Chapitre XI. Les conseils

Le plus âgé des deux nouveaux clients de Bruyère paraissait triste. Son fils, homme de quarante ans environ, qui l’accompagnait, semblait aussi grandement soucieux. La pauvre femme les laissa tout seuls avec Bruyère, dont elle s’éloigna quelque peu, ainsi que maître Chouart, l’heureux métayer, possesseur d’une si belle récolte, grâce aux bons avis de la jeune fille.

– Que voulez-vous de moi, mon bon père ? – demanda celle-ci au vieillard d’une voix affectueuse et douce.

– Ma chère petite sainte, – s’écria le vieillard, tâchant d’exprimer par cette appellation l’espèce de respect et de confiance que lui inspirait le renom de Bruyère ; – ma chère petite sainte, je viens pour que vous disiez des paroles contre notre terre de labour de l’autre côté du Val. C’est lassant, à la fin… Depuis tantôt dix ans que j’en ai hérite d’un mien oncle, la récolte va s’amoindrissant, que c’est pitié ; on croirait qu’une année empire l’autre… les dernières étaient déjà bien mauvaises ; l’autre et celle-ci sont encore plus méchantes… Sur vingt arpents de froment,… qu’est-ce que j’ai récolté ? à peine cinquante setiers. Quelle moisson !… des demi-épis… et si clairs et si chétifs… Autant dire que ça m’aura produit semence pour semence… Ah ! maudite sois-tu, terre ingrate ! – s’écria le vieillard en frappant du pied avec désespoir.

– Oh ! le père a bien raison, – dit le fils, – tout va de mal en pis. Maudite soit la terre si ingrate au pauvre laboureur !… Maudite soit la terre si maligne et si revêche !

En entendant ces imprécations contre le mauvais vouloir de la terre, le charmant visage de Bruyère prit soudain une expression de tristesse et d’affliction, comme si elle avait entendu outrager injustement quelqu’un qui lui eût été cher et sacré. S’adressant au vieillard avec un accent de doux reproche, mêlé d’une certaine exaltation, qui donna à sa beauté un rare caractère d’élévation, elle dit :

– Oh ! respectez, aimez, bénissez la terre du bon Dieu ! mère généreuse, infatigable ; pour un grain ne rend-elle pas dix épis ? pour une glandée une forêt de chênes ? Toujours ouvert, son sein est prêt à tout féconder, depuis la graine que le vent sème, depuis le noyau du fruit tombant du bec des oiseaux, jusqu’à la semence que vous répandez dans vos sillons. Oh ! non, non, jamais la terre n’est ingrate ; si, à la longue, elle s’appauvrit, elle s’épuise, la pauvre nourricière ! c’est qu’en mère prodigue, toujours elle a donné au-dessus de ses forces, parce que toujours on lui a demandé sans trêve ni repos… Oh ! terre ! terre sainte et bénie ! quand selon la loi du bon Dieu te couvriras-tu partout et sans peine de bois, de moissons et de fleurs ? quand verras-tu tous tes laborieux enfants vivre dans l’abondance et dans l’allégresse ! !

Il est impossible de rendre l’attitude, la physionomie de Bruyère en prononçant ces paroles ; ses grands yeux vert de mer, levés vers le ciel, brillaient aussi vifs que les étoiles qui commençaient à poindre au zénith… Les dernières lueurs rosées du crépuscule jetaient de mystérieux reflets sur la ravissante figure de la jeune fille, radieuse de foi, d’espérance dans la paternelle bonté du Créateur…

La femme et son enfant, le vieillard et son fils, ainsi que l’autre métayer, écoutaient Bruyère en silence, et la contemplaient avec une admiration respectueuse. Pour ces gens simples et ignorants ce langage, quelque peu poétique, qu’ils venait d’entendre, était une sorte d’évocation magique qui augmentait encore le prestige dont était entourée la jeune fille.

Celle-ci, après avoir cédé à un moment d’entraînement involontaire, sentit qu’il était besoin de substituer des faits à des paroles, et, après un moment de silence, s’adressant au vieillard :

– Non, non, je vous le dis, mon bon père, la terre jamais ne refuse ses dons, à moins qu’elle n’ait trop long-temps et trop donné.

– Trop donné ! – s’écria le vieillard avec amertume et colère, – trop donné ! la misérable ! Depuis dix ans, qu’est-ce donc que je lui ai demandé ? Bon an mal an, sa récolte de froment ? Si elle a été prodigue,… ce n’est guère que la première fois,… mais après,… d’année en année, elle a été de plus en plus avare… Aussi, peut-être qu’en me donnant des paroles contre cette maudite, chère petite sainte… le mal changera en bien, car je n’espère plus qu’en vous.

– Écoutez, bon père, – reprit doucement Bruyère, – après tout un jour de travail sans relâche, que faut-il pour réparer vos forces épuisées ? Nourriture et repos, n’est-ce pas ?

– C’est bien le moins, chère petite sainte.

– Oui, c’est bien le moins et c’est justice,… bon père,… mais cette pauvre terre… que vous maudissez, lui avez-vous donné, après chaque récolte, nourriture et repos, c’est-à-dire hivernage et engrais ?

– Engrais ?… un petit (un peu)… hivernage ?… jamais… il ne manquerait plus que cela, – s’écria le vieillard, – si peu qu’elle donne, la mauvaise ! ! du moins elle donne,… vaut encore mieux ce peu que rien…

– Oui, bon père, peu vaut mieux que rien, mais beaucoup ne vaudrait-il pas mieux que peu ?… Et elle vous donnerait beaucoup, la généreuse mère, si elle avait nourriture et repos suffisant,… et encore, repos absolu ? Non, car le bon Dieu est si bon qu’il a voulu que, pour la terre, changement de culture valût repos…

– Comment cela, chère petite sainte ? – dit le vieillard de plus en plus surpris.

– Depuis dix ans, vous ne donnez à cette pauvre terre qu’un tout petit de nourriture, et vous lui demandez du grain, et puis du grain, et encore et toujours du grain… rien que du grain… Que voulez-vous, bon père ?… à la fin la nourricière souffre, s’épuise, et ne peut plus produire.

Le vieillard et son fils se regardèrent indécis et étonnés, ils étaient de ces laboureurs qui suivent aveuglément les coutumes d’une routine ignorante, fument rarement et à peine, et n’ont aucune idée des cultures intelligemment alternées et variées, d’une action si puissante sur la production.

– Au lieu d’épuiser la terre en lui demandant toujours la même chose, – reprit Bruyère, – suivez mon conseil, bon père, et bientôt vous remplirez votre grange et votre bourse.

– Hélas ! chère petite sainte, faites, vous qui pouvez tout !

– Vous avez, n’est-ce pas ? quarante arpents de terre ; dans ces quarante arpents, il y en a de bonne, il y en a de moins bonne, il y en a de mauvaise ?

– J’ai huit arpents qui, dans le peu qu’ils donnent, rendent, à eux seuls,… autant que les trente-deux autres, – répondit le vieillard.

– Eh bien ! si vous donniez, à ces huit arpents, toute la nourriture que vous donnez aux quarante ?

– Oh ! si maigre qu’elle soit, avec ça ils seraient fumés… fumés comme de la terre à maraîchers.

– Et alors, bon père, en une année, ces huit arpents-là, en vous coûtant bien moins de frais, bien moins de peine, vous rapporteraient quatre fois plus que vos quarante arpents ne vous rapportent à cette heure, surtout si, après leur avoir demandé une année du froment, vous leur demandiez l’année d’ensuite des pommes de terre,… l’autre année un seigle,… l’autre année un trèfle, et après le trèfle un nouveau froment ;… allant toujours ainsi d’une culture à l’autre en alternant,… car, vous voyez, bon père, ce qui épuise la pauvre nourricière,… ce n’est pas de toujours produire… Elle ne demande qu’à donner,… ce qui l’épuise, c’est de toujours produire la même chose ; vous n’employez ainsi qu’une de ses fécondités,… et elle en a mille. Croyez-moi donc, votre grange sera pleine avec huit arpents bien cultivés ; elle sera presque vide avec quarante arpents mal cultivés.

– Et mes autres trente-deux arpents ? – dit le vieillard d’un air pensif.

– Les moins mauvais,… mettez-les en sainfoin, vous y nourrirez quelque bétail, le bétail vous donnera l’engrais, et sans l’engrais pas de grain.

– Et ma plus mauvaise terre ?

– Semez-y des sapins… cet arbre de notre pauvre Sologne… c’est l’arbre du bon Dieu ; son bois sert à bâtir les maisons, sa feuille chauffe le four, sa pomme flambe au foyer, sa sève coule en résine ; les pires terres sont bonnes pour lui, il croît sans soins ni peines, et, à six ans, il rapporte déjà par son dépressage.

Ces conseils si simples mais si sages, basés qu’ils étaient sur l’étude et sur l’expérimentation des diverses aptitudes du sol, étaient trop clairs, trop logiques, trop pratiques surtout, pour ne pas frapper vivement l’esprit du vieillard ; mais la coutume, cette terrible fatalité des mœurs agricoles, luttait violemment contre les bons instincts du vieillard, qui lui disaient de se rendre aux avis de Bruyère ; celle-ci, devinant la cause de cette hésitation, appela maître Chouart et lui dit :

– Maître Chouan ! l’an passé… quel conseil vous ai-je donné ?

– Ah ! chère fille ! – s’écria le métayer, – un conseil charmé ! c’est le cas de le dire ! Je cultivais beaucoup de terre, à grand frais et mal ; vous m’avez dit : cultivez peu et bien. Cette année j’ai deux fois moins de frais et quatre fois plus de récolte ; mais voilà le plus fort : je manquais de fumier… et, l’engrais, comme vous dites, c’est le pain de la terre ; je manquais donc de fumier, et je n’avais pas de quoi en acheter, car cela m’aurait coûté peut-être 70 francs par arpent… Qu’est-ce que vous me dites de votre jolie petite voix douce ? « En août, semez un carabin , maître Chouart, il sera fleuri en octobre, enfouissez-le en fleurs, tiges, feuilles et tout, il n’y a pas d’engrais meilleur et moins cher, faites ensuite vos semailles sur la terre ainsi nourrie, et vous verrez la belle récolte ! » Je vous ai écouté, j’ai enfoui mon carabin en fleur, ça ne m’a presque rien coûté, j’ai fait ensuite mes semailles, et au printemps mon froment taillait dru et serré comme un pré… je viens d’engranger et de battre… j’ai plus de dix setiers à l’arpent… je vous dis que c’est pire qu’en Beauce !

– Dix setiers à l’arpent ! – s’écria le vieillard avec un mélange de doute et d’admiration.

À cet instant Bruyère aperçut le petit vacher qui, sortant de la métairie, accourait vers elle.

– Le père Jacques vous appelle… vous appelle que c’est pitié, – dit l’enfant à la jeune file, – nous ne pouvons dormir dans l’étable, tant il gémit !

– Cours lui dire que je viens, – répondit Bruyère dont le visage s’attrista soudain ; puis s’adressant au vieillard, elle dit :

– Mon bon père, maître Chouart vous dira ce qu’il a fait… sa bonne expérience vous encouragera, suivez mes conseils… vous vous en trouverez bien et vous ne viendrez plus me demander de dire des paroles contre la terre nourricière… Mais je vais vous en parler qui peuvent changer votre terre épuisée en terre féconde ; ces paroles, les voici, bon père, retenez-les :

– Cultivez peu… cultivez bien.

– Année nouvelle, culture nouvelle.

– À fréquent engrais, terre fertile.

– Semez des prés… semez des prés

– Sans pré, pas de bétail.

– Sans bétail, pas d’engrais.

– Sans engrais, pas de grain.

– Pratiquez ces préceptes, bon père, – ajouta Bruyère d’une voix douce et pénétrée, – vous ne maudirez plus… vous bénirez la terre du bon Dieu…

Après avoir dit ces mots, Bruyère alla baiser au front le petit enfant endormi dans les bras de sa mère, serra cordialement de sa petite main la main calleuse de maître Chouart, fit au vieillard un geste d’adieu rempli de grâce et de respect ; puis regagnant rapidement la métairie… elle disparut légère et charmante comme une fée…

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