RANI

Bien que seul de son clan il eût été élevé dans une grande ville, on ne l’avait élu cacique que pour sa victoire dans l’épreuve du jeûne. Des concurrents qui, un à un, avaient abandonné la partie, Rani restait seul, le neuvième jour, allongé comme du bois sec, entre des peaux de bœufs.

Dès le début de l’épreuve, le temps avait pris pour lui l’apparence d’une grande horloge à six visages de jeunes filles disposés autour du cadran. C’étaient celles-là mêmes qui, toutes les quatre heures, lui apportaient de l’eau et des feuilles de coca qu’il suçait à peine, maintenant qu’il n’avait plus la force de mâcher. Mais il prolongeait l’épreuve, espérant pouvoir atteindre une fois encore le tour de Yara, sa fiancée. D’un regard elle lui disait : « Courage, il arrivera des choses merveilleuses. »

Aux approches de la nuit il croyait entendre le pas de cavaleries lointaines toujours à la même distance, malgré leurs efforts désespérés pour aller jusqu’à lui. Et les hautes figures du jeûne entraient dans la tente avec leurs corbeilles de phosphore. L’une abaissait doucement les paupières de l’Indien et l’autre les lui relevait. Certaines s’emparaient de son foie, en exprimaient tout le jus, ou introduisaient avec une minutie de chirurgien des aiguilles de vide dans ses reins. Puis, toutes se réunissaient en chuchotant pour faire passer devant les yeux de Rani les faibles passereaux de la mort.

Dans les premières heures de la dixième nuit il vit, couché à son chevet, et montrant ses gencives de sable, le grand dromadaire du dernier sommeil, qui, vingt fois de suite, tenta de se dresser sur ses pattes déjà presque désincarnées. Alors, crainte de céder aux avances des bêtes qui attendent en nous et autour de nous leur tour de vivre à nos dépens, l’Indien, du bout de ses lèvres, dont l’une était blanche et l’autre déjà violette, fit signe qu’il consentait à interrompre le jeûne.

Le nouveau cacique, quelques jours après, alors qu’il était encore très affaibli, voulut aller au devant de Yara, qui se tenait près des feux du clan. Mais le vertige le fit tomber dans le foyer où il se brûla la face jusqu’à l’os. Tous baissaient maintenant la tête et s’écartaient lorsque passait ce visage à demi consumé et qui semblait flamber encore, tisonné par quel démon ? Rani pensait que Yara se cachait aussi de lui quand il vit sa fiancée (mais l’était-elle encore) immobile devant sa tente et qui le regardait fixement. Sans défense contre un grand espoir il alla tout de suite chercher une charge de bois et la laissa rouler de ses épaules aux pieds de la jeune fille, en signe d’amour. Le bruit peureux et interrogatif des deux dernières bûches, un peu séparées des autres dans leur chute, fit honte à l’Indien. Quand il releva la tête, et les paupières restées intactes, Yara avait disparu, et il l’entendit pousser des cris d’épouvante comme si la violait une troupe d’ennemis.

Le lendemain, les six membres du Conseil des Anciens s’avancèrent vers le Visage brûlé et lui tournèrent simultanément le dos pour lui annoncer par leur attitude et leur silence qu’il ne pouvait plus compter être leur cacique.

Des semaines durant, il se cacha dans la forêt. Il s’intéressait aux plumes, aux œufs des oiseaux, aux mousses et aux fougères, à toutes ces choses délicates qui ne s’effrayaient pas de sa présence et ne changeaient pas de visage devant lui. Œufs imitant la couleur de l’aurore, plumes du nuage pommelé qui parcourt le ciel comme un cheval, fougères de la nuit noire et fraîche où il aurait voulu un instant reposer son visage de ses malheurs.

L’oiseau mort, les plumes continuent à vivre de leur seul éclat, sans se laisser entamer par la pourriture. Et, Rani les aimait de ce qu’elles prenaient la défense de l’orgueil et de l’espoir. Dans leurs minces tuyaux cornés, dans leur duvet il cherchait des paroles. Sûr de ne pas être vu, il plaçait devant lui toute cette légèreté, et des feuilles d’arbres rares, et des pierres brillantes comme s’il eût fait des réussites. Il se disait parfois : « Oh ! comme c’est ça, comme c’est justement ce que je cherchais. »

Ou bien, fatigué par cette misère qui croyait encore à la couleur et à la forme des choses, dans la grande forêt sans portes ni fenêtres, il considérait le ciel. Comme un document très ancien et très fragile et presque impossible à déchiffrer. « Mais j’ai tout le temps ; qui me presse ? » pensait-il.

Entendait-on là-haut, derrière ces grosses ténèbres effarées, un petit miaulement, ou le cœur d’un homme perdu parmi les arbres ? Comment connaître sa route au ciel où il n’y a plus de droite ni de gauche, d’avant ni d’après et rien que de la profondeur. Sans autre guide, sans autre appui que le vertige.

Que se proposait-il de découvrir dans les cailloux de là-haut et de la terre ? Qu’est-ce qui lui donnait envie de s’ouvrir le ventre pour aller chercher une réponse jusque dans le secret de son corps ?

« Serai-je moins hideux un jour ? »

Oui, ce n’était que cette petite chose qu’il aspirait à découvrir et il s’étonnait de ne pas l’avoir compris plus tôt. Comme si ses mains ne l’eussent pas assez renseigné quand il les passait et les repassait sur son visage déchiré.

Et il se mit à aimer les serpents qui dans leurs plis et leurs replis ne comptent plus que sur eux-mêmes et tiennent toujours la mort prête dans leur bouche.

Rani voulut revoir son clan. Caché dans la brousse il savait demeurer invisible, même à l’âme d’autrui, garder pour soi tout ce qui de nos yeux et de notre peau veut s’échapper pour avouer que nous sommes là. Il regardait de son trou noir d’herbes et de terre le foyer allumé pour écarter les fauves et pensait : « C’est Guli-Ya qui a fait le feu aujourd’hui. Je reconnais sa façon de le préparer. Mais que m’importe ? »

Voyant ses compagnons aller et venir avant de se coucher pour la nuit :

« Que me voulez-vous, hommes maigres ou gras, mamelles, ventres et pieds dans ce qui fut mon clan ? Pourquoi prenez-vous ces formes diverses quand vous n’êtes plus que souvenirs de vomissures ? »

Et il volait ses anciens compagnons pour faire des offrandes aux arbres et aux pierres, à tout ce qui n’est pas souillé par l’usage de la parole. Une nuit, le visage entouré de lianes et de feuilles, il pénétra dans la tente de Yara pour lui ravir son miroir. Une autre nuit, ivre de chicha, il voulut enivrer un arbre qu’il aimait entre tous et finit par lui sacrifier deux doigts de sa main qu’il coupa avec ses dents.

Quand le sang eut fini de couler et que Rani commença à voir plus clair en lui :

« Je n’étais donc pas assez laid jusqu’ici. »

Et il regardait sa main mutilée et la comparait à l’autre qui maintenant lui paraissait très belle. Oubliant la défense qu’il s’était faite d’examiner, sur un miroir, où il en était, il se considéra longuement dans celui de Yara, à la faveur de quelques flammes décisives du foyer. Et il vit que son visage était tel qu’il l’avait laissé naguère dans les yeux épouvantés des hommes de son clan.

Rani ne se nourrissait plus que de racines. Une force étrangère, lente et cruelle s’emparait de lui. D’abord fluide, puis massive, elle prit possession de sa tête et de son corps, pour gagner jusqu’à ses orteils qu’il sentait devenir malfaisants.

C’était pire que le goût du carnage.

Levant sa droite où deux doigts manquaient, le Visage Brûlé vint se placer au milieu du clan et s’écria de sa voix restée claire, entre ses lèvres déchirées :

« Je suis revenu, allez-vous-en. »

Autour de lui les Indiens s’immobilisèrent, et celui qui allait abattre un arbre se figea, la hache en l’air. Deux ou trois hommes pensèrent percer le cœur de Rani avec leurs flèches, mais, avant même de viser, leurs bras se vidèrent de toute volonté.

Les femmes et les filles du clan attirées malgré elles, se traînaient vers le Visage Brûlé, s’accrochaient à ses jambes qu’elles griffaient de désir et de désespoir. L’une qui pilait du maïs à la cuisine, arrivait, son mortier à la main, une autre quittait son compagnon pour s’avancer, dans un tremblement que l’on entendait de loin, vers ce visage qui atteignait les plus hautes branches de l’horrible. Tous les trois ou quatre pas elles s’agrippaient aux troncs d’arbres ou aux racines pour s’empêcher d’aller, mais rien n’y faisait. Yara perdue parmi les autres.

L’Indien répéta :

« Allez-vous-en ! »

Et chacun trouva alors la force de s’enfuir.

Rani restait parmi les tentes, les vivres, les flèches, tant d’objets qui peu à peu se sentaient changer de maître. Et parce que tout était bien ainsi le-Serpent-des-jours-qui-nous-restent-à-vivre, auprès de l’Indien, mille et mille fois solitaire, vint se lover.

Share on Twitter Share on Facebook