Il fallait traverser un petit palier obscur avant de parvenir dans la chambre où était entrée Bruyère, en suivant les murs extérieurs de la métairie, le long de la berge de l’étang.
Cette chambre, d’un humble aspect, était presque luxurieuse, comparée aux bâtiments délabrés de la métairie : un papier frais cachait les murailles de pisé, récemment enduites de plâtre ; la haute cheminée, à chambranle de bois, était ornée d’une pente de serge verte, festonnée à l’ancienne mode et galonnée de jaune, tandis qu’un grand tapis, étendu devant le foyer, cachait en partie le luisant carrelage du sol ; un bon lit, quelques meubles simples et propres, composait l’aménagement de cette chambre, seulement éclairée durant le jour par une vieille petite fenêtre, à morceaux de vitres verdâtres et octogones, enchâssés dans du plomb.
Un de ces luminaires en usage dans les campagnes, composé d’une chandelle dont la clarté redouble d’intensité en traversant un globe de verre rempli d’eau limpide, éclairait cette pièce, et jetait sa vive lueur sur une femme assise au coin du foyer, dans un fauteuil. Elle semblait si absorbée qu’elle ne s’aperçut pas de l’arrivée de Bruyère, qui resta muette et immobile auprès de la porte.
Cette femme avait, non loin d’elle, un petit métier, garni de drap vert, sur lequel se croisaient, attachés par des milliers d’épingles de cuivre, des fils blancs et légers, auxquels pendaient de petits fuseaux d’ébène ; la dentelle commencée sur ce métier était d’une admirable beauté ; on y reconnaissait la main d’une excellente ouvrière.
Mme Perrine, ainsi s’appelait cette femme, semblait âgée de quarante-cinq ans environ ; elle avait dû être remarquablement belle. Serrés par sa coiffe blanche à la paysanne, deux bandeaux de cheveux d’un noir de jais encadraient son front très-brun, comme son teint ; ses yeux noirs, bien ouverts, bien brillants, et surmontés de sourcils fins et arqués, tantôt erraient dans le vide, tantôt se reposaient tour à tour sur deux objets dont nous parlerons tout-à-l’heure. Le teint très-brun de Mme Perrine était pâle et un peu maladif ; la maigreur de son visage le faisait paraître plus allongé, et accusait trop la vive arrête de son nez aquilin ; sur sa bouche, d’une coupe gracieuse, errait un sourire mélancolique ; son front pensif s’appuyait alors sur sa main. Mme Perrine portait un costume de paysanne fort propre, et dont l’étoffe noire faisait ressortir encore la blancheur de sa coiffe et de son grand fichu croisé.
Quelquefois, un tressaillement presque imperceptible agitait simultanément les lèvres et les noirs sourcils de cette femme ; frissonnement nerveux résultant des suites d’une maladie cruelle.
Mme Perrine, durant beaucoup d’années, avait été folle.
Sa folie, d’abord furieuse, avait peu-à-peu changé de caractère ; une mélancolie douloureuse, mais inoffensive, avait succédé à la frénésie. Le temps et des soins remplis de sollicitude avaient opéré une guérison-à-peu près complète, et le calme profond dont Mme Perrine jouissait depuis son installation dans la métairie du Grand-Genévrier, avait tout-à-fait consolidé cette guérison.
Après une étude attentive du caractère de cette infortunée, et surtout des ombrageuses susceptibilités qu’elle conservait, en suite de son insanité, le médecin contre les prescriptions ordinaires lui avait recommandé, surtout pendant les premiers temps qu’elle passerait à la ferme, un isolement presque absolu. En effet, elle éprouvait une telle humiliation, une si pénible honte de son état passé, que la présence de personnes même bienveillantes lui eût causé un malaise, une souffrance indicibles. – Sans doute, avait ajouté le médecin, ces susceptibilités devaient s’effacer peu-à-peu ; mais, sous peine d’une rechute, alors peut-être incurable, Mme Perrine devait vivre dans la solitude. – Ces conditions de salut se trouvaient d’ailleurs si en rapport avec les goûts de cette femme qu’elle fut heureuse de s’y conformer ; durant le jour elle ne sortait jamais ; la nuit venue, et surtout lorsque la lune brillait d’un vif éclat, Mme Perrine faisait souvent de longues promenades sur les bords de l’étang.
Bruyère seule, admise chaque jour auprès d’elle, lui rendait mille soins. D’abord accueillie avec une réserve défiante, qui cachait une honte pénible et ombrageuse, la jeune fille sut peu-à-peu, par son charme naturel, par ses prévenances, calmer les appréhensions de Mme Perrine. Celle-ci n’éprouva bientôt plus pour Bruyère que le plus tendre intérêt, salutaire ressentiment qui concourut encore à assurer, à confirmer la guérison de la pauvre folle.
Depuis son entrée dans cette demeure, Bruyère, ainsi que nous l’avons dit, restait inaperçue, grâce à la contemplation pensive où était plongée Mme Perrine ; les objets sur lesquels tour-à-tour elle reposait son regard, étaient deux portraits et deux lettres.
L’un de ces portraits, peint en miniature, était placé sur ses genoux, dans sa boîte de maroquin entr’ouverte.
L’autre portrait, beaucoup plus grand (haut de trois pieds environ, sur deux pieds de large), se trouvait placé au fond d’une espèce de placard, formant le corps supérieur d’un meuble de noyer, dont la partie inférieure servait de commode.
La miniature représentait un jeune homme de trente ans environ, au teint brun, aux yeux vifs, aux cheveux noirs bouclés, au visage légèrement allongé, à la physionomie spirituelle et hardie. Ces traits, sauf la différence d’âge et d’expression, offraient une extrême ressemblance avec ceux de Mme Perrine : ressemblance expliquée d’ailleurs par ces mots, gravés sur la bordure du médaillon :
MARTIN À SA BONNE MÈRE.
L’autre portrait, ou plutôt l’autre tableau (car les accessoires lui donnaient une certaine importance) portait la date de 1845, son magnifique cadre de bronze, ciselé et doré, surmonté des insignes de la royauté, contrastait singulièrement avec la pauvreté de cette demeure.
Ce cadre splendide contenait le portrait en pied d’un roi… d’un roi régnant sur un peuple du nord de l’Europe ; ce prince, vêtu avec une simplicité bourgeoise, portait un habit bleu, un gilet blanc et une cravate noire.
La physionomie de ce souverain, jeune encore, exprimait un singulier mélange de haute intelligence, de résolution et de bonté ; son sourire était doux, quoiqu’un peu triste, comme si une connaissance précoce des hommes avait peiné son cœur, sans altérer sa bonté native ; son regard semblait à la fois pensif et pénétrant ; ses traits d’ailleurs manquaient de régularité ; les lèvres étaient épaisses, le nez long, le visage carré, les yeux seuls étaient superbes et d’un bleu lapis qui s’harmonisait à merveille avec une chevelure blonde très-courte, très-lisse, et une épaisse moustache de même nuance.
L’attitude, le caractère des traits de ce prince révélaient une simplicité, nous dirions une bonhomie extrême, si la bonhomie ne passait pour être incompatible avec l’énergie : sa stature robuste et élevée, sa poitrine saillante et carrée, ses épaules larges, son col charnu, ses mains musculeuses, offraient un type plus plébéien qu’aristocratique, et annonçaient la vigueur et la santé.
Nous avons parlé des accessoires de ce portrait ; ils étaient nombreux et singuliers.
Au milieu du fond sombre et bitumineux du portrait, élevés sur deux autels, sans doute en signe de pieuse adoration, deux bustes dessinaient leur sévère profil de marbre blanc, peints par l’artiste dans une mystérieuse demi-teinte.
L’un de ces bustes représentait BRUTUS ;
L’autre buste était celui de MARC-AURÈLE.
Le bonnet phrygien dont on avait coiffé la figure inflexible de Brutus était peint de couleur écarlate et entouré d’une lumineuse auréole qui rayonnait dans la pénombre où l’artiste avait, à dessein sans doute, laissé ce buste ainsi que celui de Marc-Aurèle ; le front pensif de ce dernier semblait également resplendir d’une clarté divine.
Il était impossible de ne pas voir dans cette glorification une preuve éclatante du culte de ce roi pour ce grand empereur et pour ce grand tribun…
Si l’on conçoit la sainte admiration d’un souverain pour MARC-AURÈLE, l’un de ces hommes-dieux, de ces âmes adorables et trois fois sacrées qui semblent directement procéder de la Divinité, on comprendra moins peut-être qu’un prince absolu, les rois du Nord le sont tous, ait voué une religieuse admiration, une sorte d’idolâtrie à cet indomptable tribun, en qui semblent incarnées la mâle vertu, la fière indépendance des âmes vraiment républicaines…
Tels étaient les deux portraits que dame Perrine, la mystérieuse habitante de la métairie du Grand-Genévrier, contemplait d’un air profondément rêveur et desquels parfois elle détachait son regard pour relire quelques passages de deux lettres posées sur ses genoux.
L’une de ces lettres était ainsi conçue :
« Paris, 20 octobre 1845.
» Bonne et tendre mère,
» Dans peu de jours je te verrai ; jusque-là patience, courage et espoir ; surtout ne crains rien ; Claude veille sur toi, il répond de la discrétion du métayer ; tu ne sors jamais pendant le jour, le comte Duriveau ne visite jamais ses métairies, et le hasard l’amènerait à la ferme, le hasard te mettrait même en sa présence, que tu n’as rien à redouter… Depuis plus de trente ans le comte ne t’a pas vue,… et tu as tant souffert, pauvre mère,… tu es si changée, qu’il lui serait impossible de te reconnaître.
» Tu sauras bientôt mon projet, tu sauras pourquoi, au retour de mon voyage dans le Nord, rappelé en France par la tardive révélation de Claude, je suis parvenu, non sans peine, et grâce aux excellentes recommandations de l’un de mes anciens maîtres, à me faire admettre comme valet de chambre chez le comte Duriveau.
» À ce sujet encore, tendre et bonne mère, ne crains rien, l’épreuve a eu lieu… Je suis satisfait de moi… En présence du comte,… je suis resté calme, impénétrable ; et pourtant, pendant cette bizarre entrevue, je me disais, afin de mieux m’éprouver encore :
– « Cet homme, qui m’interroge et m’examine avec un dédain si superbe,… cet homme est mon père ;… il ignore que je suis son fils,… le fils de cette pauvre enfant de seize ans,… qu’autrefois, dans sa cruauté,… il a…
» Mais assez, assez, bonne mère ; à quoi bon rappeler ces terribles souvenirs ?… Seulement, d’après le calme que j’ai montré dans cette entrevue, juge de mon empire sur moi-même,… et, je te le répète, rassure-toi. Durant ma conversation avec le comte, et, malgré les pensées, les émotions de toute sorte qui bouillonnaient en moi,… mon impassibilité ne s’est pas démentie, et j’ai répondu aux interrogations hautaines du comte avec tant d’à-propos, de respect et de sang-froid, que j’ai été par lui agréé sur-le-champ.
» Ne t’étonne pas trop d’ailleurs de ce puissant empire que j’ai sur moi-même, car, vois-tu, bonne mère, la vie de domesticité, à laquelle j’avais dernièrement renoncé, mais que j’ai subie pendant si long-temps, m’a tellement habitué à refouler mes impressions au plus profond de moi-même, qu’une apparente impassibilité est devenue pour moi une seconde nature.
» Ainsi, je t’en conjure, mère chérie, et je te le répète encore, ne redoute rien à ce sujet… Ma cause est sainte et juste,… mes projets réussiront.
» Tu m’as demandé comment le portrait que je t’ai envoyé, ne trouvant pas prudent de le conserver ici, était en ma possession ; la lettre que je t’envoie, lettre simple, digne et touchante, te l’apprendra. En te l’adressant, bonne mère, en songeant qu’elle serait lue et comprise par toi, noble et grand cœur si cruellement éprouvé, j’ai, pour la première fois de ma vie peut-être, ressenti quelque orgueil en me disant que tu serais fière de ton fils… Et puis aussi, je glorifiais en moi l’enfant de la pauvre ouvrière, lâchement séduite, indignement abandonnée, l’enfant du peuple, qui, après la vie la plus misérable, la plus aventureuse, la plus humble, est arrivé à… Mais pardon, pardon, bonne mère ; je m’aperçois que ce mouvement d’orgueil, pour être le premier peut-être, n’en est que plus vif… Ce n’est pas à moi de m’enorgueillir,… c’est à toi d’être fière de ton fils, si sa conduite te paraît digne et bonne.
» Adieu, tendre mère, à bientôt,… dans trois ou quatre jours, peut-être je te verrai, car mon maître part, je l’espère, après-demain pour la Sologne, et la prudence ne me permettra pas d’aller t’embrasser le jour même de mon arrivée…
» Adieu encore, et tendrement adieu, la plus adorée des mères, je baise pieusement ton front et tes mains.
» Ton fils respectueux,
» MARTIN. »
La seconde lettre, sur laquelle Mme Perrine jetait souvent les yeux avec orgueil, était écrite à Martin par le Roi, dont on a donné le portrait.
« 3 août 1845.
» Je vous dois la vie, Martin… Je vous dois encore plus que la vie… Acceptez ce portrait comme gage de ma reconnaissance et de ma profonde estime.
» J’aime à me rappeler, j’aime surtout à vous rappeler la cause de cette reconnaissance, la raison de cette profonde estime.
» Il y a un an qu’une aventure bien étrange vous a rapproché de moi… Vous ne pouviez deviner qui j’étais, grâce à l’incognito qui me couvrait ; vous m’avez sauvé d’un danger de mort…
» Je voulus savoir à qui je devais la vie ; votre histoire était simple : venu dans le pays à la suite d’un maître, puis las de cette domesticité, vous vous étiez fait artisan, revenant ainsi au premier métier de votre enfance, afin de gagner ce qu’il vous fallait d’argent pour retourner en France.
» Un tiers survint, me reconnut, me nomma… à ma grande surprise, je l’avoue, vous n’avez en ma souveraine présence (ainsi que cela se dit à la cour) témoigné ni trouble, ni respect adulateur, et, à ma plus grande surprise encore, il n’y eut aucune jactance dans votre attitude, elle était digne et simple ; vivement frappé de rencontrer autant de tact et de mesure chez un artisan, éprouvant pour vous un vif sentiment de gratitude, je désirais que nous restassions seuls tous deux. Alors je vous demandai comment je pouvais reconnaître le service que vous veniez de me rendre ; je n’oublierai jamais votre réponse.
» – Sire, vous ne pouvez rien pour moi… je suis jeune et robuste, je n’ai pas de famille ; encore quelques jours de travail, et j’aurai gagné ce qu’il me faut pour retourner en France… Mais ici… dans ce pays aussi bien des artisans ne sont pas comme moi jeunes, robustes, sans souci de l’avenir… Il en est qui, chargés de famille, honnêtes et laborieux, endurent de cruelles privations ; songez au sort immérité de ceux-là, nos frères, Sire ; faites qu’ils souffrent moins, et je bénirai Dieu de m’avoir choisi pour sauver vos jours.
» Ces paroles, prononcées par vous avec âme et fermeté, me causèrent un nouvel étonnement ; pour la première fois (je vous l’ai dit depuis), ma pensée était appelée sur des misères toujours regardées comme fatales, inévitables et sans remède… La circonstance bizarre qui nous rapprochait, donnait un caractère particulier à votre généreuse demande… De plus en plus frappé d’un désintéressement et d’une élévation de cœur que je croyais si rare parmi les gens de votre classe, je causai longuement avec vous, je voulus savoir toutes les particularités de votre vie… Vous avez sans doute pensé qu’une vaine curiosité avait une trop grande part dans mon désir, et vous m’avez fait comprendre que la confiance se gagne… mais ne se commande pas ; je vous ai alors parlé de la misère de ces gens que vous appeliez nos frères ; ceci ne vous était plus personnel, c’était la cause des vôtres que vous défendiez. Alors vous avez été plus qu’éloquent, vous avez été simple, touchant et vrai. Vous m’avez cité des faits, des chiffres irrécusables ; vous m’avez, en quelques mots, peint des tableaux d’une inexorable réalité ; vous m’avez révélé de terribles choses jusqu’alors inconnues pour moi, et si, lors de ce premier entretien, vous n’avez pas ébranlé des préjugés, des opinions, des convictions très-opiniâtres, vous m’avez laissé pensif et préoccupé.
» Je vous avoue mes soupçons avec d’autant moins de scrupule que vous les avez détruits ; un moment je crus que, vous exagérant l’importance de l’attention que je vous avais prêtée, votre orgueil… qui sait… votre ambition peut-être s’éveillerait, et que bientôt vous tâcheriez de vous rappeler à mon souvenir : il n’en fut rien. À votre insu j’appris que, le lendemain de notre entrevue, vous aviez repris vos travaux d’artisan, et que vous les continuiez depuis, gardant un secret absolu sur notre rencontre.
» Depuis, j’ai voulu vous revoir ; nos entrevues, cachées à tous, ont été fréquentes ; j’ai de plus en plus apprécié la droiture, le bon sens, l’élévation d’esprit qui vous distinguent ; je ne vous ai pas demandé par quel concours d’événements extraordinaires, vous qui, par le cœur et la pensée, me paraissez supérieur au plus grand nombre des hommes, vous vous étiez résigné à la servitude ; j’ai respecté vos secrets.
» Je vous ai écouté avec fruit. À ma prière, en acceptant seulement de moi un travail manuel que vous accomplissiez avec une scrupuleuse exactitude, car votre délicatesse est bien ombrageuse, vous avez consenti à rester quelque temps dans mon pays ; nos rapports, toujours ignorés, m’étaient précieux ; enfant trouvé, vous aviez expérimenté toutes les conditions, toutes les misères de la vie du peuple ; plus tard, votre existence aventureuse et votre état de domesticité vous avaient mis en contact avec toutes les classes de la société, des plus infimes aux plus hautes ; né pensif et observateur, doué d’un esprit juste et pénétrant, vous avez profondément réfléchi à ce que vous avez vu, étudiant au moins autant les causes que les résultats ; d’une loyauté scrupuleuse, vous n’avez jamais, j’en ai acquis la conviction, exagéré ou atténué ce qu’il y avait de bon et de mauvais dans ce peuple auquel vous vous glorifiez d’appartenir ; une fois certain de votre sincérité, je méditai longuement les enseignements que je trouvais en vous, enseignements vrais, variés, vivants, qu’il m’avait été impossible de rencontrer, jusqu’alors rien n’étant plus rare que la combinaison d’un sort tel que le vôtre avec un caractère et un esprit tels que les vôtres.
» Une fois amené, par de mûres réflexions nées de nos entretiens, dans une voie nouvelle, aux abords difficiles, dangereux… peut-être ; peu-à-peu, lentement, il est vrai, de nouveaux horizons ont commencé à s’ouvrir devant moi… de bien grandes vérités ont éclairé mon esprit……
» Vous le savez, j’ai tâché de n’être point ingrat envers vous… en essayant de vous prouver déjà ma reconnaissance selon votre cœur……
» Vous êtes précipitamment parti pour la France, un devoir sacré vous y appelait, m’avez-vous dit… C’est avec tristesse et regret que je vous ai vu vous éloigner pour long-temps… pour toujours peut-être.
» Vous me devez, il me semble, une compensation ; si vous pensez ainsi, accordez-moi une demande qui maintenant, je le crois, n’est plus indiscrète.
» Vous souvient-il qu’une fois je mis en doute, non votre sincérité, mais l’exactitude de vos souvenirs, à propos d’un fait extraordinaire dont vous avez été témoin ; à ce propos, vous me dites qu’il était presque impossible que votre mémoire vous fît défaut, car depuis longues années vous écriviez presque jour par jour une sorte de mémento de votre vie.
» Cette vie a dû avoir des aspects si étranges et des conditions si diverses depuis votre enfance jusqu’à ce jour, que ce récit simple et sincère, comme il l’est, je n’en doute pas, offre nécessairement un ample texte à de sérieuses réflexions… Quelques mots de vous à ce sujet m’ont aussi vivement frappé : – la domesticité en vous ouvrant le sanctuaire du foyer, vous avait mis à même, – me disiez-vous, – de connaître des mystères impénétrables même au médecin, même au juge, même au prêtre… ces trois confesseurs de l’âme et du corps, et la vicieuse constitution de la famille observée de ce point de vue si intime, vous avait offert, ajoutiez-vous, – les plus curieux, les plus austères enseignements.
» Ces Mémoires de votre vie, confiez-les moi ;… ce n’est pas une futile curiosité qui me porte à vous adresser cette demande, l’humanité est partout la même ; ce qui est vrai en France est vrai ici, et pour ceux qui sont appelés à avoir une large part d’action sur les hommes, l’étude de l’homme est d’un puissant et éternel intérêt ; vous dirai-je enfin que la lecture de ces Mémoires m’est encore désirable, parce qu’il y est peut-être question de moi, de mes actions, et que ces Mémoires n’ont pas été écrits pour moi, car je vous connais et je sais qu’aucune considération n’aura pu, en ce qui me touche, altérer l’indépendance de vos convictions.
» Je n’insiste pas davantage : vous comprendrez les motifs de ma réserve ; si vous me refusez, je serai certain qu’une raison, certainement honorable, et que je respecte d’avance sans la connaître, sera la seule cause de votre refus.
» Adieu, croyez toujours à l’estime et à la reconnaissance profonde de votre affectionné
» *** – ***
» J’ai reçu votre lettre n° 2. Je vous remercie de la notice sur l’organisation des crèches, c’est admirable ; le nom du grand homme de bien, dont le tendre génie va sauver ainsi la vie de milliers d’enfants, était encore inconnu ici, tandis qu’au moindre coup de canon, le nom et le titre du plus stupide de nos tueurs d’hommes, pourvu qu’il ait beaucoup égorgé, beaucoup ravagé, retentit en huit jours d’un bout de l’Europe à l’autre. »