu’il fallait pratiquer quelques réparations à ce conduit souterrain, où l’on descendait par un degré de pierre recouvert d’une trappe. L’on arrivait au logis du moine par un couloir aboutissant à l’une des pièces du rez-de-chaussée, transformée depuis le siège de La Rochelle en salle des gardes réservée aux officiers du prince ; cette salle avoisinant son oratoire et sa chambre à coucher, ce bon catholique avait ainsi toujours à proximité de lui son confesseur, qui pouvait, en traversant le couloir, se rendre en un instant auprès de son pénitent.

L’intérieur du réduit de fra-Hervé révèle l’austérité de ses habitudes cénobitiques. Une caisse de bois remplie de cendres, semblable à un cercueil, lui sert de lit ; un escabeau est placé en face d’une table grossière sur laquelle on voit un sablier, un bréviaire, une tête de mort et une lampe de fer ; elle jette sa clarté douteuse dans cette espèce de cave, en un coin de laquelle une lourde trappe masque le degré de pierre par lequel on descendait autrefois sous la voûte de l’aqueduc, intérieurement muré par les royalistes, de crainte de surprise, depuis que ses eaux ont été détournées au commencement du siège de La Rochelle.

Cornélie vient d’être amenée dans ce lieu sinistre, où elle se trouve avec le moine. Elle sait n’avoir aucune chance de salut ou de fuite. Cette salle n’a d’autre issue que le couloir aboutissant à la salle des gardes du prince, et là se tiennent constamment les gens de sa suite. Les traits de fra-Hervé sont plus macérés que jamais ; son grand front, garni de quelques mèches de cheveux blancs, est osseux, jaunâtre et luisant comme le crâne de la tête de mort placée sur la table. À voir la figure blafarde et décharnée de ce moine, on dirait la face d’un cadavre, sans le sombre éclat de ses yeux caves, brillant dans l’ombre de leurs profonds orbites. Il s’est assis sur l’escabeau. Cornélie, debout, frissonne d’horreur et d’effroi ; elle est seule avec ce monstre qui, à la bataille de La Roche-la-Belle, a, de sa main fratricide, égorgé Odelin, père d’Antonicq. Fra-Hervé s’est un instant recueilli ; il dit à la jeune fille d’une voix caverneuse : – Tu connais le sort que te réservait monseigneur le duc d’Anjou en punition de ta tentative de meurtre… tu devais être livrée aux goujats de l’armée…

– Ah ! – s’écrie Cornélie en frémissant, – seul, le fils de Catherine de Médicis pouvait concevoir une pensée… dont s’indigneraient les plus scélérats…

– Tais-toi ! parle avec vénération de cette pieuse famille des Valois… elle est, à cette heure, l’un des plus fermes soutiens de l’Église catholique…

– Dieu juste !… tu entends !… – reprend Cornélie. Puis, dominant son indignation : – Je suis en votre pouvoir ; que voulez-vous de moi ?…

– Le salut de ton âme !

– Mon âme appartient à Dieu… J’ai vécu, je mourrai dans ma foi et dans l’horreur de l’Église qui glorifie la Saint-Barthélemy !

– Oui, – dit le cordelier en hochant la tête, – voilà bien l’impiété forcenée de cette exécrable et pestilentielle famille Lebrenn, qui fut la mienne, et à laquelle cette créature devait s’unir par un lien plus étroit que celui qui l’y attachait déjà…

– Quoi ! – s’écrie involontairement Cornélie, – vous savez ?…

– Un prisonnier rochelois t’a vue ce matin amenée au camp ; il m’a appris tes fiançailles avec Antonicq, le fils de celui qui fut mon frère… et dont j’ai offert le sang impur en holocauste au Dieu vengeur !

La jeune fille frissonne de nouveau en entendant ce prêtre exalter ainsi son fratricide ; puis elle songe à son fiancé, qu’elle ne reverra plus, une larme de désespoir roule dans ses yeux. Elle domine cependant son émotion, et s’adressant à fra-Hervé : – Moine, je n’invoquerai pas près de vous nos liens de famille… vous avez rougi vos mains du sang de votre frère… je n’invoquerai pas votre pitié… vous êtes impitoyable… mais je vous dirai ceci, dans l’espoir d’être exaucée : L’on n’a pas, depuis quelque temps, ce me semble, brûlé solennellement d’hérétiques ? brûlez-moi ! je suis hérétique, hérétique endurcie ! j’abhorre le pape de Rome, et son Église, et ses prêtres ! je les abhorre à l’égal de cette infâme famille des Valois, leur complice !… Ma mort réjouira celui que vous appelez votre Dieu vengeur ! ma mort stimulera le fanatisme de votre troupeau, plus féroce encore qu’il n’est hébété ! Moine, moine ! je vous le dis, suivez mon conseil, il est salutaire… envoyez-moi au supplice !… Que ce supplice soit affreux… tenez… affreux comme celui de votre sœur Hêna, angélique créature !… Vous l’aviez poursuivie de votre incestueux amour… vous l’avez vu plonger vivante vingt-cinq fois dans les flammes… et vous chantiez gloire au Seigneur !… Allons, moine ! faites dresser la bascule, élever le bûcher ! Enfin, songez encore à cela : votre armée est démoralisée par sa dernière et honteuse défaite ; peut-être vos soldats reprendront-ils courage en voyant le supplice de la fille de l’un des plus braves capitaines de La Rochelle.

Hélas ! Cornélie comptait exaspérer la fureur du cordelier, lui arracher ainsi l’ordre de la conduire au supplice, seul refuge qui lui restât contre les menaces du duc d’Anjou ; mais le suprême espoir de l’infortunée est trompé, fra-Hervé l’a écoutée impassible, et il reprend :

– Tu es rusée… tu aspires au supplice, parce que la mort te protégerait contre l’outrage que tu redoutes… je ne suis point ta dupe… Non, pas de bûcher pour toi !…

– Malheur ! – murmure la jeune fille, anéantie, voyant la ruine de sa dernière espérance, – malheur à moi !… je suis perdue !…

– Tu es sauvée… si tu le veux ! – reprend fra-Hervé. – Il dépend de toi de ne pas être livrée aux goujats de l’armée…

– Qu’entends-je ? – s’écrie Cornélie renaissant à une lueur d’espérance ; – que faut-il faire ?

– Abjurer publiquement ton infernale hérésie !

– Grand Dieu !…

– Renier Satan ton père ! supplier humblement notre sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine, de te recevoir dans son sein à merci et miséricorde ! supplier l’Église de daigner guérir ta lèpre hérésiarque ! d’épurer ton sang infect ! Ta souillure lavée, tu prononceras des vœux éternels ! tu iras ensevelir à jamais, dans l’ombre d’un cloître ton passé criminel… Choisis donc… et sur l’heure, abjure… sinon, tu seras livrée aux soldats !…

– Seigneur ! Seigneur ! – s’écrie Cornélie, frappée de terreur et sentant son esprit se troubler. – Est-ce que je veille ?… est-ce que je rêve ?… un prêtre… un homme… outrager à ce point la pudeur d’une femme… et lui dire… Abjure… ou sinon…

– Quelle audace !… la pudeur !… une femme !… – reprend fra-Hervé avec un éclat de rire diabolique. – Est-ce qu’une hérétique est une femme ?… Non !… Une hérétique est une femelle… comme la louve des forêts… Et qu’est ce que la pudeur de la louve ? sache donc que la pourriture de l’hérésie a effacé de ton front maudit le signe divin à quoi l’on reconnaît la créature faite à l’image du Tout-Puissant… Tu n’as plus rien d’humain ! tu es tellement gangrenée, souillée, que l’on ne saurait, quoi qu’il t’advienne, te souiller, te gangrener davantage… L’abjuration seule peut laver la fange où tu croupis depuis ta naissance… Abjure… deviens catholique… alors tu seras élevée à la dignité de femme, alors tu pourras prétendre à la pudeur… alors je la sauvegarderai de toute atteinte… Jusque-là, moi, je te défends de parler de ta chasteté ! elle mérite autant de souci que celle de la bête des bois, abandonnée aux mâles !…

– Monsieur… – balbutie Cornélie, éperdue, – monsieur, ayez pitié de moi !… Ah ! vous me rendrez folle !… Vos menaces, je les entends… et je ne les crois pas… Exiger de moi… de moi un détestable parjure ! vouloir que je renie ma foi… que je mente à ce qu’il y a de plus sacré dans ma conscience… vouloir que j’adore pieusement ce qui est pour moi un invincible objet d’aversion !… est-ce possible ?… Je vous dis que vous ne pensez pas cela… je vous dis que vous ne voulez pas cela… – ajoute Cornélie d’une voix haletante ; et portant ses deux mains crispées à son front, baigné d’une sueur glacée : – Seigneur ! faites que je meure… ou égarez ma raison !

– Ta raison ne s’égarera point… tu m’entends, tu me comprends… – répond fra-Hervé avec une impassibilité féroce. – Tu entreras dans un cloître, sinon… tu seras livrée aux soldats… Il faut que cela soit… j’ai mes motifs… Il ne s’agit pas seulement du salut de ton âme… écoute-moi… Selon ce prisonnier qui m’a appris tes fiançailles, Antonicq Lebrenn t’aime à ce point, que, si tu mourais, il te garderait éternellement sa foi et ne se marierait pas ; or, il ne pourra t’épouser si tu es ensevelie vivante au fond d’un cloître ; et il ne t’épousera pas davantage après que tu auras été souillée : il y a donc une chance presque certaine pour que cet homme reste célibataire ; ainsi s’éteindra en lui le dernier rejeton mâle de la famille Lebrenn, cette exécrable race dont je descends, et que je répudie avec horreur, parce que depuis des siècles, ennemie obscure, mais acharnée de l’Église de Rome et des rois, elle pourrait perpétuer dans sa descendance ce levain de révolte et d’impiété… Tu dois comprendre à cette heure pourquoi, si tu n’abjures pas, je t’abandonnerai à ton sort… Et maintenant, regarde ce sablier… – ajoute fra-Hervé, désignant de son doigt décharné le clepsydre placé sur la table près de la tête de mort. – Si, lorsque le sable aura descendu, tu n’as pas résolu d’abjurer à l’instant et de partir cette nuit même pour un couvent de mon choix, où monseigneur le duc d’Anjou te fera conduire et où tu finiras tes jours dans le secret le plus absolu, tu seras dans quelques moments victime de la brutalité des soldats…

Et le moine, appuyant son coude sur la table, son menton dans sa main, reste muet et suit d’un regard fixe l’évolution du clepsydre.

Cornélie n’en doute plus, surtout depuis qu’elle sait l’inexorable désir de fra-Hervé au sujet de l’extinction de la famille Lebrenn ; Cornélie n’en doute plus, elle n’a rien à attendre de la pitié de ce prêtre ; elle doit sur l’heure apostasier, renier sa foi, aller s’ensevelir dans un cloître, renoncer à revoir jamais son père et son fiancé ; sinon, elle subira les derniers outrages… L’infortunée ne peut même échapper à cette effroyable alternative en se donnant la mort… ses jours sont et seront forcément sauvegardés contre elle-même… – Que faire ? – se demandait la jeune protestante, – que faire en cette extrémité ?

– La moitié du sablier est déjà écoulée ! – dit fra-Hervé de sa voix sépulcrale ; – décide-toi… il est temps… il est temps !…

À ce lugubre avertissement, Cornélie sent sa raison se troubler de plus en plus… cependant, une seule pensée lucide domine ce vertige croissant et obsède l’esprit de la jeune fille… c’est la pensée de mettre fin à ses jours… Son regard, déjà égaré, furetant çà et là les sombres recoins du réduit, à peine éclairé par la pâle lumière de la lampe, cherche machinalement quelque objet dont elle puisse se faire une arme pour se donner la mort… Soudain, les yeux de Cornélie s’agrandissent démesurément ; elle suspend sa respiration, reste pétrifiée, se croyant le jouet d’un songe… Voici ce qu’elle voit, et ce que fra-Hervé ne peut voir, ayant les yeux fixés sur le clepsydre et tournant le dos à la trappe qui masque le degré de pierre conduisant aux profondeurs de l’aqueduc… Cette trappe s’est soulevée sans bruit par un mouvement presque insensible, et à mesure qu’elle se soulève ont apparu les deux mains, puis les deux bras tendus qui la font jouer… puis le cimier d’un casque de fer… puis enfin le visage que coiffe ce casque… et Cornélie a reconnu Antonicq…

– Le sable aura coulé avant que tu aies eu le temps de dire un Ave… – reprend le cordelier Hervé de sa voix caverneuse, contemplant toujours le clepsydre, et il ajoute : – Hérétique !… hérétique !… hâte-toi… abjure ton idolâtrie… sinon, tu vas être livrée à la brutalité des goujats de l’armée !…

À l’aspect d’Antonicq, toute autre que Cornélie eût poussé un cri de surprise ou de joie délirante ; mais ce cri pouvait tout perdre en donnant l’éveil à fra-Hervé. Aussi, l’imminence du péril, l’espoir du salut, ont rendu à la jeune fille sa présence d’esprit ; et à l’aspect de son fiancé, elle est restée muette, immobile, attentive. Les dernières menaces du moine arrivant aux oreilles d’Antonicq au moment où il venait de soulever presque entièrement la trappe, il pousse malgré lui une exclamation de fureur ; fra-Hervé se retourne brusquement et bondit de surprise en voyant le jeune homme s’élancer hors du souterrain. Cornélie, conservant son sang-froid, n’a pas oublié que le logis du moine n’est séparé de la salle des gardes que par un couloir d’une vingtaine de pas de longueur. Elle court vers la porte qui s’ouvre sur ce couloir, afin de la verrouiller en dedans ; fra-Hervé devine l’intention de la jeune fille, veut s’y opposer, se précipite sur elle. À ce moment, Antonicq la rejoint, la dégage de l’étreinte du cordelier, le saisit par les épaules, le fait pirouetter sur lui-même en le repoussant violemment ; Cornélie a eu le temps de pousser le lourd verrou de fer de la porte que les gens du duc d’Anjou devront enfoncer pour pénétrer dans le réduit de fra-Hervé. Celui-ci s’écrie alors d’une voix assez retentissante pour être entendue de la salle des gardes : – Trahison !… aux armes !… à l’aide !… Les huguenots ! les huguenots !

Soudain la voix du cordelier expire sur ses lèvres, une main vigoureuse le prend à la gorge, une lame brille… et par deux fois elle est plongée dans le sein du fratricide. Il tombe renversé, baigné dans son sang, se raidit, écume, exhale son dernier soupir… et une voix sourde dit : – Vingt-cinq ! J’ai mon compte… Je peux mourir… ma sœur et sa fille sont vengées !…

Cette voix est celle du franc-taupin, sorti du souterrain après Antonicq et précédant le capitaine Mirant, qui est allé se jeter dans les bras de sa fille, tandis que Joséphin poignardait le fratricide.

– Fuyons !… – dit Cornélie à son père et à son fiancé, après avoir répondu à l’effusion de leur tendresse. – Les cris du moine sont parvenus jusqu’à la salle des gardes ; elle est au bout de ce corridor… On accourt… entendez-vous ces pas ? ce bruit de voix ?…

– Nous n’avons rien à craindre ; ta présence d’esprit, chère fille, a assuré notre retraite… L’on ne pourra pénétrer facilement ici ; la porte est épaisse et le verrou solide, – dit le franc-taupin, examinant et assurant cette fermeture avec un sang-froid imperturbable. – Cornélie, Antonicq et vous, capitaine Mirant, descendez vite dans l’aqueduc, prenez les devants et restez en deçà du fourneau de mine que j’ai ménagé dans le souterrain, et auprès duquel fourneau maître Barbot et les matelots attendent un appel pour venir nous rejoindre ici. – S’adressant alors à Serpentin, l’apprenti, qui avait suivi le capitaine Mirant : – Viens çà, drôlet… apporte-moi la machinette à escarbouillade…

Cornélie, son père et Antonicq se hâtent de descendre le degré souterrain masqué naguère par la trappe ; ils viennent à peine de disparaître, laissant le franc-taupin et l’apprenti dans le réduit, lorsque ceux-ci entendent au dehors heurter violemment à la porte et une voix appeler :

– Fra-Hervé ?… fra-Hervé ?…

– Tout à l’heure il criait : À l’aide ! à la trahison ! – ajoute la voix du marquis de Montbar. – Il ne répond rien… Cette sorcière est capable d’avoir étranglé le révérend !…

Et les voix continuent de crier au dehors : – Fra-Hervé ?… fra-Hervé ? – Impossible d’entrer chez lui ! – La porte est verrouillée en dedans !

– Vite, des leviers, une hache… ou qu’on enfonce cette porte à coups de crosse d’arquebuse, – reprend la voix du marquis de Montbar. – Courez avertir quelques soldats de ma compagnie ; nous vous attendons ici !

– Oh ! oh ! – dit le franc-taupin, après avoir silencieusement écouté ce qui venait de se dire en dehors de la porte, dont il s’était rapproché, – les royalistes se convient en grand nombre au régal que je leur mitonne ! Pourquoi non ? Quand il y a du brouet pour cinq convives… il y en a pour dix, selon la ménagère économe… Et, voyre ! il foisonne à ce point, mon brouet ! il est si succulent ! si truculent, qu’il n’en faut qu’une écuellée pour rassasier à jamais vingt ou trente personnes !

– Maître Joséphin, voici la machinette à escarbouillade, – dit tout bas Serpentin tirant d’un bissac suspendu à son épaule et remettant au franc-taupin une lourde boîte de fer, longue environ d’un pied sur six pouces de hauteur et de largeur. Cette boîte, bourrée de poudre, boulonnée solidement, est percée en son milieu d’une étroite ouverture donnant passage à une mèche soufrée. Le franc-taupin prend ce redoutable pétard, dont il s’était précautionné à toute occasion ; examine attentivement la structure de la porte, et, après un instant de réflexion, il introduit, non sans peine, la boîte de fer sous la saillie du gond inférieur de l’huis ; et s’adressant tout bas à l’apprenti :

– Dis-moi, drôlet… pourquoi est-ce que je place cette machinette ainsi serrée entre le sol et le gond de la porte ?

Serpentin réfléchit un moment, se gratte l’oreille, puis répond tout d’un trait, ainsi qu’un enfant récitant sa leçon : – Maître, vous placez ainsi la machinette, à seule fin qu’en éclatant elle fasse sauter la porte et le gond, lequel gond entraînera le chambranle où il est scellé, lequel chambranle entraînera une partie de la muraille, laquelle muraille une partie du plafond ; ensuite de quoi ces décombres s’écrouleront sur ces mangeurs de messes, déjà escarbouillés par les morceaux de fer de la machinette, lancés de tous côtés, sifflant et ricochant comme balles d’artillerie…

– Judicieuse… très-judicieuse réponse, drôlet !… – répond le franc-taupin en pinçant l’oreille de l’apprenti d’un air satisfait. – Profite ainsi de mes leçons, tu deviendras fin mineur, bon taupineur, et tu contribueras gentiment à l’escarbouillement d’une infinité de royalistes… Maintenant, éloigne-toi, descends le degré souterrain et attends-moi à sa dernière marche.

Serpentin obéit. Le franc-taupin s’agenouille au seuil de la porte, prend à son côté une corne remplie de poudre, dont il verse sur le sol une quantité suffisante à recouvrir la mèche du pétard ; puis, marchant à reculons sur ses genoux, il sème une longue traînée de pulvérin ; elle côtoie le cadavre de fra-Hervé et aboutit à l’ouverture de la trappe, par laquelle Joséphin descend. Mais il s’arrête aux premiers degrés de l’escalier, de sorte que sa tête apparaît seule au-dessus du niveau de l’excavation. Prêtant alors l’oreille du côté de la porte, derrière laquelle il entend un bruit de voix confus, il se dit : – J’ai le temps de marquer ma vingt-cinquième coche. – Et il prend un bâtonnet suspendu par une cordelle à l’une des boutonnières de son pourpoint, tire sa dague (jadis à lui rapportée de Milan par Odelin, adolescent en ces temps-là), et, entaillant le bâtonnet, le vieillard ajoute : – Hêna, la fille de ma sœur, a été plongée vivante vingt-cinq fois dans les flammes par les prêtres de l’Église de Rome… je viens de mettre à mort mon vingt-cinquième prêtre catholique !…

Joséphin, ce disant, contemple, silencieux, le corps de fra-Hervé, étendu sur le dos dans une mare de sang, les bras raidis, les poings crispés, les genoux demi-pliés ; la lumière de la lampe éclaire en plein la face livide du moine, horriblement contractée par les convulsions de l’agonie. Elle conserve son expression farouche ; les mâchoires sont serrées, les lèvres écumantes ; les yeux du cadavre, vitreux, fixes, encore menaçants, semblent sortir de la profondeur des orbites.

– Ah ! – dit le franc-taupin en soupirant et d’une voix légèrement attendrie, – combien de fois, hélas ! combien de fois, assis au foyer de ma pauvre sœur, lorsque ce malheureux… que voilà mort écumant de rage… était encore enfant, combien de fois je l’ai pris, lui et son frère Odelin, sur mes genoux ! caressant leurs petites têtes blondes, baisant leurs joues rondelettes… Heureux de leur joie enfantine, je les amusais, je les égayais en leur chantant ma chanson de franc-taupin !… Alors, Hervé égalait son frère par la douceur du caractère, par la bonté du cœur ; tous deux étaient la joie, l’orgueil, l’espérance de ma sœur et de Christian !… Mais un jour, un moine, un démon, fra-Girard, s’empare de l’esprit de ce malheureux Hervé, le domine, l’égare, le corrompt et le perd à jamais !… Oh ! prêtres de Rome ! prêtres de Rome !… soyez maudits !… Hélas ! de ce doux enfant que j’aimais tant, vous avez fait un fanatique sanguinaire… un fou enragé… un fratricide… et j’ai dû le frapper… lui… lui… le fils de ma sœur !…

Le franc-taupin est distrait de sa rêverie par le bruit retentissant de plusieurs coups de masse et de crosse d’arquebuse violemment assénés du dehors et qui ébranlent la porte, tandis que, dominant le tumulte, la voix du marquis de Montbar s’écrie :

– Ferme ! hardi ! redoublez ! enfoncez cette porte !… Sachons ce que sont devenus fra-Hervé et cette sorcière hérétique… Il doit se passer quelque chose de sinistre dans ce réduit…

– Voyre !… c’est l’heure de l’escarbouillade pour ces agneaux de Saint-Barthélemy ! – dit le franc-taupin. Et sans se hâter, sans perdre son sang-froid, il tire de sa poche un briquet, de l’amadou, une pierre, et en frappant le silex avec le fer, il chantonne entre ses dents la vieille chanson que lui ont rappelée ses souvenirs de l’enfance d’Odelin et de fra-Hervé…

« Un franc-taupin un arc de frêne avait

» Tout vermoulu, à corde renouée,

» Sa flèche était de papier empennée,

» Ferrée au bout d’un ergot de chapon,

» Deri deri deron, vignette sur vignon !

» Deri, deron ! »

Durant la cantilène du vieillard, qui continuait de battre le briquet, les coups assénés en dehors contre la porte redoublent de violence ; bientôt l’huis craque, se fend, se brise, et l’un de ses fragments tombe en dedans du réduit… Aussitôt Joséphin approche l’amadou allumé de la traînée de poudre et disparaît dans le souterrain, en refermant vivement sur sa tête la lourde trappe… La traînée de poudre s’enflamme, serpente, rapide comme un trait de feu, atteint la mèche du pétard… il éclate avec fracas au moment où la porte, complètement brisée, livre passage au marquis de Montbar, suivi de ses compagnons… Ils sont, ainsi que lui, renversés, mutilés, tués par les fragments de la boîte de fer, qui vole en morceaux. Le chambranle de la porte, soulevé par l’explosion, se détache entraînant une partie de la muraille et de la voûte, qui s’écroulent sur les royalistes.

*

* *

Cornélie, Antonicq, maître Barbot, le capitaine Mirant et les marins déterminés qui s’étaient joints à lui, mais dont le concours n’avait pas été nécessaire, furent bientôt rejoints dans la profondeur de l’aqueduc par l’apprenti et le franc-taupin. Celui-ci fit jouer le fourneau de mine préparé à l’avance, afin d’obstruer complètement le souterrain et de barrer ainsi le passage aux royalistes, s’ils tentaient de poursuivre les fugitifs, qui arrivèrent dans la nuit, sains et saufs, à La Rochelle, où ils trouvèrent Louis Rennepont et sa femme en proie à une anxiété mortelle sur l’issue de l’entreprise.

Voici comment la délivrance de Cornélie put être accomplie :

Lors de l’embuscade des soldats catholiques qui enlevèrent ou massacrèrent un grand nombre de Rocheloises pêchant aux sourdons, Thérèse avait entendu le marquis de Montbar dire aux hommes de sa compagnie qui s’emparaient de Cornélie : « – Ménagez ses jours ; c’est un morceau de roi… je la réserve à monseigneur le duc d’Anjou… » – Thérèse, séparée de la fiancée d’Antonicq pendant le tumulte de l’attaque, étant parvenue, ainsi que d’autres femmes de La Rochelle, à rentrer dans la ville, instruisit la famille Lebrenn de la capture de Cornélie et du sort qui la menaçait. Le capitaine Mirant, dont la valeur héroïque, au combat de Chef de Baie, venait de sauver la cité de la famine, apprit ainsi à son retour la mort de Marcienne, veuve d’Odelin, et la captivité de Cornélie. La famille Lebrenn ne s’abandonna pas à un désespoir stérile ; elle tint aussitôt conseil sur le moyen d’enlever Cornélie du quartier général, où elle devait être nécessairement conduite pour être livrée au duc d’Anjou ; enfin, après plusieurs moyens débattus, le franc-taupin ouvrit cet avis :

« – L’on savait que le duc d’Anjou occupait à la Font la maison du Réservoir, dont Joséphin connaissait les abords et les êtres. Si Cornélie était amenée au duc d’Anjou, c’est dans son logis qu’il fallait aller la chercher. L’on ne pouvait songer à tenter une attaque de vive force sur le quartier général des royalistes ; la ruse seule pouvait réussir. Le franc-taupin rappela que, lors de l’occupation du bourg de la Font par les ennemis, il avait proposé de s’introduire dans le camp par le passage souterrain de l’aqueduc, mis à sec par le détournement des eaux ; cette proposition, jadis écartée, le franc-taupin la renouvelait, y voyant la possibilité de délivrer Cornélie. Les royalistes avaient, il est vrai, muré l’aqueduc à six cents pas environ de la Font, afin de se couvrir de toute surprise de ce côté ; mais l’on pouvait s’ouvrir un passage à travers ce mur avec le pic et le levier, pénétrer ainsi nuitamment jusque dans l’intérieur de la maison du duc d’Anjou, et tenter d’enlever Cornélie. Une douzaine d’hommes déterminés, bien armés, sachant leur retraite à peu près assurée, pouvaient mener à bonne fin cet audacieux coup de main. »

L’avis du franc-taupin fut accepté ; seul, il offrait une chance de succès, si hasardeuse qu’elle fût. Le matin, à l’aube, Antonicq, malgré sa blessure, maître Barbot, le franc-taupin, l’apprenti Serpentin, le capitaine Mirant et six des plus intrépides matelots de son brigantin, descendirent dans l’aqueduc par l’issue qui aboutissait à l’intérieur de La Rochelle, et se dirigèrent ainsi souterrainement vers le quartier général des royalistes. La percée du mur très-épais et solidement maçonné qui obstruait l’aqueduc offrit de longues et pénibles difficultés ; l’on ne pouvait employer la mine, de crainte d’éveiller l’attention de l’ennemi, et le passage était si étroit, qu’un seul homme à la fois pouvait se livrer à ce travail de démolition. Enfin, le mur fut percé, les Rochelois pénétrèrent jusqu’au réduit de fra-Hervé… Cornélie fut sauvée !

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La sanglante défaite des royalistes, lors du dernier assaut livré par eux au bastion de l’Évangile, fut le présage de la levée du siège de la vaillante et indomptable cité ; après deux nouveaux combats acharnés, où ses troupes furent encore vaincues, le duc d’Anjou, récemment élu roi de Pologne, grâce à l’habile et ténébreuse diplomatie de Catherine de Médicis, envoya aux Rochelois plusieurs seigneurs chargés de propositions de paix. La majorité du conseil de ville répondit que les huguenots ne déposeraient les armes que lorsqu’un nouvel édit royal consacrerait leurs droits et leur liberté ; la minorité du conseil, sachant le peu de valeur des édits royaux, voulait rompre à jamais avec la royauté. Mais la majorité l’emporta. L’on nomma des commissaires de part et d’autre, afin de régler les bases du nouvel édit. Les commissaires catholiques furent : le seigneur de la Vauguyon, René de Villequier, François de la Baume, comte de Suze, le seigneur de Malicorne, le maréchal de Montluc, Armand de Gontaut-Biron et le comte de Retz. – Les commissaires rochelois étaient deux bourgeois : le maire Morisson et le capitaine Gargouillaud. Les réformés maintinrent énergiquement toutes leurs prétentions et les stipulèrent, non-seulement en leur nom, mais au nom de tous les réformés de l’Union républicaine protestante (stipulations rejetées, d’ailleurs, par cette Union, lorsqu’elle les connut, prétendant, avec raison, n’avoir point été consultée et ne plus reconnaître l’autorité royale). Ainsi, grâce à leur courageuse insurrection et à leur résistance héroïque, les Rochelois imposèrent à Charles IX le nouvel édit du 15 juillet 1573 ; il consacrait, en les augmentant, tous les droits entièrement conquis par les réformés. Une clause de cet édit, écrasante pour le parti catholique, portait : que toutes les prises d’armes effectuées DEPUIS LA NUIT DU 24 AOUT 1572 étaient amnistiées… Ainsi, Charles IX l’avouait lui-même, les réformés avaient légitimement tiré l’épée pour venger le forfait de la Saint-Barthélemy !…

Le siège de La Rochelle fut donc honteusement levé par l’armée catholique. Cette expédition coûta au roi des sommes immenses ; il perdit dans les différentes attaques, et par les maladies, environ vingt-deux mille hommes ; parmi les seigneurs et capitaines tués pendant le siège, on comptait : le duc d’Aumale, MM. de Clermont, de Tallard, de Cosseins, de Goas, etc., etc., et plus de trois cents officiers subalternes.

Vous le voyez, fils de Joel, la glorieuse issue du siège de La Rochelle consacre une fois de plus cette vérité, si fréquemment inscrite par l’histoire dans les annales de notre famille plébéienne : Jamais de défaillance ! Luttons, combattons sans cesse ; c’est uniquement, fatalement et toujours, par la force, par les armes, par L’INSURRECTION, que nous conquerrons nos droits sacrés, nos libertés saintes, toujours niés, méconnus ou violés, par ces deux grandes complices, nos ennemies éternelles : L’ÉGLISE DE ROME ET LA ROYAUTÉ !

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À la suite de la levée du siège de La Rochelle, moi, Antonicq Lebrenn, qui écris cette légende, j’épousai Cornélie Mirant, ma fiancée. Peu de temps après mon mariage, je mis à exécution ce projet, depuis si longtemps caressé par moi : aller habiter en Bretagne, non loin du berceau de notre famille. Le colonel de Plouernel, avant de quitter La Rochelle, me proposa de nouveau de me céder à bail une métairie dépendante de la châtellenie de Mezléan, héritage du père de sa femme, et appelée la métairie de Karnak, parce qu’elle avoisinait les pierres druidiques de ce nom, encore debout et rangées en longues avenues, ainsi qu’elles l’étaient, au temps de Jules César, alors que notre aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sèn, s’offrit aux dieux en holocauste, dans l’espoir de les rendre favorables aux armes des Gaulois défendant leur sol, leur foyer, leur indépendance. J’acceptai l’offre du colonel de Plouernel. Cette offre agréait à Cornélie et à son père ; naviguant presque toujours entre La Rochelle et Vannes, port situé près de Karnak, le capitaine Mirant passerait près de nous tout le temps qu’il ne consacrerait pas à son métier de marin. J’ai cédé avantageusement mon armurerie. Ma sœur Thérèse et son mari, Louis Rennepont, ont préféré continuer de résider à La Rochelle ; mais ils nous ont promis, ainsi que maître Barbot, de venir chaque année nous visiter à notre métairie de Karnak. Nous n’avons pas voulu nous séparer de notre bon vieil oncle Joséphin ; il se promet de bercer sur ses genoux nos enfants et de leur chanter sa chanson du franc-taupin, comme il la chantait à mon père Odelin et à son frère Hervé, de lugubre mémoire.

Le 20 octobre de l’année 1573, nous nous sommes établis, Cornélie, mon oncle Joséphin et moi, dans notre métairie de Karnak ; et d’armurier, je suis devenu métayer.

Cejourd’hui, 17 janvier de l’an 1574, moi, Antonicq Lebrenn, j’achève d’écrire cette légende ; elle fait suite à celle que nous a léguée mon grand-père Christian l’imprimeur, l’ami de Robert Estienne. Je la joindrai aux annales et aux reliques de notre famille, ainsi que LA BIBLE DE POCHE imprimée par mon aïeul, et que sa fille Hêna, baptisée en religion : sœur Sainte-Françoise-au-Tombeau, tenait encore entre ses mains avant d’être plongée vivante vingt-cinq fois dans les flammes, le 21 janvier 1535, sous les yeux du roi François Ier, à la plus grande gloire de l’Église catholique, apostolique et romaine !

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Je continuerai, selon la coutume de nos devanciers, de joindre aux annales de notre famille le récit des événements publics importants qui se passeront de nos jours.

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L’édit de pacification de La Rochelle parut insuffisant aux huguenots des autres provinces, plus que jamais partisans de la fédération républicaine des Églises réformées. Ils aspiraient au sort de ces provinces des Pays-Bas espagnols qui, secouant enfin le joug affreux de Philippe II et de l’Église de Rome, maintenaient et défendaient héroïquement leur république protestante. De nombreuses assemblées eurent lieu en Dauphiné, en Languedoc, en Guyenne. L’on y décréta la saisie des biens ecclésiastiques. Le parti des politiques, grossissant chaque jour et partageant les aspirations d’indépendance des réformés, se joignait à eux pour combattre l’autorité royale ; les jeunes princes de Condé et Henri de Béarn, rougissant enfin de leur apostasie et de leur inaction, tentèrent de fuir la cour de Charles IX afin d’aller rejoindre les protestants. Condé parvint le premier à s’échapper, gagna Strasbourg, et de cette ville adressa aux Églises de l’Union un manifeste où il reniait son abjuration catholique et se vouait pour toujours à la cause dont son père avait été l’un des martyrs et des plus fermes soutiens. Henri de Béarn, moins heureux que son cousin, ne pouvant tromper la surveillance de Catherine de Médicis, fut resserré plus étroitement ; aussi, en 1574, une fraction des politiques et des huguenots eurent-ils la déplorable pensée de prendre pour drapeau et de mettre à leur tête le duc d’Alençon, frère puîné de Charles IX et du duc d’Anjou. Cette résolution n’amena aucun résultat important. L’assassin ténébreux, le fauteur du guet-apens nocturne de la Saint-Barthélemy, usé par des débauches précoces, s’éteignait lentement, consumé par une fièvre ardente ; des rêves affreux tourmentaient le sommeil de Charles IX, de sinistres visions épouvantaient ses veilles ; sujet depuis sa maladie à de fréquentes hémorragies, il agonisait, inondé des flots de son propre sang. « – Ah ! nourrice ! » – s’écriait-il, livide, frissonnant d’horreur et l’esprit égaré, s’adressant à la femme qui le soignait et l’avait allaité ; « – ah ! nourrice, que de sang… C’est celui de la Saint-Barthélemy… Oh ! que de meurtres… que de victimes qui se débattent sous le couteau… Je les vois… Oh ! que j’ai eu de méchants conseillers ! Mon Dieu, mon Dieu, pardonne-moi ! et me fais miséricorde. »

Dites, fils de Joel, n’est-elle pas d’une fatalité terrible la punition du crime ? Charles IX mourant baigné dans le sang !

Ce monstre, glorifié par l’Église de Rome, expira le 30 mai 1574. Il n’avait pas encore vingt-quatre ans ! Sa mère, aussitôt qu’il eut trépassé, dépêcha un courrier à son fils, le duc d’Anjou, élu roi de Pologne, où il régnait alors. Ce sybarite aux goûts infâmes et ses mignons efféminés se trouvaient mal à l’aise parmi cette noblesse polonaise rude, hautaine et guerrière. Aussi, recevant, le 14 juin, la lettre de Catherine de Médicis qui lui annonçait la mort de Charles IX, le duc d’Anjou ne songea plus qu’à fuir de Cracovie, afin d’aller trôner au Louvre. Il parvint en effet, ainsi que ses mignons, à s’évader nuitamment, du 16 au 17 juin, à l’insu des grands de Pologne, en larronnant les pierreries de la couronne des Jagellons qu’il venait de ceindre, et évaluées cinq cent mille écus. Les seigneurs polonais, s’apercevant trop tard de la fuite du prince et de son larcin, montèrent à cheval et poursuivirent le royal voleur, beaucoup plus jaloux de rattraper leurs joyaux que leur ignoble souverain ; mais, grâce à ses mesures prises d’avance et à sa diligence, ils ne purent l’atteindre. Arrivé en France, il y fut tôt et vite sacré par l’Église, et intronisé sous le nom de HENRI III. Fidèle à la tradition de sa famille, il pensa tout d’abord à révoquer l’édit de pacification de La Rochelle et à exterminer les protestants. Il invoqua le secours du ciel pour mener à bien cette pieuse entreprise, et, dans l’espoir de se rendre agréable au Seigneur, il s’affilia, lui et ses mignons, à une confrérie de pénitents flagellants ; il parcourait ainsi les rues en chantant des litanies et se donnant la discipline, le corps à moitié nu : le canon des protestants de Nîmes et du Languedoc, combattant pour la fédération républicaine des églises réformées, répondit aux litanies d’Henri III, et lorsqu’il passa, ainsi que Catherine de Médicis, près de Livron, petite ville huguenote sur les bords du Rhône, les habitants envoyèrent, du haut de leurs murailles, une volée de boulets à la royale chevauchée, en lui criant : « – Hou ! massacreurs ! vous ne nous poignarderez pas dedans nos lits, comme vous avez fait de monsieur l’amiral ! Amenez-nous donc un peu vos mignons godronnés et parfumés ! Qu’ils viennent voir nos femmes, ils verront si c’est proie facile à emporter. »

Lors de son sacre à Reims, le nouvel oint du Seigneur avait prononcé le serment habituel, imposé aux rois par l’Église catholique en retour de ce qu’elle consacre la prétendue divinité de leur droit : Je jure d’exterminer l’hérésie ; serment plus aisé à jurer qu’à tenir. Les huguenots remportaient de grands avantages dans cette nouvelle guerre religieuse. Henri de Béarn, dont les jours étaient menacés, parvenant enfin à s’échapper de la cour de Catherine de Médicis, alla rejoindre l’armée protestante. « – On a fait mourir la reine ma mère, à Paris, – dit ce prince en arrivant au camp des réformés. – L’on a tué monsieur l’amiral et mes meilleurs serviteurs ; on avait envie de m’en faire autant. Je n’y retourne plus que l’on ne m’y traîne. » Dès lors, le Béarnais prit une part active et brillante aux opérations militaires commencées dans l’Anjou et dans le Maine. Henri III, effrayé des nouveaux succès des réformés avec qui s’étaient alliés les politiques (catholiques répudiant les effroyables doctrines de Rome) jugea qu’il fallait obtenir la paix à tout prix, ne se refuser à aucune concession, puis, la paix signée, ne tenir parole qu’aux politiques, les désintéresser ainsi, afin de les séparer des huguenots, qu’il serait alors plus facile d’écraser. Le 30 avril 1576, un nouvel édit confirma les droits de la nouvelle Église. « – Libre et public exercice du culte réformé, par tout le royaume, sans restriction de temps, de lieux ou de personnes. – Défense d’inquiéter les prêtres et les religieux mariés depuis leur conversion au protestantisme. – Création de chambres mi-parties dans les huit Parlements du royaume pour juger les causes des huguenots. – Rétablissement du prince de Condé, de Henri de Navarre et de leurs adhérents dans leurs charges – Désaveu des excès commis à Paris et autres villes, le 24 août 1572, et jours suivants. – Restitution des biens confisqués aux héritiers des victimes. – Annulation des sentences rendues contre les réformés, depuis le règne de Henri II, et nominativement celle portée contre l’amiral de Coligny. – Octroi, pour un temps illimité, aux protestants et catholiques unis, de huit places de sûreté. – Suppression des garnisons et gouverneurs établis dans les villes de l’intérieur du royaume, depuis Henri II. – Enfin, réunion des États généraux dans le délai de six mois. »

La fraction protestante purement républicaine était en minorité ; elle dut accepter ce nouvel édit, bien qu’elle prévît qu’il serait violé, comme l’avaient été les précédents, puisqu’il n’offrait d’autre assurance qu’une parole royale, et invoqua en vain (à tort d’ailleurs), l’exemple des provinces unies de Hollande, complètement séparées de la monarchie espagnole depuis 1579, et luttant avec une persévérance héroïque pour maintenir le seul gouvernement qui puisse garantir à un peuple le souverain exercice de ses droits et de sa liberté ; mais la situation géographique des Provinces-Unies est toute spéciale, et en ce siècle-ci l’établissement de la république des Gaules fédérées n’est qu’une généreuse aspiration vers l’idéal qu’il nous faut poursuivre jusqu’à sa réalisation prochaine ou lointaine. L’octroi du nouvel édit en faveur des réformés déchaîna les fureurs du parti catholique. Le clergé fit un nouvel appel au fanatisme du peuple de Paris, lui montra dans cet édit la sainte journée de la Saint-Barthélemy désavouée avec une lâcheté impie par Henri III et par sa mère, non moins complices de ce saint massacre que Charles IX. Le chapitre de Notre-Dame refusa de chanter un Te Deum en glorification de l’apaisement de la guerre civile. Le Parlement refusa d’établir la chambre mi-partie catholique et protestante, destinée à juger les procès des réformés. Un concert de malédictions s’éleva contre Catherine de Médicis et son fils. Ils devinrent aussi odieux aux catholiques qu’aux huguenots. Le duc Henri de Guise (surnommé le Balafré), assassin de Coligny, avait hérité de l’ambition et du génie de son père, François de Guise, le boucher de Vassy, principal promoteur du pacte affreux du Triumvirat, d’où devaient un jour surgir la Saint-Barthélemy et plus tard la Ligue ; Henri de Guise, fidèle aux traditions de la maison de Lorraine, visait au trône de France, sous le protectorat du pape et de Philippe II, auquel il abandonnerait les provinces du Midi, objet de l’éternelle convoitise de l’Espagne et de la haine séculaire de Rome, qui voyait en elles un foyer permanent de pestilence hérétique. Le guisard et ses innombrables créatures fomentèrent, avivèrent les haines populaires soulevées à la voix des moines contre Henri III et sa mère, accusés de complicité avec les réformés, en raison du dernier édit de tolérance. La Compagnie de Jésus, façonnée à l’obéissance passive, à une discipline presque militaire, par son fondateur, Ignace de Loyola, et marchant avec un ensemble de manœuvres inébranlable, avec une unité de vues d’une effrayante habileté, exerçait en France une influence souveraine sur les ordres monastiques, inspirait à Rome le collège des cardinaux, et dominait en Espagne le conseil de Philippe II : ainsi, les jésuites imposaient leur direction à la catholicité entière. Ils favorisèrent les visées de la maison de Guise dont ils se firent un puissant auxiliaire, et voulant relier entre elles et tenir entre leurs mains toutes les forces catholiques, ils poussèrent à la fondation de la Ligue, vaste association secrète qui couvrit bientôt la France de ses réseaux. Cette ligue, créée pour l’extermination des hérétiques et, le cas échéant, pour détrôner la famille royale régnante, au profit des Guises ou de Philippe II, instruments de Rome, avait son germe dans le pacte du Triumvirat. – Jugez-en, fils de Joel : telle était la formule de l’acte constitutif de la Ligue.

« AU NOM DE LA SAINTE TRINITÉ.

» – I. L’association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques, doit être et sera faite pour rétablir la loi de Dieu en son entier, remettre et retenir le saint service d’icelui, selon la forme et la manière de la sainte Église catholique, apostolique et romaine. Abjurant et renonçant toutes erreurs contraires.

» – II. Pour conserver le roi Henri III, par la grâce de Dieu, et ses successeurs, rois très-chrétiens, en l’état de splendeur, autorité, service, obéissance qui lui sont dus par ses sujets, ainsi qu’il est convenu par les articles qui lui seront présentés aux États généraux, lesquels il jure et promet de garder, avec protestation de ne rien faire au préjudice de ce qui lui sera ordonné par lesdits États.

» – III. Pour restituer aux provinces de ce royaume et États d’icelui, les droits, prééminences, franchises et libertés anciennes, telles qu’elles étaient du temps du roi Clovis, premier roi chrétien.

» – IV. Au cas qu’il y ait empêchement, opposition ou rébellion à ce que dessus, par qui et de quelle part qu’ils puissent être (ceci, malgré le préambule, s’adressait directement à Henri III et à sa mère, dans l’hypothèse où ils ne se soumettraient pas aux exigences inexorables de la Ligue), seront lesdits associés de la sainte Ligue, tenus d’employer tous leurs biens et moyens, même leurs propres personnes, jusques à la mort, pour punir, châtier et courir sus à ceux qui les auront voulu contraindre et empêcher.

» V. – Au cas où quelques-uns des associés, leurs sujets, amis ou confédérés, fussent molestés, oppressés ou recherchés, pour les cas ci-dessus, par qui que ce soit, seront tenus lesdits affiliés d’employer leurs corps, leurs biens et moyens pour tirer vengeance de ceux qui auront fait lesdites oppresses et molestes sans nulle acception de personnes.

» VI. – S’il advenait que l’un des affiliés, après serment à ladite association, se voulût retirer d’icelle, sous quelque prétexte que ce soit, ces rétractaires seront atteints en leurs corps et en leurs biens, par tous les moyens possibles, comme ennemis de Dieu, rebelles et perturbateurs du repos public.

» VII. – Jureront lesdits affiliés prompte obéissance et service AU CHEF qui sera choisi.

» VIII. – Tous les catholiques des corps de ville et de village seront avertis et sommés secrètement par les gouverneurs particuliers et secrets de chaque province, d’entrer en ladite ligue et fournir armes et hommes, pour le triomphe d’icelle.

» IX. – Ceux qui refuseront d’entrer en ladite association seront réputés pour ennemis d’icelle et poursuivables par toutes sortes d’offenses et de molestes.

» X. – Chacun des affiliés prêtera le serment suivant :

» Je jure Dieu le créateur, la main sur les sacrés Évangiles et sous peine de damnation éternelle, que je suis entré dans cette sainte association catholique, selon les formes de l’acte qui m’a été lu précédemment, et que je me conduirai loyalement, sincèrement, soit pour commander, soit pour obéir et jure sur ma vie et mon honneur de m’y consacrer jusques à la dernière goutte de mon sang, sans contrevenir à la Ligue ou m’en retirer sous quelque commandement, prétexte, excuse ou occasion que ce soit. »

Le pacte du Triumvirat étendu, développé de la sorte par les Jésuites avec leur art diabolique, leur assurait d’inestimables avantages ; ainsi : la Ligue proclamait un chef suprême de l’union catholique, nommait des gouverneurs particuliers et secrets, dans chaque province, pouvoirs occultes qu’elle opposait au pouvoir du roi et de ses officiers. En ceci, la Ligue imitait l’organisation fédérale protestante. Frappés du progrès croissant de ces idées républicaines, plus ou moins absolues, non-seulement parmi les huguenots, mais parmi les catholiques modérés, connus sous le nom de politiques, les disciples de Loyola s’étaient rappelé les paroles de leur maître : « – Si le populaire et la bourgeoisie vous font obstacle, écrasez-les en vous unissant à la seigneurie et à la royauté ; si celles-ci vous menacent, déchaînez contre elles le populaire et la bourgeoisie ; de sorte, qu’au milieu de ces luttes, de ce chaos anarchique, l’Église de Rome, toujours unie, toujours debout, quoiqu’elle prête aujourd’hui son concours à ceux-ci, demain à ceux-là, dans le but de les exterminer les uns par les autres, l’Église de Rome finira toujours par les dominer tous et régnera triomphante sur les ruines de ses ennemis. »

Ne vous y trompez pas, fils de Joël, voilà pourquoi les jésuites, après avoir aidé la royauté à l’oppression des peuples, poussaient alors les peuples contre les rois, affirmaient la sainte nécessité du régicide et espérant de troubler, d’égarer les esprits par de trompeuses ressemblances, proclamaient la Ligue, en d’autres termes, la république catholique, afin d’amorcer par cet appât les républicains de toute Église.

La Ligue, à peine constituée, fait violer par ses affiliés le dernier édit de pacification de 1573. L’on recommence de courir sus aux huguenots. Ils reprennent les armes, Condé s’empare de Saint-Jean-d’Angély ; le Béarnais surprend Agen. Une nouvelle guerre religieuse ensanglante la France. Henri III ignorait encore les véritables projets des ligueurs, il en fut instruit par un hasard singulier. Les papiers d’un avocat au parlement de Paris, mort à Lyon à son retour d’Italie, tombèrent entre les mains d’un protestant. Parmi ces papiers, se trouvait un mémoire daté de Rome et portant en substance ceci :

« Hugues Capet a usurpé la couronne, au détriment des derniers Karlovingiens. – L’occasion est venue de rendre le trône à ses héritiers légitimes. – Le duc de Guise, descendant de Charlemagne, doit être reconnu chef suprême de la ligne contre l’hérésie. – Le pape a été requis d’approuver par forme de pragmatique sanction, entre le saint-siège et le royaume de France, l’acte de la ligue. – Tout prince du sang qui s’opposera à la volonté des États généraux (ils seront composés de ligueurs, on l’affirme), sera déclaré incapable de succéder à la couronne. Les seigneurs, gentilshommes ou autres, coupables de la même rébellion, seront atteints dans leurs biens et dans leur vie. – Les édits en faveur des hérétiques seront révoqués. – Le duc de Guise, nommé lieutenant général du royaume. – Les États requerront que le duc d’Alençon, frère du roi, soit mis en jugement, pour le crime de lèse-majesté divine et humaine qu’il a commis en pactisant avec les hérétiques. – Le jour où ladite requête sera formulée par les États généraux, la Ligue prendra les armes, dans tout le royaume, afin de se saisir du frère du roi et de ses complices et d’exterminer partout les hérétiques. – Le lendemain de la victoire, le frère du roi et ses complices châtiés, ainsi qu’ils doivent l’être, M. le duc de Guise, par l’avis et permission du Saint-Père, enfermera le roi Henri III dans un monastère. Ledit duc de Guise sera proclamé roi de France, les libertés de l’Église gallicane abolies et le saint-siège ainsi pleinement reconnu et restauré. »

Vous le voyez, fils de Joel, la soif du meurtre est inextinguible chez ces prêtres de Rome. Le sang de la Saint-Barthélemy, en les enivrant, les altérait encore. Il leur fallait un nouveau massacre. Les huguenots, afin d’éclairer leurs frères, sur les nouveaux périls dont on les menaçait, publièrent le mémoire daté de Rome et trouvé dans les papiers de l’avocat défunt. Henri III vit d’abord dans cette publication une imposture inventée par les protestants, afin de nuire aux papistes ; mais l’ambassadeur de France en Espagne, Jean de Vironne de Saint-Goar, expédia au roi une copie identique du même mémoire, envoyé du Vatican à Philippe II et approuvé de tout point par ce pieux monarque. Le duc de Guise, aussitôt mandé par Henri III, nie effrontément avoir eu connaissance du traité, ne voulant lever le masque qu’après la convocation des États généraux, qu’il savait devoir être, en majorité, composé de ligueurs. Mais cette majorité, malgré l’effrayante pression du parti catholique, fut numériquement très-faible et requit néanmoins le roi (26 décembre 1576) d’interdire en France la religion réformée. Les protestants, nonobstant les arrêts, continuant de tenir la campagne, sous les ordres de Henri de Navarre et du prince de Condé, remportent des avantages considérables sur les catholiques et imposent un édit de pacification, signé à Bergerac, le 2 octobre 1577. Ce nouveau pacte avec l’hérésie fut attaqué par la Ligue avec une violence inouïe. Le clergé redoubla ses prédications incendiaires contre Henri III et Catherine. Les mœurs infâmes de la cour où trônait la sodomie couronnée, les dilapidations du trésor public, l’insatiable avidité des mignons, aidèrent puissamment aux manœuvres de la Ligue ; les impôts devenaient exorbitants. Paris, taxé, en 1581, à une surtaxe de 200,000 écus, refusa de payer. Henri III fit saisir la caisse des rentes de l’Hôtel de ville. Le déchaînement fut à son comble. Catherine et son fils haïssaient non moins les ligueurs que les huguenots. Cependant, frappé des grands talents militaires déployés par Henri de Béarn et comptant l’opposer au duc de Guise, comme chef du parti catholique, Henri III propose au Béarnais, s’il consent d’abjurer une seconde fois sa religion, de le reconnaître solennellement comme héritier du trône (Henri III n’avait pas d’enfant, et son frère, le duc d’Alençon, se mourait). Le Béarnais, en rusé Gascon, déclina l’offre de son cousin de Valois, se disant, qu’abandonner le parti huguenot, c’était le laisser aux mains de Condé, qu’il jalousait comme un rival, et quitter ainsi le certain pour l’incertain, doutant fort d’attirer à lui le parti catholique. L’offre faite au Béarnais par Henri III, transpira ; la Ligue s’exaspéra contre ce prince qui songeait à appeler au trône un hérétique relaps ; Guise crut le moment venu de faire un pas de plus vers le pouvoir royal, et masquant ses prétentions d’un prête-nom, il fit choisir par la Ligue pour héritier présomptif de la couronne, un vieillard imbécile, le cardinal de Bourbon, oncle de Henri de Navarre ; le trône lui appartenait, en effet, à défaut de son neveu, exclu comme hérétique. Le cardinal idiot accepta facilement le rôle qu’on lui destinait, et le 31 décembre 1584, fut signé au château de Joinville, un traité secret entre le duc de Guise et son frère, le duc de Mayenne, stipulant tant en leur nom qu’en celui de l’ambassadeur de Philippe II. Selon ce traité, les parties contractantes s’engagèrent : « d’extirper l’hérésie de la France et des Pays-Bas ; – d’exclure du trône de France les princes hérétiques ou qui accorderaient l’impunité aux hérétiques ; – et à poursuivre à outrance, et jusqu’à les anéantir, ceux qui refuseraient de rentrer dans le sein de l’Église. – En cas de mort de Henri III, le cardinal de Bourbon, son successeur, s’engageait à abandonner à Philippe II le monopole de la navigation des Indes, d’aider l’Espagne à recouvrer Cambrai et de lui abandonner certaines provinces du midi de la France. »

Le père Matthieu, jésuite lyonnais, surnommé le Courrier de la Ligue, fut chargé d’aller à Rome, demander au pape son adhésion à ce traité. Le révérend père, à son retour d’Italie, annonça au duc de Guise que : « Grégoire XIII, après en avoir conféré avec son ministre et le général des jésuites, autorisait la prise d’armes contre les hérétiques, avec ou sans la permission du roi, levant tout scrupule de conscience à cet égard, accordant indulgence plénière pour cette œuvre sainte (l’extermination des huguenots), et aussitôt après, le Saint-Père proclamerait le roi de Navarre et le prince de Condé incapables de succéder au trône. – Le pape ne trouvait point expédient et opportun que l’on attentât aux jours du roi ; mais si l’on pouvait se saisir de sa personne royale et lui donner un guide qui le tînt fermement en bride, le Saint-Père trouverait cela fort bon. »

Il résulte de la réponse du pape, que le père Matthieu, avait eu mission d’insinuer benoîtement au vicaire de Christ qu’il serait bon d’assassiner Henri III ; mais le représentant de Dieu sur la terre ne trouva point opportun l’expédient des jésuites. Il résulte encore de la négociation du révérend, que la compagnie de Jésus, dont le général inspirait et dominait le pape, Philippe II et la Ligue, voulait le démembrement de la France et son amoindrissement au profit de l’Espagne, où les fils de Loyola régnaient en maîtres. Ainsi, la Ligue, personnification du parti catholique, a voulu, exécrable parricide ! a voulu le morcellement, l’asservissement de la France par l’étranger. Jamais les protestants ne se sont déshonorés par un vœu si impie ! Ils ont pu, toujours sous le couteau et pour résister à leurs bourreaux, céder à une nécessité fatale, appeler comme auxiliaires leurs coreligionnaires de pays voisins ; mais du moins, ils sont purs de toute atteinte à l’intégrité du sol de la patrie ! La crainte d’un démembrement, conséquence presque certaine de la fédération de certaines provinces en États indépendants de la royauté, a toujours empêché la majorité des huguenots, malgré leurs tendances profondes vers le gouvernement républicain, à se rendre au vœu de la minorité, qui aspirait à se séparer complètement de la monarchie.

Henri III, de plus en plus effrayé des violences de la Ligue, mais toujours indécis, songeait parfois à s’appuyer sur les huguenots et à s’allier aux États protestants, l’Angleterre et les Provinces-Unies de Hollande, dont la puissance allait chaque jour grandissant, et il accueillit avec une bienveillance marquée les ambassadeurs de cette république députés vers lui, le 12 février 1585. Le général des jésuites, le pape et Philippe II, instruits des vagues projets de Henri III au sujet d’une alliance avec les pays protestants, sommèrent le duc de Guise d’exécuter le traité secret signé à Joinville, et la Ligue tira l’épée. Le Balafré s’empare de Châlons, et le duc de Mayenne, de Dijon. La noblesse ligueuse de Picardie, conduite par le duc d’Aumale, se rend auprès du vieux cardinal de Bourbon, le conduit à Péronne, centre de la Ligue, et le 31 mars 1585, elle lance son manifeste, déclarant Charles de Bourbon, premier prince du sang et cardinal, appelé à régner dans le cas où Henri III mourrait ou serait déchu du trône. Le Béarnais lance, de son côté, un manifeste où il proteste contre l’exclusion dont il est frappé, maintient le principe de la liberté religieuse, et, de concert avec le prince de Condé, propose au roi de lui remettre toutes les places de sûreté alors au pouvoir des huguenots, à la condition que les ligueurs désarmeront également. Henri III, ainsi placé entre les deux partis, est forcé de se déclarer ouvertement contre les huguenots ou contre les ligueurs ; ceux-ci lui paraissant plus redoutables, car le duc de Guise avait poussé son quartier général jusqu’à Nemours, le roi se rend, le 18 juillet 1585, au parlement de Paris, afin d’y faire enregistrer, en sa présence, la révocation des édits de tolérance accordés jusqu’alors aux protestants. Cette tardive concession de Henri III ne désarme pas les ligueurs ; ils continuent la guerre contre leurs adversaires, guerre acharnée, mêlée de succès et de revers pour les deux partis. Les chefs de la Ligue à Paris forment un comité directeur composé de seize membres, d’où leur resta le nom des SEIZE. Henri III, quoiqu’il se soit mis à la tête de ses troupes pour combattre Henri de Navarre et Condé, est sommé par les Seize, sous menace de déchéance, « de faire publiquement soumission et adhésion à la Ligue ; – de promulguer les actes du concile de Trente ; – et d’établir le tribunal de l’Inquisition à Paris et dans les principales villes de France. » – Le duc de Guise, afin d’appuyer par sa présence les injonctions de la Ligue, se rend à Paris, malgré la défense du roi, qu’il espère ainsi contraindre à quelque extrémité dont il saura, lui, Guise, profiter ; le 9 mai 1588, il entre dans la capitale, escorté d’une foule de gentilshommes et d’une nombreuse troupe armée. Il est reçu avec enthousiasme par les ligueurs, aux cris de : Vive Guise  ! à bas le Valois  ! Henri III, haineux, lâche et féroce, pâlit de rage en apprenant l’arrivée du Guisard et l’accueil qu’il reçoit des Parisiens. « Le Balafré est venu ! – s’écrie le digne frère de Charles IX ; – par la mort-Dieu ! il en mourra ! » – Et, mandant aussitôt un colonel corse, Alphonse Ornano, il le charge d’assassiner le duc de Guise. MM. de Bellievre et de Cheverni, conseillers du roi, le conjurent de renoncer à ce meurtre, qui causerait à Paris un soulèvement effroyable. Henri III hésitait, lorsqu’il voit entrer Catherine de Médicis et le duc de Guise. Tant d’audace confond le roi, et s’adressant au Balafré avec hauteur : « – Je vous avais défendu, monsieur, de paraître ici ! – Sire, répondit le duc, feignant la déférence, je suis venu ici pour demander à Votre Majesté justice des calomnies de mes ennemis. – On verra bien si vous avez été calomnié, selon que votre présence causera ou non des troubles dans Paris, » – répond le roi. Le Balafré se retire, convoque les Seize et les principaux ligueurs à l’hôtel de Guise, où il se retranche comme dans une place d’armes. Henri III, de son côté, se retranche dans le Louvre ; et craignant un soulèvement populaire, il ordonne aux Suisses casernés dans les faubourgs d’entrer dans Paris ; le régiment des gardes se joint aux Suisses. Ces troupes prennent position sur les principales places de la Cité. Les Seize et les moines, exaspérés par ces préparatifs menaçants, crient aux armes, soulèvent le populaire ; on élève des barricades dans toutes les rues ; les ligueurs engagent le feu contre les troupes royales aux cris de : Vive Guise  ! à bas le Valois  ! Les Suisses et les soldats aux gardes sont mis en déroute et massacrés. Le maréchal de Biron, leur commandant, se rend à l’hôtel du duc de Guise et le conjure de faire cesser le massacre des troupes ; le Balafré y consent, sort de son hôtel en pourpoint blanc, une baguette à la main, et se dirige vers la place de Grève. Les acclamations des ligueurs le suivent. « – Il faut conduire M. le duc à Reims et le sacrer roi ! – s’écrient les catholiques les plus exaltés. – Mes amis, c’est assez, c’est trop ! » – répondait le Balafré avec une modestie affectée. Arrivé devant l’hôtel de ville, il demande au peuple la grâce des soldats du roi ; elle est accordée au Guisard. Il retourne à son hôtel, au milieu d’un immense concours de population en armes. Bientôt il voit entrer chez lui Catherine de Médicis ; elle venait intercéder pour son fils. Le Balafré, habile et prudent, n’ambitionnait, quant au présent, que les fonctions des anciens maires du palais des rois fainéants. Il dicte ses volontés à la reine-mère : « Il sera nommé lieutenant général du royaume ; – Henri de Béarn et les autres princes hérétiques seront déclarés exclus de la succession du trône ; – le duc d’Épernon, le maréchal de Biron et autres favoris et familiers de Henri III, bannis du royaume ; – tous les grands offices de l’État confiés à des ligueurs ; – les États généraux convoqués dans un bref délai. » – Catherine de Médicis reporte ces dures conditions à son fils. Celui-ci, épouvanté par le bruit du tocsin et des arquebusades, ne songeait qu’à fuir. Il monte à cheval en toute hâte aux écuries des Tuileries, ainsi que grand nombre de ses dignitaires, de ses conseillers, de ses mignons, et la royale chevauchée tire au large. Les ligueurs occupant le corps de garde de la porte de Nesle, du côté du faubourg Saint-Germain, envoyèrent une volée de coups d’arquebuses et mille injures au roi fuyard, qui galopait sur l’autre rive de la Seine. Ainsi Charles IX avait arquebusé d’un bord à l’autre de la rivière les huguenots qui tâchaient d’échapper au massacre de la Saint-Barthélemy !… Henri III, arrivé sur les hauteurs de Chaillot, s’arrêta pour laisser souffler son cheval, et se retournant vers Paris, qu’il dominait de cette colline : « – Ah ! ville ingrate ! ville maudite ! – s’écria-t-il, – je jure de ne rentrer dans tes murs que par la brèche ! » – Et il se dirigea sur Chartres, suivi du régiment des gardes et des Suisses.

Hélas ! fils de Joel, il faut le dire, la honte au front, la douleur dans l’âme : le peuple de Paris fut complice de la Saint-Barthélemy ! le peuple de Paris fut complice de la Ligue ! Blâmons-le, et, surtout, plaignons-le ! Plongé à dessein, par des prêtres indignes, dans une crasse ignorance, fanatisé par eux jusqu’à la férocité, ce fanatisme, cette ignorance, causèrent son égarement exécrable ! non qu’il eût tort de chasser l’infâme Henri III, l’on a toujours raison de chasser ces rois d’origine étrangère à la Gaule ; mais cette fois, dans sa révolte contre la royauté, le peuple devenait, à son insu, l’aveugle et docile instrument de la compagnie de Jésus, qui, répétons-le, conspirait le démembrement de la France et son asservissement au profit du pape de Rome et du roi d’Espagne, tous deux souverainement dominés par les fils de Loyola.

Henri III, forcé de fuir de Paris devant le soulèvement des ligueurs, ne vit d’autre chance de salut que de se livrer pieds et poings liés à la Ligue, espérant ainsi balancer l’immense influence du Balafré. Il signe à Rouen, le 21 juillet 1588, le pacte de l’Union catholique, renouvelant le serment de son sacre : « – d’employer, même au péril de sa vie, tous les moyens pour exterminer l’hérésie, sans jamais lui accorder ni paix ni trêve ; – ordonnant à ses sujets de prononcer le même serment que lui et de jurer qu’après sa mort ils ne reconnaîtraient comme roi aucun prince hérétique ; – déclarant rebelles et criminels de lèse-majesté les particuliers, les corporations ou villes qui refuseraient d’adhérer à l’union de la sainte Ligue catholique ou s’en sépareraient après l’avoir signée. – De plus, par articles secrets, Henri III s’engageait à envoyer ses troupes contre les huguenots, – à confisquer leurs biens, – à reconnaître le concile de Trente, – à établir l’Inquisition en France. – Il s’engageait à éloigner ses favoris, – à confier au duc de Guise une autorité presque égale à la sienne, en le nommant connétable de France, – enfin à convoquer les États généraux à Blois le 10 octobre 1588. »

Ces États furent en effet réunis à Blois à cette époque ; et en raison des manœuvres et de la pression de la Ligue, presque tous les députés lui appartenaient. Mais il advint ceci : les idées républicaines, propagées d’abord en toute conviction par les protestants, puis par la Ligue, qui s’en faisait à la fois une arme contre Henri III et une amorce pour séduire le populaire, les idées républicaines avaient tellement gagné les esprits, que les États généraux réunis à Blois soulevèrent les questions les plus hostiles, non point seulement à Henri III, mais au principe monarchique lui-même. Ainsi le tiers-état et une fraction de la noblesse affirmaient et déclaraient :

– Que la souveraineté appartenait AUX ÉTATS et NON AU ROI.

– Qu’il fallait procéder envers le souverain, non par supplications, mais PAR RÉSOLUTIONS.

– Enfin, que le roi n’était que le PRÉSIDENT DES ÉTATS, lesquels ont TOUT POUVOIR.

N’était-ce pas implicitement affirmer le gouvernement républicain que de réduire la royauté de droit divin à cette position subalterne, ainsi que l’avait tenté courageusement Étienne Marcel au quatorzième siècle ? Ces attaques contre le principe monarchique, formulées par les États de Blois, furent accompagnées des blâmes les plus véhéments contre la dilapidation des deniers publics et les prodigalités de la cour. Les États déclarèrent fermement leur résolution de ne point accorder de nouveaux subsides sans garantie de leur bon emploi. Henri III, courroucé, mais alarmé de ces hostilités, crut y voir, et il se trompait, non la tendance générale de l’esprit public, mais une manœuvre du duc de Guise ; aussi, dans l’espoir de la déjouer, il profita de la réunion des États pour réitérer son adhésion à la Ligue, et prononça un discours fort habile, qu’il termina en disant : « que l’hérésie eût été déjà complètement exterminée en France, s’il n’eût été prévenu et empêché par l’ambition démesurée de quelques-uns de ses sujets. » C’était désigner clairement le duc de Guise, assis au pied du trône. Le lendemain, le Balafré fit sommer le roi, par l’archevêque de Lyon, « de retrancher de l’impression de son discours la phrase susdite, qui pouvait réveiller les discordes passées. » Henri III, frémissant de colère, céda devant cette menace, la phrase contre le duc de Guise fut supprimée lors de l’impression de ce discours. Le roi, au moment où l’on discutait la question des subsides, fit demander par son chancelier vingt-sept millions pour subvenir à ses dépenses. – Les États refusèrent d’allouer cette somme. Le roi fit dire à ces récalcitrants : « – qu’il se courroucerait grandement si l’on exigeait le rabais des tailles et si on lui refusait les vingt-sept millions. » – Les États persistèrent dans leurs refus et dans leurs réductions, menaçant de se retirer si l’on n’avait égard à leurs réclamations. Henri III dut céder encore, et l’assemblée voulut bien, « – sur l’extrême nécessité du roi mis à la besace, lui octroyer provisoirement six vingt mille écus, – et encore à la condition que cette somme serait en partie employée à la guerre contre les huguenots. »

Le roi, exaspéré par tant d’humiliations, les attribuait aux menées du Guisard, et bientôt, pour combler la mesure, il apprit que le Balafré comptait achever à Blois l’entreprise tentée à Paris lors de la journée des Barricades, mais empêchée par la fuite du roi ; en un mot, les États généraux devaient confirmer d’une façon irrévocable la nomination du duc de Guise aux fonctions de connétable (fonctions qu’il tenait seulement jusqu’alors du bon plaisir royal) ; ensuite de quoi le nouveau maire du palais, investi d’un pouvoir sans bornes, cloîtrerait Henri III, exilerait Catherine de Médicis et proclamerait bientôt la déchéance des Valois. Le frère de Charles IX résolut de prévenir les desseins de son adversaire en le faisant assassiner, ainsi qu’il en avait eu déjà le projet ; le meurtre fut débattu au conseil royal et résolu après ces paroles de Henri III : « – Mettre le Guisard en prison serait tirer un sanglier aux filets qui pourrait être plus puissant que nos cordes, tandis qu’en le tuant, il ne nous fera plus de peine. Homme mort ne guerroie plus ! »

(Moi, Antonicq Lebrenn, j’ai lu dans un livre de ce temps-ci le récit d’un témoin oculaire de la mort du duc de Guise ; ce récit, le voici :)

« Le lundi 22 de ce mois, le duc de Guise, se mettant à table pour dîner, trouva sous sa serviette un billet portant qu’il prît garde, qu’on était sur le point de lui jouer un mauvais tour. – Le duc écrivit au crayon de sa main sur le billet : – L’on n’oserait, – et jeta le papier sous la table. – Le vendredi 23 décembre, – le roi manda de bon matin au duc de Guise et au cardinal son frère qu’ils vinssent au conseil, afin de s’entretenir de choses importantes. – Ils y vinrent et trouvèrent les gardes renforcées, ce à quoi toutefois ne prenant pas garde, les deux frères passèrent outre. Et quoique le duc eut reçu le matin même un nouvel avis de se tenir sur ses gardes, il mit l’avis dans sa pochette en disant : – Voilà le neuvième avis d’aujourd’hui. – Le duc de Guise entra donc dans la salle du conseil, habillé d’un habit de couleur grise très-léger pour la saison. On vit l’œil du côté de sa balafre pleurer, et il saigna par le nez quelques gouttes de sang. Il envoya l’un de ses pages quérir un autre mouchoir, et il eut, un instant après, comme un affaiblissement, interprété par beaucoup de personnes comme suite de ses excès de la nuit, qu’il avait passée avec une dame de la cour. Sur ce, le roi manda près de lui le duc, par Revol (l’un des serviteurs d’État), qui le trouva serrant dans un drageoir d’argent des fruits confits dont il venait de manger quelques-uns, à cause de son affadissement de cœur ; et à l’instant, le duc se rendit chez le roi. S. M. avait laissé dans sa chambre huit des plus déterminés des quarante-cinq gentilshommes de sa garde, et se retira dans un cabinet donnant sur le jardin, avec le colonel Ornano ; – douze autres des quarante-cinq furent placés en réserve dans un second cabinet ; d’autres enfin sur les degrés d’un escalier dérobé. M. d’Entrague alla requérir un des chapelains du roi de dire messe : pour le bon succès d’une entreprise de S. M. au regard du salut de la France. Comme le duc entrait dans le cabinet du roi, l’un des quarante-cinq, MONSÉRI, lui saisit le bras droit (au duc) et lui porta un coup de poignard dans la poitrine ; Sainte-Maline, autre garde, frappa en même temps le duc par derrière, et trois ou quatre autres lui sautèrent au corps, s’accrochèrent à ses jambes et l’empêchèrent de lever son épée. Il était si grand et si puissant, que, criblé de coups, étouffé par le sang de ses blessures, il entraîna ceux qui le tenaient d’un bout du cabinet à l’autre, et se débarrassant de leurs mains par un suprême effort, il s’avança vers Loignac, le chef des meurtriers, les poings fermés ; Loignac le repoussa d’un coup de fourreau d’épée, et le duc alla tomber mort au pied du lit du roi, qui, sortant de son réduit, Loignac lui ayant crié que c’était fait, contempla le cadavre, disant : – Nous ne sommes plus deux… Je suis roi maintenant ! – Et le regardant encore : – Mon Dieu ! comme il est grand ! Il paraît encore plus grand mort que vivant ! – Et le roi donna un coup de pied dans le visage du mort, ainsi que le défunt Balafré avait jadis donné un coup de pied dans le visage du cadavre de M. de Coligny. – Le cardinal de Guise, assis au conseil avec l’archevêque de Lyon, entendant le bruit et la voix du duc criant : Merci à Dieu ! entre les coups de dague et d’épée, voulut se lever en disant : – Voilà qu’on tue mon frère ! – Mais les maréchaux d’Aumont et de Retz, mettant l’épée à la main, empêchèrent le cardinal et l’archevêque de sortir, leur disant : – Vous êtes morts si vous bougez ! – Ils furent tous deux conduits prisonniers en un galetas ; et le lendemain, le cardinal fut aussi égorgé à coups de dague, par ordre du roi. Le soir, les corps des deux Guise furent dépecés, par ordre de S. M., dans une salle basse du château, puis brûlés et mis en cendres, de peur que le peuple de Paris n’en fît des reliques. Le roi, le meurtre du Balafré accompli, se rendit chez la reine sa mère, afin de l’instruire du fait, car elle l’ignorait. – Madame, – lui dit-il en entrant, – je me suis rendu roi de France ; j’ai fait mourir le roi de Paris. – La reine-mère d’abord garda le silence de la surprise, et dit ensuite : – Vous avez fait mourir M. de Guise !… C’est bien coupé… mais, mon fils, saurez-vous recoudre  ? »

Vous le voyez, fils de Joel, prompt ou tardif, le châtiment vengeur atteint toujours le crime ! François de Guise, le boucher de Vassy, le catholique géniteur du pacte infernal des triumvirs, ce germe sanglant de la Saint-Barthélemy, François de Guise, le grand assassin des huguenots, est à son tour assassiné par Poltrot, devant Orléans, et laisse un fils digne de lui, Henri de Guise le Balafré. Celui-ci est chargé d’organiser le guet-apens nocturne et le massacre de la Saint-Barthélemy. Il court à l’hôtel de l’amiral de Coligny, que, la veille, il avait déjà tenté de faire tuer d’un coup d’arquebuse ; le corps de l’héroïque vieillard, percé de coups, est jeté sur le pavé par l’écuyer de Henri de Guise, et ce jeune homme crosse du pied le visage auguste de ce cadavre… Seize ans après, le Balafré est à son tour assassiné dans un guet-apens, et à son tour Henri III crosse du pied le visage de son ennemi expirant !… Enfin, peu de jours après ce royal meurtre, qu’un autre meurtre vengera bientôt, Catherine de Médicis termine sa vie souillée de crimes (5 janvier 1589). De ces crimes, quel était le mobile ? – Capter le parti catholique ; – exterminer les huguenots ; – affermir le trône des Valois, profondément ébranlé par la réforme… – La vieille reine meurt, et en mourant, elle voit le parti huguenot, plus vivace que jamais, lutter, combattre avec un redoublement d’énergie… la vieille reine meurt, et en mourant, elle entend demander à grands cris, par les catholiques, la déchéance ou la mort de son fils, le dernier des Valois… En effet, à la nouvelle du meurtre du duc de Guise, la Ligue demande avec fureur la déchéance ou la mort de Henri III ; et contre lui, Paris s’insurge de nouveau. Les prêtres refusent l’absolution à ceux qui reconnaissent ce prince pour leur souverain légitime, sa déchéance est proclamée par la Sorbonne. Cependant le Parlement proteste ; ses membres sont mis, le 16 janvier, à la Bastille, et les Seize instituent un nouveau parlement ; grand nombre de villes proclament également la déchéance de Henri III. Le 12 février, le duc de Mayenne, frère du Balafré, se rend à Paris ; il y est reconnu chef de la Ligue et mis à la tête du conseil général de l’Union catholique. Le roi, épouvanté de ce déchaînement populaire, tente et effectue un rapprochement avec Henri de Béarn, qui, tenant toujours la campagne à la tête de l’armée protestante, battait souvent et rudement les ligueurs. La Ligue catholique, malgré ses faux semblants républicains, masque de circonstance, était toujours l’exécrable parti de l’étranger, le parti du pape et de Philippe II, le parti du démembrement de la France au profil de l’Espagne, le parti de l’asservissement de la France au profit de Rome, où se dressait, bien au-dessus du trône pontifical, le spectre du général des jésuites. Henri de Béarn et les chefs protestants agirent donc avec sagesse, avec patriotisme, en s’unissant aux troupes royales afin de vaincre d’abord le parti de l’étranger ; viendrait ensuite pour les huguenots l’heure de faire justice de Henri III, cet assassin couronné, qui n’eût dû régner qu’à Gomorrhe ! L’armée royale et l’armée protestante, unies sous les ordres du Béarnais, battent les ligueurs devant Senlis ; marchent sur Paris, s’emparent du pont de Saint-Cloud, le 31 juillet 1589, et y établissent leur quartier général. Mais le 1er août de cette même année (1589), le châtiment vengeur atteignait une fois de plus le crime… l’assassin du duc de Guise est à son tour assassiné… Le moine Jacques Clément, exalté par les prédications du clergé, qui poussait au meurtre du dernier des Valois, planta son couteau dans le ventre de Henri III. J’ai lu dernièrement (moi, Antonicq Lebrenn, qui écris ces lignes) le récit de cet assassinat ; le voici :

« – 1er août 1589. – Le mardi de ce mois, un jeune religieux, prêtre de l’ordre de Saint-Dominique, dit Jacobin, né à Sorbonne, à quatre lieues de la ville de Sens, en Bourgogne, âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans, nommé Jacques Clément, partit de Paris le matin, se fit conduire chez le roi, où il eut entrée par M. de la Guesle, procureur général au parlement de Paris ; il était environ huit heures du matin. Le roi, averti qu’il y avait là un moine qui désirait lui parler, était assis sur sa chaise percée, sans autre vêtement qu’un manteau sur les épaules. Il entendit ses gardes repousser le moine, de quoi le roi se courrouça, disant qu’on fît entrer ce frère, car si on le rebutait, il s’en irait répéter dans Paris que le roi chassait les moines et ne les voulait point voir. Incontinent le jacobin entra, ayant son couteau tout nu dans sa manche, se présenta au roi, lequel finissait d’attacher ses chausses, et lui présenta une lettre de la part du comte de Brienne, alors prisonnier à Paris, ajoutant (le jacobin) que, outre du contenu de la lettre, il était chargé de dire à Sa Majesté quelque chose d’importance en secret. Le roi, ne pensant qu’aucun meschef pût lui advenir de la part de ce chétif petit moine, commanda que ceux qui se trouvaient là se retirassent, et commença de lire la lettre que lui avait baillée le moine ; celui-ci, voyant le roi attentif à lire, tira de sa manche un couteau, en donna droit dans le ventre du roi, au-dessous du nombril, et si avant, qu’il laissa le couteau au trou, lequel couteau le roi retira aussitôt à grand-force et en donna un coup de la pointe sur le sourcil gauche du moine, en s’écriant : – Ah ! le méchant moine ! il m’a tué ! Qu’on le tue ! – Auquel cri étant vitement accourus ses gardes et autres, ceux qui se trouvèrent les plus près massacrèrent ce petit assassin de jacobin aux pieds du roi ; et sur ce que plusieurs estimaient que c’était quelque soldat déguisé, cet acte étant trop hardi pour un moine, le meurtrier fut reconnu pour ce qu’il était, à savoir : pour un vrai moine, dont on devait se garder de tous côtés comme d’une méchante bête. Le mercredi, 2 août, le roi mourut, à deux heures après minuit. L’on ouvrit son corps, et l’on reconnut que la blessure était de celles dont l’on ne réchappe point. Son corps fut embaumé et mis en plomb ; puis le roi de Navarre proclamé roi de France en l’armée comme héritier légitime de la couronne. »

Ainsi finit la branche des Valois, rameau pourri de cette vieille et exécrable souche : la royauté franque, transplantée de Germanie en Gaule par la violente conquête de Hoold-Wig (Clovis), ce meurtrier, ce pillard béni et sacré par l’Église de Rome. Hélas ! fils de Joel, depuis dix siècles et plus qu’elle opprime la Gaule asservie, cette race de rois d’origine étrangère, cherchez combien il est de souverains éclairés, humains, amis de leurs peuples et justement honorés dans l’histoire ?… Cherchez aussi combien de souverains nuls, imbéciles, fous ou scélérats, cloués au pilori de l’histoire ! et dites de combien les méchants l’emportent sur les bons ?… Cherchez un règne… un seul… et des meilleurs, où le pays n’ait pas été troublé, déchiré, dévasté par la guerre civile ou étrangère ? un règne… un seul… et des meilleurs, où le peuple des villes et des campagnes n’ait été écrasé par la lourdeur des impôts et révolté de leur iniquité ?… Alors, vous comprendrez mieux encore pourquoi tant d’esprits sont, en ce siècle-ci, partisans de la religion nouvelle et du gouvernement républicain, maintenant si florissant en Hollande. Les peuples sont las d’être héréditairement légués comme un troupeau de bétail à ces lignées royales, si prolifiques en idiots ou en monstres. Courage, fils de Joel, courage, tout le prédit, tout l’annonce, ils s’approchent, ces temps promis par Victoria-la-Grande, ces temps de délivrance où le double joug de l’Église et de la royauté sera pour toujours brisé, ces temps glorieux où la république des Gaules fédérées s’abritera sous son antique drapeau rouge, surmonté du coq symbolique… Vigilance et vaillance !

Le meurtre de Henri III fut salué par la Ligue et par le clergé avec un enthousiasme frénétique. L’on vit alors combien étaient mensongères les apparences républicaines dont le parti de Rome et de l’Espagne masquait ses projets parricides. Un livre publié peu de temps après la mort du dernier Valois (le Traité de la juste autorité des républiques chrétiennes sur les rois impies) dit expressément ceci : « – Les protestants ont raison d’affirmer qu’il est permis de tuer les tyrans ; ils n’ont tort que dans l’application. L’exemple de la juste application est dans l’action, TOUT À FAIT DIVINE, de Jacques Clément. – Chacun a le droit de tuer un roi hérétique, comme on a le droit de TUER TOUT AUTRE HÉRÉTIQUE. – Le calviniste a cela de contraire au bien, que les plébéiens y sont sur le pied d’égalité avec les nobles ; les ministres méprisent la noblesse et veulent réduire la France en une république POPULAIRE comme la Suisse. »

Les huguenots n’attendaient pas cette déclaration du véritable caractère de la Ligue pour s’unir contre le parti de l’étranger avec les catholiques royalistes restés fidèles à la patrie et qui, après la mort de Henri III, reconnurent Henri de Béarn comme légitime héritier du trône, sous le nom de HENRI IV. Ce Béarnais, vaillant soldat, grand capitaine, esprit droit, politique habile, point hypocrite, ayant du moins la cynique sincérité de ses vices, bonhomme au fond, à moins qu’il ne s’agît de braconniers ou de certains rivaux en amour, auxquels cas il devenait inexorable, ce Béarnais, joueur comme un lansquenet, outrageusement luxurieux, était du reste le plus rusé, le plus madré des Gascons. Il ne vit jamais dans les religions qu’il abjura ou renia que des expédients politiques, ne se souciant pas plus au fond de la messe que du prêche ; mais, il faut le dire à sa louange, ferme partisan de la liberté de conscience. Il promulgua la déclaration suivante le 4 août 1589.

« Nous, Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, promettons et jurons foi et parole de roi de maintenir et conserver en notre royaume la religion catholique, etc.

» Que cependant, il ne sera fait aucun exercice d’autre religion que la catholique, sinon ès villes et lieux où il se fait à présent… jusqu’à ce que autrement il ait été avisé par une paix générale et par les États généraux.

» Que les villes, places et forteresses qui seront réduites en notre obéissance seront commises par nous au gouvernement de nos bons sujets catholiques… sauf celles qui, par les édits, ont été réservées à ceux de la religion réformée (une place forte par bailliage).

» Que tous offices et gouvernements venant à vaquer ailleurs que dans les villes et places fortes qui sont au pouvoir de la religion réformée, il sera pourvu à ces offices par des personnes catholiques. »

Le rusé Gascon parvenait ainsi à satisfaire à peu près les exigences des catholiques du parti national et celles des protestants. Il était pour l’heure huguenot, ayant, depuis qu’il commandait les armées protestantes, abjuré le catholicisme, qu’il avait, à sa honte éternelle, embrassé peu de temps après la Saint-Barthélemy. Il promit aux catholiques de son armée de revenir de nouveau à l’Église de Rome, lorsqu’il serait suffisamment instruit et touché de la grâce d’en haut… et il disait en riant aux protestants de l’armée que, « – pour certain, ni l’instruction, ni la grâce ne lui viendraient jamais. » – Quoique sans nulle créance en sa foi religieuse, huguenots et catholiques, devant des extrémités terribles, durent se ranger autour de Henri IV ; il portait le drapeau de la France, opposé au sinistre drapeau de la Ligue, où se lisait écrit en traits de sang : Espagne, – Démembrement de la France, – Rome, – Inquisition, – Jésuites.

Henri IV, après sa déclaration du 4 août, reçoit les serments des chefs de l’armée royale et des troupes protestantes ; mais la Ligue refuse de reconnaître le pouvoir de ce roi hérétique, les moines prêchent l’assassinat contre lui, font appel à un nouveau Jacques Clément, et le premier est glorifié, canonisé par les catholiques. Le Béarnais, après une attaque infructueuse contre Paris, marche sur la Normandie. Dieppe lui est livré moyennant argent ; il commence ainsi à racheter des ligueurs, au moins autant qu’à reconquérir sur eux, chaque ville, chaque province de son royaume, à des prix énormes, ne payant pas comptant, le trésor était à sec, mais s’engageant par billets royaux. Le duc de Mayenne vient, à la tête de dix mille hommes, attaquer Dieppe le 16 septembre 1589 ; il est complètement battu à la bataille d’Arques. Encouragé par cette victoire, Henri IV, à la fin d’octobre, met de nouveau le siège devant Paris. Le 1er novembre, les faubourgs Saint-Germain, Saint-Michel et Saint-Jacques sont emportés d’assaut ; mais, manquant de grosse artillerie, le Béarnais ne peut poursuivre son succès et opère sa retraite devant l’armée catholique, traverse la Beauce, s’empare de plusieurs villes ou les achète, et entre à Tours le 21 novembre. Ce même jour, le duc de Mayenne se fait proclamer roi à Paris par le Parlement, sous le nom de Charles X. L’ambitieuse visée de la maison de Lorraine est enfin satisfaite : un Guisard monte sur le trône de France ; royauté d’un jour achetée au prix d’un demi-siècle de guerres religieuses. En 1590, le cardinal Gaétan, légat du pape, est reçu à Paris par la Ligue avec acclamation ; ce saint homme venait engager les Parisiens à une résistance désespérée, leur promettant de prochains secours de l’Espagne. Le Béarnais, après plusieurs batailles gagnées, décide du sort de la campagne en taillant en pièces, à Ivry (14 mars 1590), l’armée du duc de Mayenne ; celui-ci échappe à grand-peine à la déroute et arrive à Saint-Denis, où le légat du pape et Mendoza, ambassadeur de Philippe II, viennent le trouver afin de se concerter avec lui au sujet de la défense de Paris, et assurent les ligueurs de la prochaine arrivée d’une armée espagnole, sous le commandement du duc de Parme. Henri IV se rend sous les murs de Paris, et établit le blocus de cette ville. Pendant le siège, les ligueurs font de nombreuses processions, en invoquant le secours du ciel. Le légat du pape et l’ambassadeur d’Espagne engagent la Ligue à s’opiniâtrer dans la défense de la ville ; le légat reçoit des chefs catholiques le serment de vaincre ou de mourir, au nom du Saint-Père, leur souverain spirituel, ensuite de quoi le légat les bénit et leur garantit l’appui du Tout-Puissant. Malgré cette bénédiction apostolique, malgré la garantie de l’appui du Tout-Puissant, une effroyable disette décime Paris ; deux cent mille habitants renfermés dans les murs de cette ville souffraient les tortures de la faim. On mangea d’abord les animaux ; cette ressource épuisée, on pila des ardoises que l’on délaya dans l’eau. On fit plus : on déterra les os des morts, on les réduisit en poudre dont on fit une sorte de brouet. Une femme, riche de trente mille écus, fit saler par sa servante ses deux enfants, morts de faim, et mourut elle-même après avoir essayé de se sustenter avec cette horrible nourriture. Les crapauds, les couleuvres, les bêtes immondes, envahissaient les maisons désertes ou rampaient sur les cadavres dont les rues étaient remplies… Hélas ! Paris catholique expiait cruellement la Saint-Barthélemy ! Henri IV allait s’emparer de la ville, lorsque, pour la seconde fois, il dut lever le siège devant l’armée du duc de Parme, venu au secours des ligueurs, à la tête des soldats de Philippe II. Dans les provinces, la Ligue continue de batailler contre les protestants, les royalistes et les nationaux, toujours avec l’appui de l’étranger, pour la plus grande gloire de l’Église de Rome et au plus grand profit de l’Espagne. Le pape redouble d’anathèmes et envoie en France le nonce Landriano, chargé de deux monitoires fulminant l’excommunication contre Henri IV et le déclarant hérétique, relaps, persécuteur de l’Église, privé de tous ses royaumes et de tous ses domaines en ce monde, et éternellement damné dans l’autre ; le Béarnais rit dans sa barbe et enjoint à son parlement, siégeant à Tours, de riposter aux monitoires de Grégoire XIII en les déclarant nuls, abusifs, scandaleux et séditieux.

Les Seize avaient écrit, le 20 septembre de cette année, à Philippe II, par l’intermédiaire du jésuite MATTHIEU, surnommé le Courrier de la Ligue. Dans cette lettre, « – ils remerciaient le roi d’Espagne des secours qu’il envoyait aux bons catholiques, l’assurant que leurs souhaits et leurs vœux les plus ardents étaient de LE VOIR TENIR LE SCEPTRE DE LA FRANCE ET RÉGNER SUR EUX, ou bien qu’il établît en France quelqu’un de sa postérité, ou bien encore qu’il se choisît un gendre, que les catholiques recevraient pour roi avec joie et amour ; ils désignaient, à ce sujet, au choix de Philippe II, le jeune duc de Guise, fils du Balafré. » – La missive était signée : Martin, docteur en théologie ; – Sanguin, chanoine de la cathédrale ; – Hamilton, curé de Saint-Côme. Cette lettre infâme restera le monument éternel des exécrables vœux du parti catholique, aveugle instrument des jésuites. Dieu juste ! qui donc, sinon les disciples de Loyola, cet autre Espagnol, pouvait inspirer à des Français la pensée de demander pour roi Philippe II, l’ennemi implacable de la France ! ce monstre dont le fanatisme féroce épouvantait le monde ! Philippe II, le meurtrier de son fils don Carlos ! L’anarchie, le chaos, étaient alors en France à leur comble ; il y avait alors quatre rois, chacun intronisé par ses partisans : – HENRI IV, – CHARLES X (le duc de Mayenne), – le jeune cardinal DE BOURBON, – et le duc DE GUISE (fils du Balafré), chef des plus fougueux des Seize. En 1592, Henri IV, après des succès balancés par des défaites, entre en Champagne et prend Épernay. En 1593, Philippe II cède à l’appel des catholiques et envoie en ambassade solennelle à Paris le duc de Frias réclamer, au nom de son maître Philippe II, la couronne de France en faveur de l’infante d’Espagne, née d’Élisabeth de France, fille aînée du roi Henri II. Au moment d’accomplir ce grand forfait, ce parricide : livrer la mère-patrie à Philippe II, une fraction du parti catholique éprouve un remords tardif ; la Ligue, divisée sur cette question, commence de tomber en dissolution. Paris, la France entière, depuis si longtemps surexcités, fanatisés par le clergé, éprouvaient alors cette prostration qui succède aux fièvres ardentes ; la misère était horrible dans toutes les classes. Cinquante années de guerres religieuses avaient couvert la France de ruines ; et sauf le clergé, toujours inexorable dans sa haine, ou quelques fougueux ligueurs, tous les partis aspiraient à la paix.

Le Béarnais et ses deux excellents conseillers, Duplessis-Mornay et Sully, trop habiles pour ne pas remarquer ces symptômes de lassitude des factions, en profitèrent habilement. Les brillantes qualités militaires du Béarnais, son extrême habileté politique, sa joyeuse humeur, son apparente bonhomie, et l’absence de tout autre prétendant national à la couronne, lui ralliaient alors la majorité des catholiques anciens ligueurs ; mais, à aucun prix, ils n’auraient consenti à reconnaître l’autorité d’un roi hérétique. Ils firent donc savoir au Béarnais que, s’il embrassait de nouveau, mais irrévocablement cette fois, la religion catholique, il aurait leur concours et régnerait sur la France. Le rusé Gascon, comptant toujours conserver l’appui des protestants en leur concédant le libre exercice de leur religion, et d’ailleurs aussi peu soucieux de la messe que du prêche, voyant enfin, après tout (c’est peut-être là son excuse), le moyen de mettre terme, par une momerie, aux maux de la guerre civile, qui depuis si longtemps désolaient le pays, consentit à cœur joie de redevenir catholique. Il mande près de lui l’archevêque de Bourges et d’autres prélats, afin, dit-il, d’être éclairé par eux sur les mystères de la foi… La lumière, on le devine, ne se fit point attendre ; quelques heures d’entretien avec ces princes de l’Église suffirent à l’instruction religieuse du Béarnais ; soudain illuminé, dit-il, par la grâce d’en haut, il promit d’abjurer solennellement l’hérésie. Le lendemain même de cette pieuse conférence à la suite de laquelle l’esprit saint l’avait illuminé, le joyeux compère écrivait à sa maîtresse Gabrielle d’Estrées :

« J’arrivai au soir de bonne heure, et fus importuné de Dieu gard jusqu’à mon coucher. Nous croyons que la trêve se conclut aujourd’hui. Pour moi, je suis, à l’endroit des ligueurs, de l’ordre de saint Thomas (qui croyait ce qu’il touchait). Je commence ce matin à parler aux évêques, outre ceux que je vous mandai hier. L’espérance que j’ai de vous voir demain retient ma main de vous faire de plus longs discours. Ce sera dimanche QUE JE FERAI LE SAUT PÉRILLEUX… Bonjour, mon cœur, venez demain de bonne heure, car il me semble qu’il y a déjà un an que je vous ai vue. Je baise un million de fois les belles mains de mon ange et la bouche de ma chère maîtresse ! HENRI.

» Saint-Denys, ce 23 juillet 1593. »

Le saut périlleux, c’était l’abjuration ; cette jonglerie, l’adroit Gascon l’exécuta, le dimanche 25 juillet 1593, avec sa souplesse habituelle. Il se rendit en grande pompe à la basilique de Saint-Denis, à la tête d’un long cortège. Les portes de l’église étaient fermées ; Henri IV frappe ; elles s’ouvrent. Sous le grand portail se tenait l’archevêque de Bourges, officiant, environné de sept évêques et d’un nombreux clergé. « – Qui êtes-vous ? – demanda l’archevêque au Béarnais, lorsqu’il mit le pied sous le porche. – Je suis le roi. – Que demandez-vous ? – Je demande à être reçu au giron de l’Église catholique, apostolique et romaine. – Agenouillez-vous, sire, et faites votre profession de foi. »

Et le madré compère de répondre en riant dans sa barbe grise : « – Je proteste et jure, devant la face du Dieu tout-puissant, de vivre et mourir dans la religion catholique, de la protéger et défendre envers et contre tous, au péril de mon sang et de ma vie, renonçant à toutes hérésies contraires à icelle. »

Ceci dit, le royal néophyte reçut la bénédiction, communia, pria, fit largement les choses, assista le soir à vêpres, à complies, au sermon, et termina cette apostolique journée en allant passer la nuit chez sa maîtresse, la belle Gabrielle. Les protestants, ayant reçu des engagements secrets de Henri IV au sujet de la religion, croyaient, et ils ne se trompaient pas, que, sous son règne, la liberté de conscience serait scrupuleusement respectée ; cependant, grand nombre de huguenots, plaçant les devoirs de l’honneur et de la conscience au-dessus de la politique, blâmèrent, avec une légitime indignation, la nouvelle apostasie du Béarnais. Grâce à cette apostasie, à ce saut périlleux, comme il disait, il entra dans Paris, dont il acheta d’ailleurs chèrement les clefs au comte de Cossé-Brissac, gouverneur au nom de la Ligue, et fut par lui introduit dans la ville. La Ligue avait commis tant d’excès, les Parisiens avaient tant souffert de la famine et de la guerre, enfin, par un revirement soudain de l’esprit public, Rome et l’Espagne inspiraient alors tant d’aversion, que Henri IV fut accueilli dans Paris avec joie. Le légat du pape et l’ambassadeur de Philippe II sortirent de Paris par capitulation. La reddition de la capitale entraîna la soumission de presque toutes les villes qui tenaient encore pour la Ligue, soumission que le Béarnais dut payer à des prix énormes, ainsi que celle du duc de Guise, fils du Balafré, du duc d’Aumale et autres chefs ligueurs. La compagnie de Jésus, le pape et Philippe II, voyant la ruine de leurs projets sur la France, espérèrent que l’assassinat de Henri IV, de qui le pouvoir contenait tant de factions diverses, pourrait replonger le pays dans un chaos de désastres profitables au Saint-Père, au roi très-catholique Philippe II et aux fils de Loyola ; d’où il suit que ces bons pères armèrent benoîtement le bras d’un nouveau Jacques Clément. Le 27 novembre, Henri IV, arrivant d’Amiens, entrait dans la chambre de Gabrielle d’Estrées ; un jeune homme de dix-huit ans, qui s’était glissé parmi les gens de la suite du roi, tenta de le poignarder, mais le blessa seulement à la lèvre. L’assassin, arrêté, confessa sur-le-champ se nommer Jean Châtel et être élève des Jésuites de la rue Saint-Jacques. Il avait espéré obtenir le paradis en tuant le roi afin de rendre service à l’Église ; cette pensée, ajoutait-il, lui était venue en entendant les révérends pères, ses professeurs, établir la légitimité de ce meurtre. L’élève de la compagnie de Jésus fut tiré à quatre chevaux, et ses doux maîtres, par arrêt du 29 décembre, furent invités à déguerpir de France, dans un délai de quinze jours, comme corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, etc., etc.

Le rachat des villes tenant pour la Ligue et la soumission des chefs catholiques avaient coûté à Henri IV la promesse de sommes énormes ; il lui fallut s’acquitter. Le chiffre de ces achats et le nom des achetés a circulé dans le public. Voici une copie de cette pièce, dont l’original a été écrit de la main du Béarnais :

« À M. de Lorraine et autres, selon son traité et promesses secrètes, 3,766,825 liv. ; – à M. de Mayenne et autres, 3,580,000 l. ; – à M. de Guise, prince de Joinville, 3,888,000 liv. ; – à M. de Nemours, 378,000 liv. ; – à M. de Mercœur, pour Blavet, Vendôme et Bretagne, 4,295,530 liv. ; – à M. d’Elbœuf, pour Poitiers, 970,000 liv. ; – à M. de Villars, pour la Normandie, 3,477,000 liv. ; – à M. d’Épernon, 496,000 liv. ; – pour la réduction de Marseille, 406,000 liv. ; – à M. de Brissac, réduction de la ville de Paris, 1,695,400 liv. ; – à M. de Joyeuse, pour Toulouse, 1,470,000 liv. ; – à M. de la Châtre, pour Orléans et Bourges, 898,000 liv. ; – à M. de Villeroy et son fils, pour Pontoise, 476,000 l. ; – à M. de Bois-Dauphin, 670,000 l. ; – à M. de Balagny, pour Cambrai, 828,000 liv. ; – à MM. de Vitry et Médavid, 380,000 liv. ; – Vidame d’Amiens, d’Estourmel et autres, pour Amiens, Abbeville, Péronne, 1,260,000 liv. ; – à Belin, Jofreville, pour Troyes, Nogent, Vitry, Rocroy, Chaumont, 830,000 liv. ; – pour Vezelay, Mâcon, Mailly et places de Bourgogne, 457,000 liv. ; – à Canillac, pour la ville de Puy, 547,000 liv. ; – pour Montpesat, Montespan et villes de Guyenne, 390,000 liv. ; – pour les traités de Lyon, Vienne, Valence, 636,800 liv. ; – pour Dinan, Baudoin et Revilliers, 34,000 liv. Total : – TRENTE-DEUX MILLIONS CENT QUARANTE-DEUX MILLE LIVRES. »

Il fallait, pour réaliser cette somme et d’autres plus considérables encore, recourir à de nouveaux impôts ; cependant, les ressources des cités étaient épuisées par les pilleries d’une foule de chefs militaires. Absolus dans les commandements qu’ils exerçaient en province, ils renouvelaient les horreurs de la féodalité, pressurant, torturant les gens des villes et des campagnes pour leur arracher leur dernier sou. Aussi, en 1594, le Poitou, la Saintonge, le Limousin, la Marche, le Périgord, l’Agénois, le Querci, se soulèvent en masse ; les paysans refusent de payer les tailles, les dîmes, les droits féodaux, se ruent à coups de fourche sur les gens de guerre, les gens du fisc et les seigneurs, qui croquaient le pauvre monde, – disait Jacques Bonhomme. Et ce cri de : Aux croquants ! aux croquants ! devient son cri de révolte ; puis, plus tard, cette appellation de croquant qu’il donnait à ses ennemis lui resta en signe de mépris. Henri IV ordonna sagement à plusieurs gouverneurs royaux d’employer la persuasion et de promettre la réforme des abus, afin de mettre terme à cette nouvelle Jacquerie. Dans d’autres provinces, les gouverneurs employèrent la force pour dissiper les réunions de croquants ; mais, dans ces luttes, les révoltés ne furent pas toujours vaincus, tant s’en faut, et l’on dut compter avec eux. En Guyenne, en Gascogne, des assemblées populaires de trente à quarante mille croquants se rassemblèrent dans la forêt d’Abzac, et, délibérant en armes, députèrent à Henri IV des envoyés chargés de lui représenter les excès des gens de guerre et des seigneurs ; le Béarnais promit d’aviser à leur requête. M. de Matignon, gouverneur de Guyenne, proposa aux plus fougueux d’entre les croquants, et ils acceptèrent, des enrôlements contre l’Espagne et contre les dernières bandes de ligueurs qui brigandaient encore en certaines provinces, et ces soulèvements s’apaisèrent.

La tentative d’assassinat dont il avait failli être victime éclaira Henri IV sur les desseins implacables du parti ultramontain. Le Saint-Père et le très-catholique Philippe II, inspirés par la compagnie de Jésus, avaient mis le poignard à la main de Jean Châtel. Aussi le Béarnais accomplit-il un acte politique, national et populaire en déclarant la guerre à l’Espagne, le 17 janvier 1595 ; et à la journée de Fontaine-Française, le 30 mai de la même année, il remporte une première victoire sur les Espagnols, commandés par le connétable de Castille. Bientôt la Bourgogne se détache de la Ligue, et l’année suivante, les ducs de Mayenne et de Joyeuse, ainsi que presque tous les anciens chefs de l’Union, concluent un traité de paix avec Henri IV, traité payé au poids de l’or, comme tous ceux de même nature ; d’où il suit que ces forcenés catholiques, se souciant de la catholicité aussi peu que le Béarnais s’en souciait lui-même, ne songeaient qu’à grossir leur escarcelle. Enfin, la Ligue est presque complètement dissoute ; seul, le duc de Mercœur continuait la lutte dans une partie de l’Armorique, afin de se faire chèrement acheter la paix. Henri IV, en 1598, se rend en Bretagne, afin d’achever la pacification de cette province, marie César de Vendôme (l’un de ses nombreux bâtards) à la fille du duc de Mercœur, cimente ainsi la soumission de ce seigneur ; les dernières agitations de la Ligue sont apaisées. Le Béarnais se rend à Nantes et y signe, le 30 avril 1598, le fameux ÉDIT DE NANTES. Cet édit accordait enfin la liberté de conscience aux huguenots. Ils n’avaient d’ailleurs été nullement troublés dans l’exercice de leur culte depuis l’avènement de Henri IV au trône ; mais ils demandaient instamment que leurs droits fussent solennellement reconnus et garantis par un acte public. Voici le texte de ce traité ; sa sagesse, sa tolérance, honorent le Béarnais et ses deux conseillers habituels, Sully et Duplessis-Mornay, tous deux huguenots, grands hommes de bien et grands citoyens.

« Nous, Henri, roi de France et de Navarre, etc., etc.

» Maintenant qu’il plaît à Dieu commencer de nous faire jouir de quelque repos, nous avons estimé ne pouvoir le mieux employer qu’à pourvoir à ce que son saint nom puisse être adoré et prié par tous nos sujets, et s’il ne lui a plu encore permettre que ce soit en la même forme de religion, que ce soit au moins d’une même intention et avec telle règle, qu’il n’y ait point pour cela de trouble ou de tumulte entre eux ; nous nous sommes donc, pour cela, décidé à donner à nos sujets, sur cette matière, une loi générale, claire, nette, absolue, un édit perpétuel, irrévocable.

» – Les prétendus réformés ont la liberté d’aller habiter par tout le royaume, sans être astreints à rien faire contre leur conscience. – Le libre exercice de leur culte est rétabli ou maintenu dans toutes les villes où il se trouvait établi en 1596-1597, et dans celles où il avait été accordé par l’édit de 1577 ; – plus, dans une ville ou bourg par bailliage. – Le libre exercice du culte est accordé à tous possesseurs de fiefs de haute-justice ou plein-fief de haubert, pour eux, leurs familles et tous ceux qu’ils voudront recevoir ; – aux possesseurs de simples fiefs, pour eux, leurs familles, leurs amis, jusqu’au nombre de trente seulement. – Les protestants seront reçus partout dans les collèges, les écoles, les hôpitaux, et pourront fonder des écoles et des collèges et publier les livres de leur religion, dans les villes où leur culte est autorisé. – Ils seront partout admissibles à toutes charges et emplois, et ne seront astreints, en entrant aux charges, à des cérémonies ou à des formes de serment contraires à leur conscience ; – ils auront un lieu de sépulture en chaque ville ou bourg. – Il est interdit d’enlever les enfants à leurs parents pour les faire changer de religion. – Les parents auront droit de pourvoir, par testament, à l’éducation de leurs enfants – Les exhérédations pour fait de religion ne seront pas valables. – Une nouvelle chambre de l’Édit sera instituée dans le parlement de Paris pour juger tous les procès où les protestants seront intéressés – Les protestants se désisteront de toutes pratiques, négociations, intelligences, dedans et dehors le royaume ; leurs conseils provinciaux se dissoudront. – Ils ne lèveront plus de cotisations annuelles sans l’aveu du roi. – Le roi donnera une somme annuelle pour l’entretien des ministres du culte réformé. »

Fils de Joel, vous souvient-il des paroles prononcées, au commencement de ce siècle-ci (en l’année 1534), par notre aïeul Christian l’imprimeur, lors de la première assemblée des réformés dans une carrière de Montmartre ?

« – Un arrêt de dix lignes, consacrant pour chacun la liberté d’exercer son culte, sans offenser la croyance d’autrui, conjurerait les maux affreux des guerres religieuses que je prévois, – disait Christian l’imprimeur ; – mais cet arrêt si juste, si simple, ne sera jamais volontairement rendu par les rois, dominés qu’ils sont par l’Église de Rome, leur complice éternelle, qui, seule, les sacre, les consacre aux yeux du peuple, affirme la sainteté de leur DROIT DIVIN et hébète, dégrade ou fanatise les hommes au profit de l’autel et du trône, à moins que le trône ne prétende primer l’autel… auquel cas, l’Église soulève les peuples contre les rois ! Non ! non ! pas d’illusion ! il en sera fatalement de la liberté religieuse ainsi qu’il en a été de toutes nos libertés depuis des siècles : il nous faudra la conquérir comme nous avons conquis les autres, par l’insurrection, par la lutte, par l’épée, au prix de notre sang et de celui de nos enfants. Eux et nous, hélas ! nous assisterons, je le prévois, à de longues et terribles guerres civiles ; et pourtant elles seraient épargnées à l’humanité, si François Ier rendait aujourd’hui un arrêt de tolérance, qui sera tôt ou tard imposé par la force à l’Église et à la royauté. »

Les prévisions de Christian l’imprimeur, basées sur la connaissance du passé inscrit dans nos annales, se sont réalisées. C’est en 1598, après SOIXANTE-SIX ANS de persécutions, de guerres, de massacres, de ruines, de forfaits jusqu’alors inouïs, que, tour à tour imposée aux rois par la force et reniée par eux dès qu’ils croyaient le péril conjuré, la LIBERTÉ RELIGIEUSE a été enfin proclamée, affirmée d’une manière irrévocable (espérons-le du moins), par Henri IV, nourri depuis son enfance dans la foi protestante, et, conséquemment, le seul roi qui put être sincère en promettant de respecter, de maintenir les droits de l’Église réformée.

La Ligue fut dissoute, mais grâce à d’énormes sacrifices pécuniaires ; il fallut y pourvoir, ainsi qu’aux nécessités de la guerre avec l’Espagne et aux détestables prodigalités du Béarnais envers ses innombrables maîtresses, sans parler de son goût forcené pour les jeux de hasard, où il perdait des sommes considérables. Il confia l’administration des finances à Sully, homme intègre, ordonné, esprit droit, rigide et calculateur, dévoué au bien public et résolu de le poursuivre avec l’inflexibilité de son caractère entier. Chargé par le roi de s’enquérir personnellement de l’état des finances, il trouva partout le désordre, la rapine organisée par les gens du fisc, les gouverneurs ou autres, qui emboursaient le plus clair du revenu des impôts ; Sully trancha inexorablement dans le vif de ces plaies honteuses ; s’il n’allégea que de peu le poids écrasant des taxes, il parvint du moins à faire rentrer intégralement leur produit dans le trésor public et l’employa au service du pays. Sully blâma souvent avec sévérité les folles dépenses du Béarnais, qui prodiguait l’or de la France à ses courtisanes et aux bâtards qu’elles procréaient. Il légitimait ces fruits de l’adultère avec une naïveté d’impudeur, avec un cynisme, qui sembleraient incroyables, impossibles, si l’acte de légitimation de l’un des bâtards de ce prince ne prouvait à quel degré d’aberration du sens commun et du sens moral peuvent atteindre les rois les plus favorablement doués ! Quoi d’étonnant ? enivrés de leur toute-puissance, foulant aux pieds les lois qui régissent le commun et se croyant d’une espèce supérieure au vulgaire des hommes, ils proclament honorables et dignes des faits indignes et déshonorants aux yeux de tous. Lisez, fils de Joel, et vous ne vous étonnerez pas de ce que l’idée républicaine, toujours progressant, ait continué de couver dans un grand nombre d’esprits, même sous le règne du Béarnais, excellent roi si on le compare à ses devanciers.

« Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut.

» Nous estimons pouvoir véritablement dire avoir, autant que nul de nos prédécesseurs, travaillé pour le bien de l’État, ce qui nous a fait espérer que cette vertu et force sera héréditaire à tous les nôtres, et que tout ce qui proviendra de nous naîtra et croîtra avec cette intention envers l’État ; c’est pourquoi nous avons d’autant plus désiré d’avoir lignée et en laisser après nous à ce royaume ; et puisque Dieu n’a pas encore permis que nous en ayons en légitime mariage, nous avons voulu, en attendant qu’il lui plaise nous donner des enfants qui puissent légitimement succéder à cette couronne, chercher à en AVOIR D’AILLEURS EN QUELQUE LIEU DIGNE ET HONORABLE qui soient obligés d’y servir, comme il s’en est vu d’autres de cette qualité qui ont bien mérité de l’État. Pour cette occasion, ayant reconnu les très-grandes grâces et perfections, tant de l’esprit que DU CORPS, qui se trouvent en la personne de notre très-chère et bien-aimée la dame Gabrielle d’Estrées (épouse du sieur de Liancourt), nous l’avons, depuis quelques années, recherchée à CET EFFET (d’avoir des enfants) ; et ladite dame, après nos longues poursuites et ce que nous y avons apporté de NOTRE AUTORITÉ, ayant condescendu à nous obéir et complaire et ayant PLU À DIEU de nous donner d’elle un fils, nous avons résolu, en l’avouant et reconnaissant notre fils naturel, lui accorder nos lettres de légitimation. – Pour ces causes, avons, de notre certaine science, pleine puissance et autorité royale, avoué, dit et déclaré par ces présentes, signées de notre main, ledit César notre fils naturel, et icelui légitimé et légitimons, etc., etc., dérogeant, de notre grâce spéciale, à toutes ordonnances qui pourraient être à ce contraires.

» HENRI. »

En résumé, fils de Joel, vous le voyez, rien de plus clair : le Béarnais n’a point d’enfants de sa femme légitime, il veut en avoir d’ailleurs, et ayant reconnu la grande perfection d’esprit et de CORPS réunie dans sa bien-aimée Gabrielle d’Estrées, il l’a recherchée à cet effet, quoique mariée à un autre ; et comme IL A PLU À DIEU de faire naître un fils de ce double adultère, le bon sire légitime ce bâtard, révoquant, au nom de son autorité royale, toute loi qui s’oppose à cette légitimation. Ce fut ainsi que cinq autres bâtards, qu’il plut à Dieu de donner successivement à Henri IV, furent légitimés, en janvier 1595, – mars 1597, – janvier 1603, – mars 1608 et novembre 1609. – Nombrer exactement le nombre des maîtresses de ce vert galant serait impossible ; il faut se borner à énumérer celles que le cri public a signalées. Elles sont au nombre de TRENTE-QUATRE. – Dame Marline, – la Grecque Dayelle, – Charlotte de Beaune de Samblançay, – la demoiselle du Rouet, – Tignonville, – la Montaigu, – l’Arnaudine (prostituée du plus bas lieu), – Catherine de Luc, – Fleurette (fille du jardinier du château de Nérac : abandonnée du Béarnais, elle se tua de désespoir), – Françoise de Montmorency, – la Boinville, – la Leclain, – madame de Noirmoutiers, – Diane de Corisandre, – madame de La Roche-Guyon, – Claudine de Beauvilliers (abbesse de Montmartre), – Catherine de Verdun (religieuse à Longchamps), – Gabrielle d’Estrées, – mademoiselle d’Entragues, – la Quélen, – la comtesse de Limaux, – la comtesse de Sourdis, – la marquise de Verneuil, – mademoiselle de Guise, – madame de Villars, – la comtesse de Moret, – mademoiselle des Essarts, – la Foulebon, – enfin, la princesse de Condé. – Et vous verrez tout à l’heure, fils de Joel, quelles incroyables conséquences ce dernier amour du Béarnais faillit avoir pour la paix de l’Europe.

Henri IV, si longtemps rebelle à la double autorité royale et pontificale, pratiqua, dès qu’à son tour il fut roi, les principes du pouvoir absolu. Voyant dans les Assemblées nationales un pouvoir rival de son autorité, il ne convoqua jamais les États généraux, dont il avait tant de fois réclamé la réunion, alors qu’il s’insurgeait en armes contre Henri III. Cependant, afin de donner l’apparence d’une sanction légale à la levée des impôts, il choisit parmi les trois ordres vingt-quatre prélats, quarante-deux membres de la noblesse, cinquante-deux bourgeois, et manda ces notables à Saint-Ouen afin, selon lui, d’aviser de concert avec eux aux intérêts de l’État. Le madré compère, entre autres gasconnades, dit à ces notables, en affectant la bonhomie et la déférence : « – Je vous ai assemblés afin de recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, bref, pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui, d’habitude, ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. » – Ce sont là de nobles et touchantes paroles ; quant à leur sincérité… jugez-en, fils de Joel. Le jour de la convocation des notables, Gabrielle d’Estrées avait désiré assister à la séance, cachée derrière une tapisserie ; le roi lui demanda ensuite : « – quoi lui semblait de son discours à ces bonnes gens. » – Elle répondit qu’il lui semblait surprenant que le roi, à son âge, voulut se mettre en tutelle. « – Ventre Saint-Gris ! – s’écrie le bon compagnon, – il est vrai ; mais j’entends être en tutelle avec MON ÉPÉE AU CÔTÉ. »

Telles étaient la lourdeur des impôts et les prodigalités du Béarnais, que, choisis, triés, nommés par lui, les notables demandèrent des économies considérables dans les dépenses, proposant d’ailleurs divers moyens de réaliser ces réductions ; parmi ces moyens, les uns étaient excellents et d’une pratique facile, d’autres inexécutables. Sully, non moins jaloux de son autorité en matière de finances, que le roi en ce qui touchait à son pouvoir, conseilla ce prince de charger les notables de rédiger eux-mêmes les édits relatifs aux réformes, espérant dégoûter à jamais ces bonnes gens de leurs velléités réformatrices. Il fallait à cette assemblée, pour mener à bien la tâche qu’elle s’imposait, une foule de renseignements, de chiffres, d’états de recettes et de dépenses que Sully, grâce à mille échappatoires, se garda bien de fournir. Qu’advint-il de ce leurre ? Les notables, empêchés dans leurs travaux, lassés par le mauvais vouloir du ministre, renoncèrent à l’espoir d’alléger les impôts. « – Ces bonnes gens, – dit Sully, – en prenant congé du roi, le supplièrent très-humblement de vouloir les décharger de leur commission, rejoindre tous ses revenus, et ensuite disposer du tout, selon son équité, intelligence et prudence accoutumées, à quoi ils furent reçus après quelques difficultés que fit le roi, en riant dans sa barbe, afin de faire mieux valoir sa marchandise. » – Néanmoins, grâce à l’administration de Sully, qui blâmait sévèrement, mais en vain, les folles dépenses du Béarnais pour ses maîtresses et sa désastreuse passion du jeu, les impôts rentraient dans le trésor public ; la France, à l’aide de ses ressources, put poursuivre sa lutte nationale contre l’Espagne, et, en 1600, entreprendre une nouvelle guerre contre le duc de Savoie, guerre victorieusement terminée en cette même année où Henri IV, après avoir divorcé avec la sœur de Charles IX, si décriée pour ses débordements, épousa Marie de Médicis, fille de François, grand-duc de Toscane. En 1601, un traité de paix conclu avec le duc de Savoie (17 janvier) assure à la France, en échange du marquisat de Saluces, la possession de la Bresse, du Bugey, du Valromey et du pays de Gex. En 1602, le maréchal de Biron et le comte d’Auvergne, fils naturel de Charles IX, sont mis à la Bastille, accusés de conspiration contre Henri IV ; Biron est exécuté, les autres graciés. En 1603, les jésuites, chassés de France après l’attentat de Jacques Clément, poussé au régicide par ces bons pères, sont rappelés en France par Henri IV, quoiqu’il éprouvât une répulsion instinctive à leur égard ; mais, luttant contre ces sinistres pressentiments, il céda, malheureusement pour lui, pour la France, à des obsessions de mille sortes, et le bannissement des jésuites eut son terme… La république des Provinces-Unies, dont l’influence maritime et le développement commercial allaient toujours croissant, est solennellement reconnue, en 1607, par Henri IV ; il considérait l’alliance de cette république protestante comme l’un des puissants moyens d’action qui devaient concourir à réaliser un plan gigantesque depuis longtemps élaboré, caressé par Sully, et en partie accepté par le Béarnais. Il s’agissait du complet remaniement de l’Europe et de l’établissement de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE UNIVERSELLE, en opposition à la MONARCHIE CATHOLIQUE UNIVERSELLE, rêve incessant de Philippe II, à laquelle devait succéder, dans la pensée secrète de la compagnie de Jésus, la domination théocratique absolue, spirituelle et temporelle, du Pape de Rome sur l’univers, but suprême de la doctrine d’Ignace de Loyola et des efforts incessants de ses disciples. La république chrétienne, telle que la concevait Sully, devait former une vaste fédération, composée de la France, à demi protestante, et, conséquemment, à demi républicaine ; de l’Angleterre, protestante et déjà presque républicanisée par l’omnipotence de sa chambre des Communes, dont la royauté n’est que l’instrument exécutif (ainsi que le voulait Étienne Marcel, en 1352) ; de la république des sept Provinces-Unies ; de la république des Cantons suisses ; de la république de Venise ; et de toutes les principautés protestantes de la confédération germanique. Chacun des États de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE déléguerait des députés à un conseil européen investi du droit souverain de régler pacifiquement et par arbitrage tous les différends, tous les discords, tous les conflits de peuple à peuple, de prince à prince, qui, depuis que le monde est monde, ont soulevé tant de guerres désastreuses pour l’humanité. Sully espérait ainsi, sublime espoir ! fonder, assurer la paix perpétuelle entre les divers États de la république chrétienne et abattre la prépondérance catholique et monarchique de Rome, de l’Espagne et de l’empire des Césars, trinité funeste, depuis tant d’années, au repos, à la grandeur de la France et à la paix de l’Europe. Henri IV, à sa louange éternelle, fut frappé de l’élévation des projets de Sully, et sans en accepter immédiatement les rigoureuses conséquences, il résolut d’entreprendre ce qui, du moins, convenait à son activité politique et militaire, à savoir : la guerre contre l’Espagne et l’Empire, dès que la France aurait contracté une étroite alliance avec les États protestants de l’Europe. Aussi, de 1608 à 1610, grâce aux prodigieux efforts et au génie de Sully, les arsenaux furent remplis d’un matériel de guerre considérable, le trésor public entassa millions sur millions, de nombreuses levées de soldats furent effectuées, tandis que d’habiles négociations garantissaient à la France les alliances indispensables à la gigantesque entreprise de Sully. Rome, l’Espagne et l’Empire tremblèrent ; les jésuites sourirent de l’épouvante de leurs alliés… Il n’y avait, selon les bons pères, aucun motif de s’alarmer ; voici le petit raisonnement des révérends :

– Quel était le promoteur, l’âme de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE ?

– Henri IV…

– Or, ne suivait-il pas de là que, si Henri IV mourait subitement, cette vaste entreprise s’évanouirait comme le songe d’un homme de bien ?

– Certes !

– Donc, les bons pères se chargeraient simplement de faire mourir subitement Henri IV.

Vous le voyez, fils de Joel, la logique claire, froide, tranchante, des fils d’Ignace de Loyola va droit au but, comme va droit au cœur le couteau dont ils arment benoîtement leurs disciples. Le Béarnais avait rouvert à point nommé les portes de Paris à la compagnie de Jésus ; les révérends fouillèrent, furetèrent leur ténébreuse école, afin de déterrer un assassin plus ferme, plus sûr de sa main que Jean Châtel… et la république chrétienne serait alors mortellement frappée du même coup que le Béarnais, cet infâme hérétique coupable de l’édit de Nantes… Les bons pères trouvèrent l’assassin qu’il fallait, le dressèrent et le tinrent prêt…

Vers le commencement de l’année 1610, l’armée française était prête à entrer en campagne, le prétexte de la guerre trouvé : il s’agissait de la succession de l’électeur de Clèves, réclamée par plusieurs princes protestants allemands, nouveaux alliés de Henri IV. Mais le fol et honteux amour de ce vert galant pour la princesse de Condé brusqua la rupture des négociations entamées pour la forme, au sujet de la succession de Clèves. Le Béarnais avait alors cinquante-six ans. Sachant que son ami Bassompierre aimait mademoiselle de Montmorency et voulait l’épouser : « – Bassompierre, – lui dit-il, je veux te parler en ami. Je suis devenu, non-seulement amoureux, mais furieux et outré de mademoiselle de Montmorency ; si tu l’épouses et qu’elle t’aime, je te haïrai… Je suis résolu de la marier à mon neveu Condé. Il est jeune et aime cent fois mieux la chasse que les dames ; je lui donnerai cent mille francs par an pour passer son temps. »

Bassompierre renonce à ses prétentions sur la main de mademoiselle de Montmorency ; elle épouse le prince de Condé. Mais celui-ci, afin de soustraire sa femme aux lubriques poursuites du Béarnais, prend la fuite et conduit la princesse hors de France. Henri IV, exaspéré, assemble son conseil, afin de délibérer sur l’équipée de M. de Condé, assez insolent pour ne vouloir point que son lit conjugal soit souillé par son royal oncle. Malheureusement, Sully, en cette conjoncture ridicule et odieuse, entacha sa mémoire par une lâche servilité. Le Béarnais lui ayant dit, tout courroucé :

« – Monsieur de Sully, le croiriez-vous, M. le prince est parti et a emmené sa femme ?

– Sire, je ne m’en étonne point, – répondit le ministre ; – je l’avais bien prévu et vous l’avais bien dit. Si vous eussiez cru le conseil que je vous donnais, il y a quinze jours, vous eussiez mis M. de Condé à la Bastille, où vous le trouveriez maintenant, et je vous l’eusse bien gardé. »

Et voilà, fils de Joel, comment la fatale influence de la royauté finit par avilir, par dégrader les plus honorables caractères ! L’iniquité commise pour satisfaire aux détestables passions de celui-là que les gens de cour appellent bassement leur maître, n’est plus, à leurs yeux, une iniquité ; afin de le servir, ils se rendent coupables d’actes dont ils auraient horreur si ces actes devaient leur profiter ! Le Béarnais, peu satisfait de la réponse de Sully, qui ne concluait à rien, demande à M. le président Jeannin son avis. « – Sire, – répondit le président, – Votre Majesté doit, sans tarder, sans hésiter, dépêcher un capitaine de ses gardes du corps après madame la princesse, afin de tâcher de la ramener, ainsi que M. de Condé, et ensuite dépêcher des envoyés chez les souverains des États auxquels madame la princesse serait allée, puis menacer ces souverains de leur faire la guerre, en cas qu’ils ne remissent pas entre les mains desdits envoyés le prince et la princesse. »

Autre exemple de cette fatale servilité forcément imposée à leurs familiers par les rois, habitués de se croire au-dessus des lois éternelles de la morale et de la justice, et faisant partager cette créance à leur entourage : le président Jeannin, négociateur habile, homme de mœurs honnêtes en son particulier, conseille naïvement à son maître de poursuivre jusqu’à l’étranger, dans leur refuge hospitalier, le prince et sa femme, qu’il a voulu soustraire à la lubricité de Henri IV. Le détestable avis du président Jeannin fut d’ailleurs suivi.

« – Le roi dépêcha le lendemain M. de Praslin, tant vers M. le prince que vers l’archiduc d’Autriche. M. de Praslin trouva encore le prince et madame la princesse à Landrecies, avec lesquels n’ayant pu traiter pour leur retour, il passa à Bruxelles, où il vit M. l’archiduc d’Autriche, auquel il déclara les menaces du roi. L’archiduc, animé par les persuasions du marquis Spinola, reçut dans ses États M. le prince et madame la princesse de Condé, et les garda dans le pays, ce qui fit enfin résoudre le roi à exécuter le grand dessein. »

Ce grand dessein était la déclaration de guerre à l’Empire et à l’Espagne, afin de tenter l’établissement de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE. Henri IV, impatient d’aller reprendre la princesse de Condé à Bruxelles, lieu de son refuge, rompit toutes les négociations entamées au sujet de la succession de l’électeur de Clèves (premier motif ou prétexte de la guerre), et fit déclarer à l’archiduc d’Autriche que, résolu de porter secours à ses amis et confédérés du duché de Clèves, il traverserait, de gré ou de force, les États autrichiens. Cette menace équivalait à une déclaration d’hostilités. Les troupes françaises devaient entrer en campagne à la fin de mai 1610 ; vers le milieu de ce mois, Henri IV céda aux obsessions de sa femme, MARIE DE MÉDICIS, qui le conjurait de la faire sacrer avant qu’il partît pour l’armée. Cette reine, quoiqu’elle eût un fils du Béarnais (ce fils régna sous le nom de Louis  XIII), craignait que son royal époux ne voulût demander le divorce, afin de se livrer sans contrainte à sa passion forcenée pour la princesse de Condé. Il semblait à Marie de Médicis que son sacre la sauvegarderait de ce divorce tant redouté. Elle n’était d’ailleurs guère plus fidèle au Béarnais que ne lui étaient fidèles ses nombreuses maîtresses ; il vivait en mauvaise intelligence avec elle et avait difficilement consenti à la nommer régente durant la guerre ; régence, du reste, dérisoire : le conseil souverain, choisi par le roi, se composant de quinze membres délibérant à la majorité des voix, l’influence de Marie de Médicis se réduisait à son vote personnel. Henri IV consentit enfin, presque malgré lui, au sacre de la reine, car, chose étrange, ce sacre éveillait en lui de sinistres et invincibles pressentiments.

« – Hé, mon ami ! – disait-il à Sully, – que ce sacre me déplaît ! Le cœur me dit qu’il m’arrivera quelque malheur ! – Puis, rêvant et battant de ses doigts sur l’étui de ses lunettes, il se relevait, d’assis qu’il était, et frappant sur ses cuisses : – Pardieu ! je mourrai dans cette ville et n’en sortirai jamais ! Ils me tueront ! ils n’ont d’autre remède en leur danger que ma mort ! – Ceci était à l’adresse de Rome, de l’Empire et de l’Espagne. Malgré les pressentiments du roi, la reine fut sacrée et couronnée à Saint-Denis, le jeudi 13 mai 1610. Le lendemain, 14, le roi, après dîner, voulut aller rendre visite à M. de Sully, malade et logé à l’Arsenal. Le roi était au fond d’un grand carrosse, dont tous les panneaux étaient ouverts ; à côté de lui était le duc d’Épernon, vis-à-vis de lui, le marquis de Mirabeau et le comte de Liancourt ; les maréchaux de Lavardin et de Roquelaure étaient assis à la portière de droite ; le duc de Montbazon et le marquis de La Force à la portière de gauche. – Le carrosse du roi fut arrêté à l’entrée de la rue de la Ferronnerie par un embarras de charrettes ; les pages et les valets de pied quittèrent leur poste et entrèrent dans le cimetière, pour couper au court et rejoindre plus loin le carrosse, auprès duquel il ne resta que deux valets. L’un se baissait pour rajuster les cordons de son soulier, lorsqu’un homme de grande taille et de forte corpulence, ayant la barbe rouge, les cheveux noirs, les yeux gros et enfoncés dans la tête, et nommé François Ravaillac (depuis le Louvre il suivait le carrosse du roi, le manteau pendant sur l’épaule gauche, le couteau en main et son chapeau dessus pour le cacher), mit un pied sur une borne, l’autre sur les rayons de la roue, et profitant du moment où M. le duc d’Épernon lisait une lettre, attentivement écoutée par le roi, le meurtrier le frappa d’un grand coup de couteau. – Je suis blessé ! – s’écria le roi en levant le bras gauche pour se défendre. Mais l’assassin redoubla d’un second coup, qui traversa le cœur et tua roide Henri IV. Ceci s’était passé si rapidement, qu’aucun des seigneurs présents dans le carrosse ne purent secourir le roi.

 

» Neuf jours après la mort du roi, le mardi 25 mai, il y eut prise entre M. de Léoménie et le père Cotton, en plein conseil, auquel père Cotton Léoménie dit que c’était lui voirement et sa société de jésuites qui avaient tué le roi… Le même jour, sur les plaintes portées à la cour par l’archevêque d’Aix sur ce que Ravaillac, interrogé sur le régicide par lui commis, avait répondu conformément aux maximes des jésuites Mariana, Becanus et autres, qui ont écrit qu’il est permis de tuer les tyrans, ladite cour a donné un arrêt qui ordonne qu’à la diligence du doyen de la Faculté de théologie, ladite Faculté sera prochainement assemblée pour délibérer sur la confirmation du décret d’icelle, du 13 décembre 1413, portant qu’il n’est pas loisible à aucun, pour quelque prétexte que ce soit et occasion qui puisse être, d’attenter aux personnes sacrées des rois. »

La mort de Henri IV, ainsi que se l’étaient promis les bons pères de la compagnie de Jésus en armant l’assassin, conjura le danger dont Rome, l’Empire et l’Espagne se voyaient menacés par cette grande guerre… guerre sainte… trois fois sainte… celle-là ! Elle avait pour but : l’établissement de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE et la paix perpétuelle de l’Europe… Ce nouveau meurtre, commis à la voix des fils de Loyola, eut, en ce siècle-ci, pour le malheur des peuples, d’incalculables conséquences ! Mais, tôt ou tard, le bien, le juste, triomphent du mal et de l’iniquité ; donc, fils de Joel, jamais de défaillance ! Voyez d’ailleurs cette nouvelle preuve de la marche irrésistible de l’esprit humain : au commencement du siècle dernier, Ignace de Loyola fonde sa compagnie ; il veut, et, après lui, elle veut enchaîner le monde au pouvoir unique, absolu, spirituel et temporel du pape de Rome ; l’accomplissement de cette œuvre est poursuivie par les jésuites avec un art infernal, par des moyens monstrueux. La plupart des nations frémissent, s’épouvantent, à ce point qu’au commencement de ce siècle-ci, un citoyen illustre, Sully, propose à son roi, qui l’accepte, le projet d’une vaste confédération protestante et républicaine, seule capable de combattre, de vaincre Rome, dont l’Espagne et l’Empire étaient les instruments et devaient être plus tard absorbés par un pouvoir théocratique absolu, selon la secrète pensée de la compagnie de Jésus. Ces bons pères ont pu tuer Henri IV d’un coup de couteau, ils n’ont pu tuer l’idée de Sully ; elle vivra, elle triomphera, parce qu’elle est conforme à la justice éternelle, qui veut la dignité, le bonheur, la liberté de l’homme. Oui, un jour, la république universelle brisera pour jamais le double joug de l’Église de Rome et de cette royauté franque qui, depuis dix-huit siècles et plus, opprime la Gaule conquise et asservie !

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* *

Cejourd’hui, 29 septembre 1610, moi, Antonicq Lebrenn, dans la soixante et unième année de mon âge, j’achève ici, dans notre métairie de Karnak, ce récit sommaire des événements accomplis en France depuis 1573, époque à laquelle nous avons quitté La Rochelle. Ma sœur Thérèse et son mari Louis Rennepont habitent toujours la vieille cité protestante ; ils viennent chaque année nous voir ici. Mon beau-frère, lors de plusieurs voyages qu’il a faits à Paris, s’est fréquemment trouvé en relations avec plusieurs huguenots très-bien informés des affaires publiques ; ses entretiens avec eux, des extraits de divers livres publiés sur les hommes et les choses du dernier siècle et du commencement de celui-ci ont fourni à Louis Rennepont des matériaux qu’il me destinait. Ainsi, j’ai pu, dans ma solitude, retracer brièvement et fidèlement les faits les plus remarquables des règnes de Charles  IX, de Henri  III et de Henri  IV.

Depuis bientôt trente-sept ans, j’ai épousé ma chère et digne femme Cornélie Mirant (elle m’a donné mon fils Stephan au bout de dix années de mariage). Nous avons vécu ici, dans notre métairie, près des pierres sacrées de Karnak, et non loin de Craig’h, colline élevée où, selon notre légende, était bâtie la demeure de notre aïeul Joel au temps de Jules César et d’où l’on découvre au loin la mer et l’île de Sèn, retraite sacrée des druidesses. Chaque jour je ressens le bonheur d’être revenu, moi et les miens, au berceau de notre famille. Mon oncle Joséphin le franc-taupin est resté près de nous jusqu’à la fin de sa longue carrière, il est mort le 12 novembre 1589, environ cinq ans après la naissance de notre bien-aimé fils Stephan, qu’il a bercé sur ses genoux, ainsi qu’il avait bercé mon père Odelin et moi-même, en nous chantant sa chanson favorite :

« Un franc-taupin un arc de frêne avait

» Tout vermoulu, à corde renouée, etc., etc. »

Louis Rennepont, mon beau-frère, exerce toujours à La Rochelle sa profession d’avocat. Le dernier de ses fils, Marius Rennepont, a désiré embrasser la carrière de marin commerçant, et afin de s’instruire dans sa profession, il s’est embarqué fort jeune sur un navire marchand commandé par l’un des amis du capitaine Mirant. Celui-ci, à notre grand chagrin, est mort en l’année 1593 ; la même année, nous avons perdu notre vieil ami, maître Barbot, le chaudronnier de l’île de Rhé. J’avais conservé des relations amicales avec le colonel de Plouernel, devenu chef de cette ancienne et puissante maison depuis qu’il avait hérité de son frère aîné et du fils de celui-ci, tués tous deux à la bataille de La Roche-la-Belle, dans les rangs de l’armée royale, tandis que mon père et moi nous combattions sous Coligny. Le colonel de Plouernel nous a loué, pour quatre-vingt-dix-neuf ans, notre métairie, dépendant du manoir de Mezléan, douaire de sa femme. Peu de temps avant qu’il mourût, nous sommes allés, sur son invitation, visiter le vieux château de Plouernel, où notre aïeul Den-Braô le maçon a été enseveli vivant, ainsi que d’autres serfs, de crainte qu’ils ne révélassent l’existence de l’issue souterraine du donjon construit par eux, ce donjon où le fils de Den-Braô, Fergan-le-Carrier, est allé chercher son fils, enfant, destiné aux maléfices d’Azénor-la-Pâle, maîtresse de Neroweg VI, sire de Plouernel, surnommé Pire-qu’un-loup. Il ne reste de ce manoir féodal que des ruines imposantes. Le grand-père du colonel avait, lors des premiers temps du règne de François Ier, fait construire un magnifique château, dans le style de la renaissance, au pied de la montagne escarpée à la cime de laquelle était placé, comme un nid de vautour, le manoir féodal. Les sombres ruines du donjon sont l’un des points de vue les plus pittoresques du vaste parc qui entoure le moderne château de Plouernel, bâti avec une somptuosité royale. Nous avons admiré la bibliothèque fondée par le colonel, et où il a rassemblé une curieuse collection de tous les ouvrages publiés en faveur de la réforme religieuse du seizième siècle, et dont la plupart sont inspirés de l’esprit républicain. Il nous a fait lire aussi un écrit adressé par lui à son fils sous forme de conseils ; cet écrit nous a profondément touchés, en nous rappelant que mon père Odelin avait autrefois communiqué à La Rochelle au colonel de Plouernel, dont il était l’ami, celles des légendes de notre famille ayant trait à ces luttes durant lesquelles les fils de Joel se sont, à travers les âges, rencontrés, les armes à la main, avec les fils de Neroweg. Le colonel racontait ces événements à son fils, en les abrégeant, mais en leur conservant leur caractère énergique. En l’instruisant de ces luttes séculaires entre nos deux familles et des terribles et légitimes représailles des opprimés contre les oppresseurs, le colonel de Plouernel voulait prouver à son fils l’origine inique et sanglante de la puissance de sa maison, et le provoquer à réparer, à expier cet odieux passé en se montrant toujours équitable, humain, secourable envers ses vassaux, descendants des Gaulois conquis, ainsi que les Neroweg de Plouernel descendent des Franks conquérants. Le fils du colonel, élevé dans de pareils principes et devenu, comme son père, un grand homme de bien, est resté fidèle à la religion réformée ; mais, après sa mort, son fils (ainsi que je l’ai su plus tard) a abjuré le protestantisme, et devenu héritier des biens immenses de sa maison en Bretagne, en Auvergne et en Beauvoisis, il est allé vivre à la cour de Louis XIII, dont il est devenu l’un des plus brillants seigneurs ; et, de mon vivant, il n’est jamais revenu à son château, régi, ainsi que ses vastes domaines, par les baillis de la seigneurie de Plouernel et de Mezléan. Lors d’un voyage que j’ai fait au port de Vannes, j’ai rencontré un voyageur arrivant d’Allemagne à bord d’un bâtiment hambourgeois ; il m’a appris la mort du prince Karl de Gerolstein, issu de l’une des branches de notre famille plébéienne et descendant de Gaëlo, l’un des compagnons de guerre du vieux Rolf, le chef des pirates normands. Le prince Karl a laissé un fils, héritier de sa principauté ; il est resté, comme son père, fidèle à l’Église réformée.

Notre existence s’est écoulée ici paisible et heureuse ; nous cultivons notre champ, il suffit à nos besoins. Mon Stephan, aujourd’hui âgé de dix-sept ans, m’aide dans mes travaux. Il est d’un caractère doux, timide, craintif, quoique né d’une mère aussi virile que l’est la sienne. Il vivra, je l’espère, tranquillement ici, à moins que les discordes civiles, qui déjà menacent la minorité de Louis XIII, ne viennent troubler la Bretagne. Je continuerai (grâce aux renseignements que me fournira mon beau-frère Louis Rennepont) d’inscrire chaque année dans nos annales les faits nouveaux qui seront à ma connaissance ; mais je dois clore ici ce récit de LA BIBLE DE POCHE, commencé par mon grand-père Christian l’imprimeur, sous le règne de François Ier, règne funeste qui vit la fondation de la compagnie de Jésus et les premières persécutions contre les réformés, ces persécutions atroces dont Hêna, sœur de mon père et de fra-Hervé-le-Cordelier, fut victime, ainsi que Ernest Rennepont, moine augustin, appelé en religion frère Saint-Ernest-Martyr, brûlé vif, comme Hêna, après avoir rompu ses vœux monastiques, afin de s’unir à elle et d’embrasser la religion nouvelle.

Ce récit, commencé par mon aïeul Christian, a été achevé par moi, Antonicq Lebrenn, en cette année 1610, après le meurtre de Henri IV, qui mit fin aux guerres religieuses de l’autre siècle par la promulgation de l’ÉDIT DE NANTES, et qui, selon les conseils du grand Sully, voulait opposer la république chrétienne à la tyrannie universelle du pape de Rome, but suprême des fils d’Ignace de Loyola.

De Loyola qu’il vous souvienne, fils de Joel ! si notre famille doit, après ma mort et celle de Stéphan, se perpétuer à travers les âges ! Oui, de Loyola qu’il vous souvienne ! N’oubliez pas ce registre mystérieux, tenu par le provincial de chaque province, où la compagnie de Jésus inscrit le nom de ceux-là, si obscurs qu’ils soient, qu’elle regarde comme les ennemis déclarés de l’Église de Rome, livre redoutable que chaque génération de jésuites transmet à celle qui lui succède, et où figure déjà le nom de notre aïeul Christian, le nom de mon père Odelin, mon nom à moi, sans doute, et celui de Rennepont, depuis que le neveu de frère Saint-Ernest-Martyr a, comme lui, embrassé le protestantisme, et que son fils, Louis Rennepont, est devenu notre parent. Vous le savez, malgré son obscurité, notre famille a mérité l’anathème d’Ignace de Loyola. Pourquoi ? Parce que notre légende plébéienne, commencée au temps de la conquête des Gaules et continuée de siècle en siècle, pouvait devenir (selon la note écrite de la main du fondateur des jésuites et transcrite par Christian), pouvait devenir, si elle était jamais imprimée, un livre dangereux, en cela qu’il inspirerait l’exécration des forfaits des papes et des rois. N’oubliez pas enfin que déjà nos annales nous ont été une fois dérobées par le jésuite Lefèvre, qui voulait les anéantir, par ordre de son maître ; et elles étaient détruites sans le dévouement de Joséphin le franc-taupin.

Veillez donc avec vigilance sur ce dépôt sacré, sur ce pieux legs de tant de générations éteintes. Il se compose aujourd’hui, 29 septembre 1610, des manuscrits et des reliques suivantes, dont mon fils Stephan sera le légataire :

LA PETITE FAUCILLE D’OR de Hêna, la vierge de l’île de Sèn ; – LA CLOCHETTE D’AIRAIN qui tinta au cou de l’un des taureaux de guerre de Joel, le brenn de la tribu de Karnak ; – LE CARCAN DE FER que portait au cou Sylvest, devenu esclave des Romains ; – LA CROIX D’ARGENT de Geneviève, qui vit supplicier Jésus de Nazareth ; – L’ALOUETTE DU CASQUE de Scanvoch-le-Soldat, frère de lait de Victoria-la-Grande ; – LA GARDE DU POIGNARD DE FER porté par Ronan-le-Vagre au temps de la conquête des Gaules par Clovis ; – LA CROSSE ABBATIALE laissée par Amaël, compagnon de guerre de Karl-Martel ; – LES DEUX PlÈCES DE MONNAIE KAROLINGIENNES données à Vortigern par l’une des filles de Charlemagne ; – LE FER DE FLÈCHE retiré de la blessure de Gaëlo par Eidiol, doyen des nautoniers parisiens, lors du siège de Paris par les pirates normands ; – LE CRÂNE D’ENFANT d’Yvon le-Forestier ; – LA COQUILLE BLANCHE arrachée de la robe de pèlerin de Neroweg VI, sire de Plouernel, par Fergan-le-Carrier, dans les déserts de la Syrie, au temps des croisades ; – LES TENAILLES DE FER qui ont servi à torturer Karvel-le-Parfait lors du massacre des Albigeois ; – LE TRÉPIED DE FER dont fut coiffé Guillaume Caillet, chef des Jacques, dont Mazurek-l’Aignelet épousa la fille ; – LE COUTEAU DE BOUCHER dont s’est servi un archer anglais pour façonner la croix de bois qui a été donnée à Jeanne Darc, au moment de son supplice, dont Mahiet-l’Avocat d’armes a été témoin ; – enfin, LA BIBLE DE POCHE imprimée par Christian, et que sa fille Hêna tenait entre ses mains au moment d’être brûlée vive, en présence de François Ier et de sa cour.

Oh ! fils de Joel ! ces pieuses reliques de notre famille, je les vois à cette heure devant moi, rangées sur le couvercle du coffret contenant nos légendes, parchemins et papiers jaunis par le temps ; je les vois là, devant moi, ces pieuses reliques, en ce moment où j’écris ces lignes, dans ma petite chambre, située sous le comble de la métairie. J’affectionne ce réduit, parce que, de sa fenêtre, je découvre au loin l’Océan, s’enfonçant dans les profondeurs infinies de l’horizon, et plus près de la côte, les rochers de l’île de Sèn, battus par les brisants, tandis que, sur la grève, mon regard plonge à travers les longues avenues des gigantesques pierres de Karnak, toujours debout, et dont le granit a défié tant de siècles, pierres sacrées sur lesquelles se sont arrêtés les yeux de notre aïeul Joel et de sa famille, il y a seize cents ans et plus, de même qu’en ce moment mes yeux s’arrêtent encore sur elles.

Notre antique race gauloise s’est, ainsi que les pierres sacrées de Karnak, perpétuée à travers les âges ; elle a souffert les maux affreux de l’asservissement des Gaules, qui pèse encore aujourd’hui sur nous de tout le poids de la royauté, de la noblesse et de l’Église, leur complice depuis la conquête de Clovis ! Mais courage, fils de Joel, courage ! envisagez l’avenir sans crainte en songeant au passé, symbolisé par ces reliques sacrées. Chacune d’elles vous dit les souffrances de notre race, mais vous dit aussi les pas qu’elle a faits, de siècle en siècle, vers l’affranchissement et la liberté.

FIN DE LA BIBLE DE POCHE.

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