LA PISTE ET LA MARE

Sur la piste, au centre du désert pampéen, un homme s’avance seul, à pied, portant deux sacoches en bandoulière et, à la main, une mallette. Malgré l’immensité du paysage qui brouille un peu ses traits, on reconnaît son type oriental et qu’il a dû quitter depuis peu son pays : parfois il tourne la tête, comme suivi. Sa petite pipe volontaire l’entoure d’une intimité ambulante, à l’instable architecture.

On lui a parlé d’une ferme à plusieurs lieues de là et, depuis le matin, il va vers l’horizon sans regard. À ses pieds les innombrables foulées de la route : il reconnaît le passage des moutons, des bœufs, des chevaux, un désert de foulées, un monde immobile et fruit du mouvement, plein d’une torpeur posthume.

Ainsi, de rancho en rancho, voyage-t-il depuis plusieurs jours. La nuit, il couche où il y a de la place pour que s’allonge le corps d’un étranger qui a marché tout le jour. Et quand il ne dort point, les oiseaux chargés de veiller sur le sommeil de la Terre, les chouettes et les hiboux, d’autres encore que nous ignorerons toujours parce qu’ils nichent dans les airs, lui sonnent les heures avec l’assentiment de la Lune.

À la ferme de San Tiburcio où va l’homme, c’est la tonte des brebis dans un hangar. Les paupières des bêtes se ferment sous la froide haleine des ciseaux, qui précipitent leur course le long des ventres laineux, comme s’ils allaient emporter en passant les mamelles délicates. Une bête renifle sans cesse un reste de toison que le hasard lui a placé sous le museau. Tous les yeux des brebis semblent de verre et interchangeables, comme l’angoisse de leurs corps sous pression.

Le Turc ambulant continue sa route. Dans les ténèbres de sa ceinture il est cinq heures à sa montre de nickel toute chaude du voyage, mais il est bien plus tard dans son esprit : il se presse, comme s’il était attendu depuis un moment et qu’on eût déjà avancé une chaise pour lui, au milieu de la pièce.

La tonte se poursuit dans le hangar de San Tiburcio.

Juan Pecho, cet homme accroupi, à votre gauche, doit être le patron. Son couteau à la ceinture, sous le veston soulevé par le travail, est plus long que celui des péons. Grand, gros, il tond lourdement : une énorme paresse flâne partout dans son corps, lui fait des confidences, même quand il feint de travailler. Installée dès le réveil elle ne le quitte que la nuit, pour aller faire un tour, quand il s’endort et que Pecho n’en a vraiment plus besoin. Un bout de mégot décoloré à sa lèvre inférieure y semble collé depuis cinq ou six ans.

Il tond mal et distraitement. De temps à autre des injures s’égarent dans les poils de sa barbe clairsemée.

Les brebis qui ont affaire à lui n’oublient pas l’ombre lourde sur elles de tout ce corps penché, ces taillades et ce souffle de bœuf. Il aimerait mieux les égorger. C’est plus rapide et le sang n’est-il pas la seule distraction de la pampa pour un gaucho fidèle à sa fiancée ?

Les premiers abois des chiens viennent loger dans l’oreille du Turc. Jusque-là, pendant des heures, il n’avait été un homme que pour le vent de la pampa, et encore un drôle d’homme puisqu’il allait à pied dans un pays où chacun s’avance à cheval. Juan Pecho et les enfants l’ont vu. On lui donne une patrie, des sentiments, un caractère.

C’est le vendeur de pacotille de qui l’on aime déjà les boîtes. Hommes, femmes, enfants, dans le monde entier, aiment les boîtes. C’est un besoin de la planète ; un des lieux où se forme, se cache et ruse la destinée.

L’occasion semble trop bonne à Juan Pecho qui se lève et monte sur son cheval toujours sellé près de lui, non par crainte de faire attendre l’avenir, mais jamais il n’a fait à pied quinze pas de suite.

Roulant une cigarette il se dirige vers l’inconnu.

« Buenas tardes, voulez-vous voir les marchandises d’un commerçant de passage et à vos ordres ? essaya de dire le Turc en espagnol. Je représente pour la République Argentine plusieurs grosses maisons étrangères.

– Vous représentez ? » dit le fermier dans un mauvais sourire en regardant les sacoches de l’homme.

Le Turc baisse les yeux sur son mensonge. La faim, le grand air l’ont rendu inventif.

« Suivez-moi », dit Pecho tournant bride.

Il se demande s’il va conduire l’étranger près du hangar ou du côté de la cuisine. La présence de sa sœur Florisbela, grave et large à la porte du rancho, le décide.

« Voici un Turc qui va coucher ici. Nous verrons après le dîner ce qu’il apporte, mais d’ici là qu’il ne montre rien. »

Puis à voix basse :

« Attention, il a les mains longues. »

Le marchand demande de l’eau à Florisbela et disparaît derrière des chardons.

Il revient lavé, brossé, parfumé et s’assoit sur un escabeau face au couchant, non loin de Florisbela qui prend du maté.

Tous deux sont là sans mot dire, intimidés par le soir descendant. Les étoiles étourdies encore par la lumière du jour font les aveugles. Les brebis que les travaux de la tonte ont séparées des agneaux, les cherchent dans les enclos du crépuscule et, de la terre au ciel, ce n’est plus qu’un seul bêlement piqué d’étoiles et de lucioles.

Le Turc commençait à sentir sa fatigue. Une pensée, flèche perdue, par qui lancée ? lui traversa l’esprit. Et il s’assura que son revolver se trouvait dans sa poche. Justement on entendait la voix de Juan Pecho. Il revenait vers le rancho, suivi des trois enfants de Florisbela dont l’aîné, Horacio, avait douze ans, un visage d’homme et boitait durement. Des chiens encadraient le petit groupe.

« Non ! Non ! disait le fermier d’une voix basse à la dérive. Après le dîner seulement ! Le Turc installera ses affaires sur la table et nous aurons tout le temps de regarder. »

Florisbela approuva. Le marchand eût voulu faire de même tout de suite, mais, n’entendant pas bien l’espagnol, il ne comprit le sens de cette phrase qu’au bout de quelques secondes après en avoir confronté secrètement les mots dans le fond de son oreille.

Tout le monde entra dans la vaste pièce qui servait de cuisine et de salle à manger.

« Ici », dit Juan Pecho à l’étranger en lui assignant une place dans un coin.

Un à un les huit chiens bâtards de l’estancia vinrent flairer l’intrus et tentèrent de lever leurs pattes de derrière sur ses bagages. Mais il les en empêcha avec des gestes déférents.

Dans le rancho on parlait à voix basse ; Florisbela et son vieux père, gaucho, barbu de blanc, à l’air extraordinairement distingué, désiraient permettre au Turc de s’asseoir à la table familiale et les enfants chuchotaient tous : « Oui ! oui ! oui ! oui ! »

« Il mangera dans ce coin, sur ses genoux », souffla violemment Juan Pecho.

Et il pensait : « C’est déjà bien beau que je l’aie laissé entrer chez moi, ce gringo, cet ambulant qui ne tient encore à la terre que par un coup de veine, ce fantôme qui pour se donner de l’importance demande dès son arrivée de l’eau pour faire sa toilette. Et il s’est même lavé les pieds au grand air comme s’il ne fallait pas garder ces choses-là pour soi. »

Juan Pecho avait suivi, du hangar, les mouvements du Turc et vu sa serviette à raies rouges durant qu’il s’essuyait aux derniers rayons du soleil.

La viande cuite, le fermier et les siens s’assirent à table, et dans un coin, le Turc aux pieds propres, osseux et tristes. (Quand le visage est obligé de sourire pour des besoins professionnels, il faut bien que notre humaine tristesse se réfugie quelque part.)

Sous l’odeur de la viande grillée l’étranger convint en lui-même que cette vie nomade lui plaisait et retrouva, en même temps que son nom : Ali ben Salem, l’amour de ses parents et de sa patrie, d’autres vertus moins précises et l’essentiel de sa biographie.

La fatigue de ses jambes et de ses reins qui allait s’idéalisant lui tenait compagnie.

À la table présidée par Juan Pecho on voulait paraître sûr de son toit et du lendemain, à cause du vagabond. On se servait ostensiblement des fourchettes parce qu’il n’avait que son couteau et coupait sa viande au ras des lèvres. De leur place, les enfants de Florisbela ne cessaient de regarder les mâchoires du Turc.

Après le dîner, et les cinq minutes de silence qui le suivirent, Juan Pecho, qui ne voulait pas sembler pressé, dit enfin :

« Voyons. »

Les enfants se hâtèrent d’aller chercher les péons et bientôt, avec eux, autour des richesses du marchand, se tinrent le vieux père de Florisbela, celle-ci et Pecho, tous debout, immobiles, sévères comme le désert.

Sur la table, dans de petites boîtes en carton, un métal doré, crédule (broches, bracelets, boucles d’oreilles, porte-bonheur) souriait parallèlement aux lèvres d’Ali ben Salem et de connivence avec elles. La concentration minérale des spectateurs, s’humanisant enfin, livra passage à quelques gestes.

Cette dorure lentement s’installait en eux, tapissait leurs âmes. À droite et à gauche furent disposés toutes sortes d’objets de toilette, de mercerie et parfumerie aux couleurs neuves, qui formaient sur la table une sorte de printemps urbain et accidenté.

« On peut toucher », dit le Turc.

Alors on vit les mains brunes des paysans s’avancer comme des carpes autour d’un morceau de pain.

Juan Pecho ne disait rien encore, bien que de rapides regards se tournassent souvent vers lui.

Alors que sa barbe faisait plus nonchalamment que jamais le tour de son visage, il ouvrit une boîte enfermant un rasoir mécanique et dans le silence général s’en fit expliquer le maniement. Il pensa qu’il lui importait d’arriver le dimanche suivant, rasé de près, chez Esther Llanos, sa promise.

« Combien ce rasoir ?

– Trois petites piastres. C’est comme de la soie.

– Trois piastres ! J’en donne une », dit Pecho d’une voix rugueuse.

Plein de douceur, le Turc répétait : « Je ne peux pas, je ne peux pas », à travers cent sourires, se détruisant les uns les autres, et qui sait si sous sa chemise sa poitrine broussailleuse ne faisait pas l’aimable aussi, à sa façon.

Le regard noué au rasoir, le fermier pensait : « Trois piastres, le prix d’un mouton avec sa laine pour ce bout de métal luisant ! » Cependant Florisbela, le vieillard, les péons, achetaient des objets et l’on vit des pièces d’argent changer de poche, à la lumière de la lampe qui ne broncha point.

La muette colère de Juan Pecho commença d’empoisonner l’air.

Les péons s’éloignèrent de la pièce. Assis sur leurs grabats, ils attendirent.

Le Turc emballa ses affaires, sauf le rasoir qu’il sentait lui échapper sous le violent désir du fermier.

Le vieillard qui n’avait dit mot, la femme, les enfants, tous, dans une immobilité mortelle.

« Qu’avez-vous donc à me regarder ! » éclata le maître.

Un bruit de chaises remuées. Des faces devinrent des dos qui disparurent un à un par la porte ouverte sur la nuit noire.

Il ne reste plus dans la pièce que Juan Pecho, le rasoir et le Turc.

Le créole se demande s’il ne va pas chasser le marchand, mais il lui faudrait donner des raisons ou, tout au moins, assembler des paroles… Il juge plus commode de faire un pas en arrière et de planter son couteau dans la nuque qui se trouve devant lui.

Le Turc tombe la tête en avant, les bras allongés comme pour ne pas se faire de mal en s’effondrant tout d’un coup dans la mort.

Un chien entre, esprit de la nuit, chargé d’une mission ; il hume le corps, constate le décès et sort, écrasant son ombre.

Pecho saisit le rasoir et, ouvrant la mallette, y choisit un savon, puis ferme la porte, éteint la lampe pour effacer les traces de sang.

Dans la pièce voisine, il se rase avec soin, s’étonnant de ce nouveau visage, que le miroir lui façonne comme d’un parent presque oublié qui vient de traverser les mers. De temps à autre il se retourne vers la porte derrière quoi le cadavre prend déjà toutes ses dispositions pour le voyage immobile. Quand il a fini, il approche du corps. Le veston déboutonné laisse voir une large ceinture de cuir neuf. Juan Pecho fronce soudain les sourcils : il est de son devoir d’en examiner le contenu. La boucle défaite, un bruit d’or roule confusément, sonnerie d’un réveil mal étouffé sous des couvertures. Pecho compte sur la table vingt livres sterling. Cette présence lui déplaît fort : il n’a pas tué pour ça, il n’est pas un voleur. Les objets divers qui se trouvent dans le bagage du Turc ne comptent pas : un amusement pour les yeux et les mains, de l’usage externe.

Il ne veut pas de ces pièces, de ces intermédiaires entre le défunt et des inconnus, lesquels commencent peut-être à s’interroger dans la nuit, à bouger dans leur lit, allumer la lampe, regarder l’heure, comprendre que, quelque part dans le monde, se passe quelque chose de grave et qu’il leur faut aller aux nouvelles.

Une idée lui vient : avec cet or il fera une bonne action.

Une à une, il glisse les livres sterling dans la tirelire de son neveu, l’infirme. L’or purifié coule maintenant du côté des anges.

Il laisse dans la poche du Turc l’argent qui provient des achats de Florisbela et des péons. La conscience délivrée, il regarde les mallettes et les sacoches avec une morne sympathie. Puis il les vide entièrement sur la table, fait plusieurs tas.

« Pour ma très chère sœur Florisbela », écrit-il sur un bout de papier, de sa main maladroite.

« Pour l’espiègle Mariquita. »

« Pour mon petit neveu Juan Albertito. »

« Pour mon père estimé. »

« Pour Juan Pecho. »

Une longue courroie de cuir attachée au cou du Turc et voici Pecho à cheval, traversant la nuit pudique qui s’écarte sur son passage. Il va jeter le corps dans une mare toute proche. Deux canards sauvages s’envolent vers la Croix du Sud.

Il n’a pas oublié la pierre autour du cou attachée. Juan Pecho rentre dans le rancho. Du sommeil, où il plonge aussitôt, ne le font sortir qu’à l’aurore les oiseaux picorant son dernier cauchemar.

Glacé comme s’il avait dormi au fond de l’eau, il regarde le soleil se lever sur la mare et veut se convaincre que le Turc s’y est noyé.

Alors j’ai partagé entre nous ses affaires plutôt que de les jeter à l’eau où nul n’en aurait profité.

« Et j’ai très bien fait. »

Florisbela avait entendu tomber le corps. Elle jeta sur le sol maculé du rancho un peu de la terre qui avait passé la nuit sous le ciel. Puis, le dos tourné, elle se mit à prier.

Lentement, Juan Pecho s’étonnait de ne pas voir les péons se diriger vers le hangar. Sans même se faire payer le salaire de la tonte, ils étaient partis tous trois avant l’aube.

Quatre jours après, Florisbela s’approcha de son frère et lui dit à l’oreille :

« Il flotte. »

L’homme bondit comme s’il lui fallait une seconde fois tuer le Turc.

Le ventre énorme, la tête rejetée en arrière, prétentieux et livide, le Turc flottait.

Une autre pierre plus grosse autour du cou, et surtout un grand coup de couteau dans le ventre à cause des gaz, et l’Oriental repartait pour d’invisibles aventures.

Ce fut en rentrant dans le rancho que Pecho remarqua pour la première fois depuis le crime, que traînaient à terre des brosses à dents, peignes, épingles à cheveux, savons, étoffes, dés à coudre, de la bijouterie et des boîtes de cirage.

« Allez-vous me ramasser tout ça, cria-t-il à ses neveux. Espèces de petits assassins ! »

– Va voir s’il flotte, dit Horacio à Mariquita.

– C’est à toi.

– J’y suis allé tout à l’heure. Vas-y maintenant.

On avait dû établir un tour de visite à la mare. Huit jours passèrent sans que Ali ben Salem eût fait de nouvelle incursion à la surface du globe.

Le neuvième, deux agents de la police montée se présentaient à la porte du rancho. Calmes et maigres, leur moustache tombante semblait postiche ; l’identité de leur mission leur donnait une horrible ressemblance.

« Allons, mon ami », dit le brigadier qui tenait les menottes.

En passant devant la mare dans le break du commissaire, Juan Pecho vit que le Turc n’avait pas flotté. D’où venait alors que la police ?… La dénonciation n’émanait certainement pas des péons, trop fiers pour accuser un homme chez qui ils avaient travaillé, ni de Florisbela, ni des autres habitants du rancho.

Et lorsque le commissaire eut demandé au créole si personne n’avait vu commettre le crime, il se souvint tout d’un coup :

« Si, Señor, un chien. »

FIN

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