Je fus accueilli avec beaucoup de bienveillance par la société de Mlle Juliette ; celle-ci me présenta à ses invités en leur disant :
– C’est M. Martin, notre nouveau valet de chambre.
Puis m’indiquant à mesure les personnages qu’elle me nommait, Mlle Juliette ajouta :
– Mlle Isabeau, de chez Mme Wilson.
– J’ai déjà eu le plaisir de voir Mademoiselle ce matin, – dis-je en m’inclinant.
– Mme Lambert, de chez Mme la marquise d’Hervieux, – ajouta Mlle Juliette, en me signalant une jeune femme d’une figure très-agréable, coiffée en cheveux et mise avec goût.
Je me rappelai qu’à dîner, le prince avait annoncé à sa femme qu’il allait à la chasse avec le marquis d’Hervieux. M. d’Hervieux était le mari de cette jeune et charmante femme que j’avais vue sur le perron du Musée, si cruellement exposée aux lazzis effrontés des domestiques.
Mlle Juliette termina sa nomenclature féminine en me disant en souriant :
– Mlle Astarté, de chez Mme la ministre de la justice.
Je saluai Mlle Astarté, dont le nom était si prétentieux ; la physionomie de cette fille me parut impertinente et moqueuse. Astarté avait environ trente-six ans. Elle devait avoir été remarquablement jolie ; ses cheveux étaient beaux et très-noirs, ses dents charmantes, sa taille d’une élégance parfaite ; la plus grande dame n’eût pas été mise avec plus de goût et de simplicité que Mlle Astarté. Elle portait, sur ses cheveux lissés en bandeaux, un charmant bonnet de soirée en tulle garni de petites grappes de fleurs cerises ; sa robe de velours noir était montante, et son pied, cambré et chaussé de satin noir, me rappelait celui de la princesse.
– Nous attendions Mme Gabrielle, la femme de charge du comte Duriveau, – me dit Mlle Juliette, – mais son maître est un si affreux tyran, qu’on ne sait jamais sur quoi compter avec lui.
À ces mots, je me félicitai doublement d’assister à cette soirée.
Le personnel masculin de la société était moins nombreux ; il se réduisait à deux de mes confrères ; Mlle Juliette me les présenta de la sorte :
– Monsieur Benard, homme de confiance de M. Lebouffi, le fameux député ; M. Charles dit Leporello, valet de chambre de M. le baron de Saint-Maurice, le lion des lions, surnommé don Juan.
Il y avait entre les dehors, la mise, la figure de ces deux serviteurs, la même différence qui devait exister entre leurs maîtres. L’homme de confiance de M. Lebouffi, le célèbre député, était un grand homme, de noir vêtu, grave, composé, satisfait de soi, à cheveux gris et rares. Il me rendit mon salut avec une suffisance toute parlementaire.
Leporello (surnom qui me prouvait que l’antichambre n’était pas sans quelque littérature), loin de ressembler du reste au type du valet trembleur de Don Juan, était un jeune et joli garçon, à la figure éveillée, hardie, à la tournure leste, aux manières cavalières ; il portait assez élégamment des habits ayant sans doute appartenu à son maître ; il me parut être la coqueluche de ces dames, et se montrer fort assidu auprès de Mlle Astarté, la reine de la soirée.
– Nous attendions bien encore le beau Fœdor, – me dit Mlle Juliette après cette présentation en formes, – mais il ne faut pas plus compter sur lui que sur Mme Gabrielle, la femme de charge du comte Duriveau.
– Son maître, – dis-je à Juliette, tâchant de me mettre au ton médisant de notre réunion, – son maître est-il donc aussi tyran que le comte Duriveau ?
Ma question fut accueillie par un éclat de rire général. Me voyant un peu déconcerté, l’homme de confiance du député vint officieusement à mon secours, et dit d’un air capable :
– Notre honorable collègue ignorant sans doute quelle est la personne que sert le beau Fœdor, sa question est toute naturelle.
– C’est vrai, c’est vrai, – dirent plusieurs voix.
– Mon cher, – me dit Leporello d’un air dégagé, – le beau Fœdor n’a pas de maître, mais il a une maîtresse… qui est la sienne… Comprenez-vous ?
– Ah !… Leporello ! Leporello ! – s’écrièrent plusieurs voix d’un ton de reproche, – êtes-vous mauvaise langue !
– Dire cela… tout de suite à M. Martin…
– Voyez, vous le confusionnez.
En effet, par un rapprochement stupide, j’avais involontairement songé à Régina… le rouge m’était monté au front, et, malgré mes efforts pour répondre d’une voix assurée à Leporello, je balbutiai :
– En effet… je… ne… je ne comprends pas bien.
– Voilà la chose, mon cher, – reprit Leporello avec un aplomb insolent, – le beau Fœdor est au service de Mme la marquise Corbinelli, il a cinq pieds sept pouces… vingt-cinq ans ; il est frais comme une rose et a de superbes favoris aussi noirs que les cheveux d’Astarté. Maintenant, surmontez-moi ce physique de sa vieille marquise italienne de cinquante ans, qui porte des diamants dans le jour, du rouge comme en carnaval, une perruque brune à raies de chair, et vous comprendrez, mon cher, pourquoi je dis que la maîtresse du beau Fœdor… est la sienne. Ah çà ! vrai ? est-ce que cela vous étonne ?
– Ma foi, oui, ça m’étonne, – repris-je en surmontant mon trouble, – et il me semble que cela doit paraître fort étonnant à tout le monde ! N’est-ce pas, Mesdames ? – ajoutai-je, espérant généraliser la conversation et échapper à l’attention dont j’étais l’objet.
– Étonnant ? mais non… pas si étonnant, – dit Astarté, – ça n’est peut-être pas si commun que de voir des maîtres avoir pour maîtresses nous autres femmes de chambre de leur légitime… mais ça se rencontre… et sans aller plus loin, quand j’étais chez la duchesse de Rullecourt, il y a eu la fameuse histoire de la baronne de Surville avec le grand Laforêt, le piqueur de son mari ; mais il faut dire aussi que la baronne aimait beaucoup la chasse.
– Du reste, – reprit le vieux Louis, valet de chambre du prince de Montbar, – je me suis laissé dire par mon père, qui avait été élevé dans la maison de Soubise, que sous l’ancien régime bien des dames de la cour avaient des valets de chambre coiffeurs, et que les gaillards… enfin… suffit.
– Sous l’ancien régime… je crois bien, – dit l’homme de confiance du député, en gonflant ses joues, – il n’y avait pas de mœurs, c’était le temps du droit du seigneur, du Parc-aux-Bœufs et de l’Œil-de… Cerf, non… du Parc-aux-Cerfs, de l’Œil-de-Bœuf et des talons rouges…
– Bon, – dit Leporello, en riant, – voilà le vieux Benard parti… comme son maître…
– À propos de ça, – dit Benard, – ma belle Astarté, vous pouvez prévenir la femme de votre ministre, que demain son époux n’a qu’à se tenir ferme…
– Comment ça ?
– Monsieur a péroré et gesticulé aujourd’hui pendant plus de deux heures dans le cabinet de toilette de Madame, devant sa psyché.
– Ah, la bonne farce ! – dit Astarté.
– Une vraie comédie – reprit l’homme de confiance de l’homme politique. – Pour figurer la tribune, il avait mis la baignoire de Madame en travers, et il était là à taper sur le couvercle en faisant les grands bras devant la glace comme un imbécile, se lançant à lui-même des regards foudroyants, se montrant le poing, enfin, ayant l’air de se traiter comme le dernier des derniers.
– Il répétait donc sa parade ? – dit Astarté, – la scène qu’il doit faire demain à notre ministre !
– Certainement, – reprit Benard, – d’autant plus qu’il parlait avec son organe de tribune, comme il dit… il a répété plus de vingt fois… et même c’en était embêtant à la fin, car je l’entendais de l’antichambre : C’est sous l’empire d’une émotion soudaine, que j’accours à cette tribune… La France est là… Je veux qu’elle m’entende… Il paraît que c’est surtout les mots : Émotion soudaine qu’il ne pouvait pas arracher au naturel… À la fin… il les a tirés…
– Parole d’honneur, – dit Leporello, – ça serait à payer sa place.
– Et quand il disait : La France est là !… il faisait un grand geste en montrant la porte de la garde-robe de Madame, – ajouta l’homme de confiance de l’homme politique, en partageant l’hilarité que causait ce récit.
– Et dire… – reprit Astarté en riant aux éclats, – que votre maître travaille comme ça pour rien… pour le ridicule… voilà tout… C’est pas comme tant d’autres ; car j’ai entendu dire à mon ministre qu’on trouvait pour mille écus par an… de très-bons petits députés, qui ne parlaient pas encore trop mal…
– Et à ta ministresse, lui rends-tu toujours la vie dure ? – demanda Mlle Juliette à Astarté.
– Tiens, je crois bien ;… ainsi, ce soir, elle ne voulait sortir qu’à dix heures pour aller au bal de l’intérieur. Ah ! bien oui, moi qui voulais être ici à huit, je lui ai dit que j’avais à sortir, et je vous l’ai fait s’habiller en sortant de table, et plus vite que ça… C’était pour en crever, car elle mange comme un ogre… Et maintenant, parée comme une châsse, elle est à attendre devant sa pendule l’heure d’aller au bal… Et quelle toilette ! quel paquet ! comme c’est fagoté !…
– Vous avez donc un talisman, Mademoiselle, – dis-je à Astarté, – pour faire ainsi ce que vous voulez de votre maîtresse ?
– Son talisman – dit Juliette, en riant – c’est qu’elle a été pendant quinze ans première femme de Mme la duchesse de Rullecourt, la beauté la plus à la mode de la Restauration, et que Mme Poliveau, c’est le nom de la ministresse d’Astarté, se trouve si fière, si honorée d’avoir à son service une première femme de chambre de duchesse, qu’Astarté fait tout ce qu’elle veut dans cette maison, où on est trop heureuse de l’avoir.
– Ah ! maintenant je comprends – dis-je à Astarté.
– Voilà tout mon secret – me répondit-elle. – Mais, ces gens-là ! c’est si bourgeois, si bête, si encrassé !… Il n’y a rien à en faire… Du reste, c’est très-drôle : quand il vient une des collègues de ma ministresse la voir, comme qui dirait Mme Galimard, du commerce, ou Mme la ministresse de l’intérieur, dont le grand-père du côté maternel était portier, ma maîtresse me sonne sous prétexte de me donner un ordre, et puis elle dit à demi-voix à ses collègues, en se rengorgeant, et en me montrant du coin de l’œil :
– C’est ma femme de chambre ; elle a été pendant quinze ans chez la fameuse duchesse de Rullecourt, et ma ministresse fait la roue pendant que les autres enragent.
– Oh ! comme c’est ça ! – s’écria Leporello en éclatant de rire. – Je connais un imbécile de maître qui salue toujours son cocher le premier, parce que cet Anglais a servi chez le fameux lord Chesterfield.
– Autre comédie, – reprit Astarté. – Du matin au soir, ma maîtresse est à me dire : Ma chère petite (elle est familière… – dit Astarté en manière de parenthèse avec une incroyable insolence), ma chère petite, comment s’habillait Mme la duchesse ? comment se coiffait Mme la duchesse ? quel linge portait Mme la duchesse ? quels bonnets de nuit portait Mme la duchesse ?… Je crois, Dieu me pardonne ! qu’un jour elle me demandera comment Mme la duchesse…
Un éclat de rire général interrompit à propos la verve d’Astarté, qui reprit :
– Et le ministre donc ! c’est la même chanson sur un autre air. Comme ce bourgeois est aussi vaniteux qu’ignorant du savoir-vivre, il est toujours à me dire : – Ma bonne (épicier, va ! !) ma bonne, est-ce que ça se faisait comme ça chez M. le duc ?… Ma bonne, comment s’habillait M. le duc, le soir ? Ma bonne, comment servait-on à table chez M. le duc ?
– Vous ne nous dites pas tout, belle Astarté, – dit galamment l’homme de confiance de l’homme politique. – Je suis sûr que votre ministre vous a dit : Ma bonne, est-ce que M. le duc ne vous faisait pas la cour ?
– Il n’y a pas de doute, – reprit Astarté ; – il a un jour voulu batifoler, et m’a dit : Ma bonne, je suis sûr que M. le duc vous trouvait charmante, et qu’il vous le prouvait.
– Non, Monsieur, – ai-je répondu à ce gros homme, – car, pour le prouver, M. le duc aurait commencé par me meubler un appartement et me donner une centaine de mille francs pour m’établir. – Là-dessus, le ministre est resté coi, a fait hum ! hum ! et s’est esquivé ; pourtant ça aurait été drôle de faire l’éducation d’un ministre de la justice, et de lui apprendre les belles manières ; mais il est si laid, si crasseux, si avare, que je l’ai menacé de tout dire à sa femme s’il insistait, et même s’il n’insistait pas. Aussi, grâce à ma vertu, je fais du ménage ce que je veux, je donne des places de garçons de bureau et d’huissiers comme s’il en pleuvait. Qui est-ce qui en veut ?
– Ma foi ! ça n’est pas de refus dans l’occasion pour un intime, – dit Leporello.
– J’avais même une de mes amies qui servait une femme dont le mari était sous-chef dans nos bureaux, je l’ai fait nommer chef par une injustice atroce… Et voilà !
– Je réclame ta protection pour le frère d’une de mes camarades, – dit la femme de chambre de la marquise d’Hervieux. – Je te reparlerai de cela, Astarté.
– Tu n’as qu’à demander… je n’aurai qu’à dire à mon ministre : – M. le duc, qui était gentilhomme de la chambre de Charles X, n’aurait jamais refusé une grâce à quelqu’un de sa maison. Je vous dis qu’il n’y a rien de plus orgueilleux que ces parvenus.
– Et quand je pense, – reprit notre maître d’hôtel, – que j’avais un cousin, brave et digne garçon, commis-marchand de son état, qui, avant la révolution de juillet, était d’une société secrète, où l’on jurait sur des poignards haine aux rois, aux nobles et aux prêtres… et qu’il a vu cent fois votre ministre, Astarté, qui était alors M. Poliveau tout court, jurer et rejurer, comme un enragé, haine aux rois, aux nobles et aux prêtres !
– C’est donc pour ça, – reprit Astarté, – qu’il est à plat-ventre devant la moindre robe noire, et qu’hier encore il me disait en roulant des yeux : – Ma bonne, M. le duc allait tous les dimanches à la messe, n’est-ce pas ? – Oui, Monsieur, il allait à la messe, mais il faisait tous les ans pour 25,000 fr. d’aumônes dans ses terres. – À cela le crasseux bourgeois a encore fait hum ! hum ! et a rentré sa grosse tête dans ses épaules rondes comme un colimaçon borgne dans sa coquille.
Cet entretien fut interrompu par l’arrivée de notre cuisinier : ce personnage fit une entrée magistrale, suivi de son aide de cuisine, portant sur un plateau cinq ou six assiettes de petits gâteaux sortant du four. L’assemblée accueillit cette galanterie culinaire avec une faveur marquée. Les gâteaux furent placés sur une table, à côté d’un service de thé en fort jolie porcelaine anglaise ; l’aide de cuisine, soumis aux lois de la hiérarchie, sortit en jetant un regard de convoitise sur les gâteaux et sur les invitées de Mlle Juliette.
– Je vous demande pardon. Messieurs et Mesdames, – dit le cuisinier, – de me présenter en uniforme, – et il montra sa veste blanche et son bonnet de coton ; il était resté fidèle, disait-il, à ce bonnet traditionnel et classique, méprisant la toque de percaline blanche des novateurs, des romantiques, – disait-il.
– Vous excuserez donc la tenue d’un soldat qui sort du feu… – ajouta-t-il.
– Voilà votre meilleure excuse, Monsieur le chef, – dit gracieusement Astarté, en montrant les petits gâteaux élégamment montés sur les assiettes.
– Je crois, en effet, que les dames la goûteront, mon excuse, – riposta le cuisinier ; – je vous recommande… vanité à part… ces bergères à la crème, piquées aux fraises ; c’est un entremets de primeur. Le grand Carême, sous les ordres duquel j’avais l’honneur de servir au congrès de Vienne, les avait inaugurées sur la table de S. E. M. l’ambassadeur de France… la veille de ce fatal dîner…
– Voyons, chef, en faveur de M. Martin, qui ne connaît pas l’histoire, – dit Juliette en riant, – nous l’écouterons encore une fois.
– Quelle histoire ? – dit Leporello.
– Ça fait deux qui ne la connaissent pas, – reprit Astarté en riant ; – allez, Monsieur le chef, allez de confiance.
– J’ai le plus grand désir pour ma part d’entendre ce récit, – lui dis-je.
– Si je reviens si souvent sur cette histoire, – reprit le cuisinier d’un ton pénétré, – c’est pour protester toujours, protester sans cesse contre une lâcheté, une trahison dont je maintiens un cuisinier français absolument incapable.
– Diable, c’est grave, – dit Leporello.
– Il y allait de notre honneur, Monsieur ! – s’écria ce cuisinier formaliste qui savait, d’ailleurs, parfaitement son monde ; – en deux mots voici le fait. Nous étions à Vienne, j’avais l’honneur de servir sous les ordres du grand Carême, chez M. l’ambassadeur de France ; MM. les membres du corps diplomatique dînaient alternativement les uns chez les autres ; ils avaient la bonté d’appeler cela dîner en France, en Angleterre, en Russie, etc., etc. ; et vous concevez quelle rivalité existait entre MM. les chefs de cuisine… La veille de la signature des traités, on dînait chez Mgr le prince de Metternich : c’était conséquemment la séance, c’est-à-dire le dîner le plus important du congrès… si important que Mgr le prince de Metternich avait daigné corriger le menu de sa main, et ajouter au bas : traiter ce dîner comme un dîner de têtes couronnées… J’ai vu l’autographe… j’en ai une copie dans mes papiers.
– Cela devient très-intéressant, – dis-je au cuisinier, – on dirait qu’il s’agit d’une affaire d’État.
– Il s’agissait d’une affaire d’Europe, Monsieur !… – s’écria le cuisinier diplomatique, – et vous allez voir pourquoi : il y avait eu jusqu’alors, comme je vous l’ai dit, une rivalité terrible entre MM. les chefs de cuisine de MM. les ambassadeurs, mais une rivalité loyale… Malheureusement cette loyauté eut son terme ; le jour de ce dîner solennel… un lâche, un infâme, au lieu de combattre à ciel… ou plutôt à fourneau découvert, soudoie à prix d’or un des aides du chef des cuisines de Mgr le prince de Metternich… je ne sais quelle abominable drogue fut mélangée à la plupart des mets de ce dîner royal… traité avec tant d’amour, tant de respect par le chef des cuisines du prince… et…
– Oh ! oh !… je devine la chose, – dit Leporello en riant.
– On n’était pas au dessert, – s’écria le cuisinier dans son indignation généreuse contre un si indigne procédé, – que déjà plusieurs de MM. les membres du corps diplomatique ressentant de graves incommodités, étaient obligés de quitter la table… Quelques légères indispositions s’ensuivirent, la signature des traités fut reculée de plusieurs jours… et Dieu sait les intrigues qui se croisèrent pendant ces trois jours ! – ajouta le cuisinier d’un ton mystérieux et diplomatique.
– Le fait est que c’était faire aller un peu drôlement la diplomatie, – dit Leporello.
– Le pis de l’affaire… – ajouta tristement le cuisinier, – c’est que l’auteur de cette infamie n’ayant jamais été connu, les soupçons ont tour à tour plané sur l’Angleterre, sur la Russie, sur la France ! !… Sur la France… oh ! jamais, je proteste… je protesterai toujours… si je me permettais d’accuser quelqu’un, j’accuserais la Prusse, car son chef de cuisine était un malheureux fouille-au-pot… digne à peine de fricoter… c’est le mot, pour un de vos ministres. Mademoiselle Astarté.
– Je crois bien… dîner de ministre, c’est tout dire, – reprit Astarté.
– Sauf un… – reprit le cuisinier, – car il faut être juste… S. E. Mgr le comte M*** a été le seul ministre, lorsqu’il avait l’honneur de diriger les affaires étrangères, chez qui on ait jamais mangé un dîner de cinquante couverts chaud à point et exquis ; mais cela s’explique, M. le comte M*** est un grand seigneur qui a conservé les bonnes traditions. Du reste, après les dîners de ministre, ce que j’ai vu de plus atroce… ce sont les dîners de famille d’un Américain colossalement riche, chez qui je me suis fourvoyé pendant trois mois… gigot aux haricots, pièce de bœuf aux choux, flan aux pommes de terre, tel était le menu de tous les jours… mais six fois par mois des dîners… oh ! des dîners dignes du grand Carême… il est vrai que le lendemain on vendait la desserte aux restaurateurs de moyen ordre… Ces extrêmes n’allaient pas à ma manière de travailler, et j’ai déserté… Il y a, du reste, beaucoup de maisons pareilles… – ajouta philosophiquement le cuisinier, – tout pour paraître… rien pour être…
– C’est comme beaucoup de nos élégants, – reprit Leporello, – je dis élégants, – ajouta-t-il avec suffisance, – parce qu’il n’y a plus que les femmes de notaire ou de ministre qui disent lions, ces gaillards-là ont un compte de cent francs chez la lingère et de deux mille chez le tailleur… je ne dis pas ça pour mon maître, car après M. le maréchal S***, mon maître est le plus grand homme de linge qui existe ; à propos de mon maître, je vous dirai que je lui ai tout bonnement sauvé la vie ce matin… car, sans moi, demain il se battait à mort avec M. de Blinval… et il était tué… aussi vrai que vous avez les plus beaux yeux du monde, Astarté…
– Ah ! mon Dieu ! contez-nous donc ça, Leporello, – dit Juliette.
– Ah çà !… c’est bien entre nous… comme toujours ? – dit Leporello, avant de commencer son récit, et se posant carrément devant la cheminée, les deux pouces passés dans les entournures d’un gilet flamboyant, – c’est tout-à-fait entre nous ?…
– Parbleu ! – lui fut-il répondu tout d’une voix.
– Mon maître, – reprit Leporello, – est, comme vous savez, l’amant de Mmes de Beaupréau et de Blinval, mais plus communément de Mme de Blinval…
– Tiens, de Mme de Beaupréau aussi ? – dit la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, – c’est donc du fruit nouveau ?
– Du 17 novembre, dans l’après-midi, – répondit Leporello. – J’ai été faire du feu le matin de ce jour-là dans un second petit appartement que mon maître a été obligé de louer à cause de l’augmentation de sa clientèle ; mais pour en revenir à M. de Blinval, il est nécessairement l’ami intime de mon maître, vu que mon maître est l’amant de sa femme.
– Ce n’est pas comme chez nous, – dit la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, cette charmante jeune femme blonde que j’avais remarquée sur le perron du musée, – M. le marquis ne peut pas souffrir M. de Bellerive.
– À propos de ta maîtresse, – dit Juliette à sa compagne, – quand Leporello aura fini son histoire, fais-moi penser à te dire quelque chose qui lui fera plaisir…
– Bon… continuez, Leporello.
– Ce matin donc j’avais quitté l’appartement de mon maître pour aller donner un ordre à l’écurie ; le frotteur était resté en haut pendant mon absence. M. de Blinval arrive, on lui ouvre et il entre chez mon maître ; je rentre, l’imbécile de frotteur ne me dit rien, et voilà qu’au bout de dix minutes arrive un commissionnaire avec une lettre de Mme de Blinval. C’est très-pressé, me dit le commissionnaire, il faut tout de suite une réponse. Ne me doutant pas le moins du monde que M. de Blinval fût là, j’entre avec la lettre et je vois le mari fumant tranquillement son cigare avec mon maître, et riant comme un… bossu.
– Ah ! mon Dieu !
– Comment vous êtes-vous tiré de là, Leporello ? – s’écrièrent les femmes avec intérêt.
– Mais pas trop mal… – dit Leporello avec fatuité, – pas trop mal… mon maître, me voyant entrer avec la lettre sur mon plateau, tend la main pour la prendre, en me disant : – De qui est cette lettre ? – Le mari était si près, qu’il devait nécessairement reconnaître l’écriture… très-reconnaissable… des jambages longs de ça…
– Mais achevez donc, Leporello ; comme vous nous faites languir ! moi, je suis toute saisie, – dit Juliette.
– Donner un faux nom… ne m’avançait à rien, – reprit Leporello, – la diable d’écriture était toujours là.
– Mais achevez donc, au nom du ciel.
– Reculant alors le plateau hors de la portée de mon maître, et conséquemment hors de la vue du mari, je dis à mon maître en riant : – je ne peux pas donner cette lettre à M. le baron… devant M. le vicomte. – Pourquoi cela ? – me dit mon maître tout bêtement. – Parce que M. le vicomte connaît l’écriture de cette lettre, – ai-je répondu en souriant. – Voyez-vous ce drôle de Leporello ? quel aplomb de Frontin ! – dit le mari en riant aux éclats, tandis que mon maître, averti par un coup d’œil de moi, se lève, prend la lettre et la met dans sa poche, après l’avoir vite parcourue.
– Bravo ! Leporello, – fut-il crié tout d’une voix.
– Pendant le temps que mon maître lisait, – reprit-il, – le mari disait en levant le nez en l’air et en se frottant les jambes devant le feu : – Voyons… je connais l’écriture ?… De qui diable ça peut-il être ? – Puis tout-à-coup il s’écrie : – Je parie que c’est une lettre de Fifine ?… – Fifine est un rat de l’Opéra, drôle de petit corps, qui est un peu la maîtresse de tous ces Messieurs du club. – Tu devines tout ! Blinval ! on ne peut rien te cacher – répondit mon pauvre maître, dont le front était couvert de gouttes de sueur. – Eh bien ! – ajouta Leporello, – avouez que, sans mon aplomb, et j’ose dire sans mon intelligence, il arrivait de beaux malheurs, car M. de Blinval est brave comme un lion ; il tire le pistolet comme un dieu, et demain mon maître était mort… si le mari avait vu cette lettre ; ce qui n’empêche pas qu’on dit de nous : Ces canailles de domestiques !
– Ça me rappelle un admirable trait de sang-froid du dernier amant de la duchesse de Rullecourt, – dit Astarté, – et vous pourrez donner, dans l’occasion, la recette à votre maître, Leporello… Cet amant reçoit une lettre de la duchesse dans des circonstances absolument pareilles… sauf qu’il n’avait pas un intelligent Leporello pour le servir… L’imbécile de valet de chambre apporte donc la lettre de la duchesse. – Tiens… – dit le duc à l’amant – une lettre de ma femme ? Elle t’écrit donc ? – L’amant ne répond rien, lit la lettre avec un sang-froid superbe, et répond ensuite au duc : – Que le diable l’emporte, va ! ta femme ! – Comment ! – Tiens, tu feras la commission. – Et l’amant prend sur sa cheminée deux louis qu’il donne au mari. – Pourquoi ces deux louis ? – dit celui-ci. – Eh pardieu, pour une de ces insupportables quêtes dont toutes les dames patronnesses nous poursuivent, et ta femme ne m’a pas manqué. – Ce disant, l’amant jette la lettre au feu…
– Bravo…
– C’est très-fort, – dirent plusieurs voix.