Acte I

La chambre qui est encore appelée la chambre des enfants ; une des portes donne dans la chambre d’Ania. L’aube ; le soleil va bientôt se lever. Commencement de mai ; cerisiers déjà fleuris ; mais il fait encore froid ; légère gelée blanche. Les fenêtres de la chambre sont fermées.

Scène première

Entrent Douniacha, avec une bougie, et Lopakhine, tenant un livre.

LOPAKHINE. – Enfin le train est arrivé ! Quelle heure est-il ?

DOUNIACHA. – Près de deux heures. (Elle éteint la bougie.) Il fait déjà jour.

LOPAKHINE. – Combien le train a-t-il de retard ? Au moins deux heures. (Il bâille et s’étire.) Quel imbécile je fais ! Je viens exprès ici pour aller les attendre à la gare, et je laisse passer l’heure. Je m’endors sur une chaise ! C’est malheureux ! Tu aurais dû me réveiller !

DOUNIACHA. – Je vous croyais parti. (Elle tend l’oreille.) Ah ! je crois que les voici qui arrivent.

LOPAKHINE, écoutant aussi. – Non… Le temps de prendre les bagages, ceci, cela… (Un temps.) Lioubov Andréïevna vient de passer cinq ans à l’étranger. Comment est-elle maintenant ? C’est une excellente femme, simple, agréable à vivre… Je me rappelle, quand j’étais un blanc-bec de quinze ans, mon défunt père, qui tenait une boutique dans le village, me flanqua un coup de poing dans la figure, et mon nez se mit à saigner. Nous étions venus ici je ne sais pourquoi, et mon père était un peu ivre. Lioubov Andréïevna, toute jeune encore, toute mince, me mena à ce lavabo, dans cette chambre des enfants, et me dit : « Ne pleure pas, mon petit moujik ; avant ton mariage il n’y paraîtra plus. » (Un temps.) Mon petit moujik ! C’est vrai que mon père était un paysan, et moi je porte des gilets blancs et des souliers jaunes !… Un groin de porc à portée des friandises… Tout nouvellement enrichi ; beaucoup d’argent !… Mais, à tout peser et considérer, rien qu’un paysan. (Il feuillette un livre.) J’ai lu ce livre et n’y ai rien compris ; ça m’a endormi.

Un silence.

DOUNIACHA. – Les chiens n’ont pas dormi cette nuit ; ils sentent que leurs maîtres reviennent.

LOPAKHINE. – Qu’est-ce qui t’arrive, Douniacha ?

DOUNIACHA. – Mes mains tremblent. Je vais me trouver mal.

LOPAKHINE. – Tu es trop douillette, Douniacha ! Et tu t’habilles et te coiffes en demoiselle. Ce n’est pas bien ; il faut se souvenir de ce qu’on est.

Scène II

LES MÊMES, EPIKHODOV

Epikhodov entre, tenant un bouquet. Veston, bottes très cirées, qui crissent. Epikhodov laisse tomber son bouquet, le ramasse, et le remet à Douniacha.

EPIKHODOV. – Le jardinier envoie ces fleurs pour la salle à manger.

Douniacha prend les fleurs.

LOPAKHINE, à Douniacha. – Apporte-moi du kvas.

DOUNIACHA. – Bien, monsieur.

Elle sort.

EPIKHODOV. – Trois degrés, de la gelée blanche, et les cerisiers en fleur ! Je ne saurais approuver notre climat ! (Il soupire.) Il ne peut rien donner à propos. Ermolaï Alekséïevitch, j’ajouterai que j’ai acheté avant-hier une paire de bottes, et, j’ose vous l’affirmer, elles crissent au-delà de toute permission. Avec quoi pourrait-on bien les graisser ?

LOPAKHINE. – Tu m’ennuies ; laisse-moi.

EPIKHODOV. – Il n’est pas de jour où il ne m’arrive quelque malheur ; et je ne me plains pas ; j’y suis même habitué ; je souris.

Douniacha apporte le kvas et sert Lopakhine.

EPIKHODOV. – Je m’en vais. (Il se heurte à une chaise qui tombe. D’un air de triomphe.) Voilà ! Vous voyez ! Pardon, pour l’expression, quelle mésaventure entre autres… C’est vraiment remarquable !

Il sort.

DOUNIACHA. – Et moi, il faut que je vous l’avoue, Ermolaï Alekséïevitch, Epikhodov m’a fait une demande en mariage.

LOPAKHINE. – Ah !

DOUNIACHA. – Je ne sais que faire… C’est un homme doux, mais souvent, quand il vous parle, on ne comprend rien. Ce qu’il dit est touchant et bien ; mais on ne comprend pas. Je crois qu’il me plaît. Il m’aime à la folie ; mais c’est un homme à malheurs ; tous les jours il lui arrive quelque chose ; on l’a surnommé Vingt-Deux-Malheurs.

LOPAKHINE, prêtant l’oreille. – Je crois que les voici.

DOUNIACHA. – C’est eux ! Qu’est-ce qui m’arrive ?… Je me sens toute froide.

LOPAKHINE. – Oui, c’est eux ! Allons à leur rencontre. Va-t-elle me reconnaître ? Il y a cinq ans que nous ne nous sommes vus.

DOUNIACHA, émue. – Je défaille !… Ah ! je défaille !

On entend arriver deux voitures. Lopakhine et Douniacha sortent précipitamment. La scène est vide. On entend du bruit dans les pièces voisines. Firs, revenant de la gare où il est allé chercher M me  Ranievskaïa, traverse la scène, appuyé sur un bâton. Il porte une livrée ancienne et un chapeau haut de forme. Il marmonne quelque chose. Le bruit, derrière la scène, augmente. Une voix : Passons par ici. M me  Ranievskaïa, Ania et Charlotta Ivanovna ; cette dernière mène un petit chien, attaché par une chaînette ; toutes trois sont en costume de voyage. Varia a un manteau ; sur la tête, un mouchoir en marmotte. Gaïev, Simeonov-Pichtchik, Lopakhine, Douniacha tient un gros paquet enveloppé dans du linge et un parapluie ; des domestiques apportent les bagages. Tous traversent la scène.

ANIA. – Maman, te rappelles-tu cette chambre ?

MME RANIEVSKAÏA, joyeuse, les larmes aux yeux. – La chambre des enfants !

VARIA. – Comme il fait froid ; j’ai les doigts gelés. (à M me  Ranievskaïa.) Mère, vos deux chambres, la blanche et la violette, n’ont pas été touchées.

MME RANIEVSKAÏA. – La chambre des enfants. Comme je l’aime, comme elle est jolie ! J’y couchais quand j’étais petite… (Une larme.) Et encore aujourd’hui, je suis comme toute petite. (Elle embrasse son frère, puis Varia, et encore son frère.) Varia aussi est toujours la même ; elle a l’air d’une religieuse… J’ai aussi reconnu Douniacha…

Elle l’embrasse.

GAÏEV. – Le train a eu deux heures de retard, qu’en pensez-vous !… Quel ordre !

CHARLOTTA, à Pichtchik. – Mon chien mange même des noisettes .

PICHTCHIK, étonné. – Voyez-moi ça !

Tous sortent, sauf Ania et Douniacha.

DOUNIACHA. – Comme on vous attendait !…

Elle aide Ania à quitter son manteau et son chapeau.

ANIA. – Voilà quatre nuits que je ne dors pas ; je suis toute transie.

DOUNIACHA. – Au moment du carême, quand vous êtes partie, il y avait de la neige, il gelait ; ce n’est pas comme maintenant. Ah ! chère mademoiselle ! (Elle rit et l’embrasse.) Comme il me tardait de vous voir, ma joie, ma lumière, mon cœur !… Il faut que je vous le dise sans perdre une seconde…

ANIA, fatiguée. – Encore une histoire…

DOUNIACHA. – Epikhodov, le comptable, m’a demandée en mariage après Pâques.

ANIA. – Tu songes toujours à la même chose… (Elle arrange ses cheveux.) J’ai perdu toutes mes épingles…

Elle est très fatiguée et vacille.

DOUNIACHA. – Je ne sais que faire. Il m’aime, il m’aime extrêmement !

ANIA, regardant avec tendresse du côté de sa chambre. – Ma chambre, mes fenêtres ! c’est comme si je n’étais pas partie. Je suis chez moi ! Demain, je courrai au jardin… Ah ! si je pouvais dormir ! Toute la route je n’ai pas dormi, tant j’étais inquiète.

DOUNIACHA. – Avant-hier, Piotr Serguéïevitch est arrivé ici.

ANIA, joyeuse… – Pierre  ?

DOUNIACHA. – Il s’est installé dans le pavillon du bain ; il dort. Il a eu peur de gêner. (Elle regarde sa montre.) Il faudrait le réveiller, mais Varvara Mikhaïlovna m’a défendu de le faire.

Entre Varia, son trousseau de clefs à la ceinture.

VARIA. – Douniacha, du café, vite ! Mère demande du café.

DOUNIACHA. – Tout de suite.

Elle sort.

VARIA. – Enfin vous voilà arrivées, Dieu merci ! Te voici revenue. (La caressant.) Ma chérie est revenue, ma belle !

ANIA. – Ce que j’en ai vu, Varia !

VARIA. – Je me le figure.

ANIA. – Quand je suis partie, cette semaine d’avant Pâques, il faisait très froid. Charlotta, toute la route, n’a cessé de parler et de faire des tours de passe-passe… Pourquoi m’as-tu empêtrée de cette Charlotta, Varia ?

VARIA. – À dix-sept ans, tu ne pouvais pourtant t’en aller toute seule à l’étranger.

ANIA. – Nous arrivons à Paris, il y faisait froid ; il y avait de la neige. Je parle atrocement le français. Maman habite le cinquième étage. Je trouve chez elle des Français, des dames, un vieux prêtre, tenant un livre. Partout de la fumée de tabac ; aucun confort… J’ai eu soudain pitié de maman ; j’ai pris sa tête dans mes mains et ne pouvais plus la lâcher. Puis, maman m’a caressée, a pleuré…

VARIA, les larmes aux yeux. – Tais-toi, ne raconte plus !

ANIA. – Maman avait déjà vendu la villa de Menton ; il ne lui restait rien. Moi non plus, il ne me reste pas un sou. C’est tout juste si nous avons pu revenir. Et maman ne se rend compte de rien ! En voyage, nous mangeons aux buffets ; elle demande tout ce qu’il y a de plus cher et donne aux garçons des roubles de pourboire ; Charlotta fait de même ; Iacha, un domestique de maman (nous l’avons amené ici), se fait servir tout un dîner ; c’est affreux…

VARIA. – Je l’ai vu, ce flandrin.

ANIA. – Et, ici, Varia, que s’est-il passé ? Les intérêts sont-ils payés ?

VARIA. – Avec quoi les payer ?

ANIA. – Mon Dieu, mon Dieu !

VARIA. – On vendra la cerisaie au mois d’août…

ANIA. – Mon Dieu !

Lopakhine entrouvre la porte, les aperçoit, fait « Hum », et s’en va.

VARIA, toujours pleurant, tendant le poing vers Lopakhine. – Voilà ce que je lui donnerais à celui-là !

ANIA, elle embrasse Varia doucement. – Varia, est-ce qu’il t’a demandée en mariage ? (Varia hoche la tête) Mais, voyons, il t’aime… Pourquoi ne vous expliquez-vous pas ? Qu’attendez-vous ?

VARIA. – Je crois que cela ne se fera pas. Il est très occupé et ne pense pas à moi. Que Dieu le bénisse ! Il m’est pénible de le voir… Tout le monde parle de notre mariage ; tout le monde me félicite ; et, au fond, il n’y a rien du tout. C’est comme un songe. (Changeant de ton.) Ah ! la jolie broche que tu as ! une abeille ?

ANIA, tristement. – C’est maman qui me l’a achetée. (Elle va vers sa chambre et dit joyeusement, comme un enfant.) Varia, à Paris, je suis montée en ballon !

VARIA. – Ma jolie, ma chère Ania est revenue…

Douniacha, revenant avec une cafetière, prépare le café.

VARIA, près de la porte d’Ania. – Tout le jour, ma chérie, je trotte dans la maison et ne songe qu’à une chose : te voir mariée à un homme riche. Alors je serais tranquille et m’en irais dans un couvent. Ensuite, Kiev… Moscou… tous les lieux saints ; je les visiterais et encore et encore. Quelle splendeur divine !

ANIA. – Au jardin les oiseaux chantent. Quelle heure est-il ?

VARIA. – Il doit être trois heures. Il est temps que tu dormes, chérie. (Elle entre dans la chambre d’Ania) Splendeur divine !

Entre Iacha, portant un plaid et une valise ; il traverse la scène en prenant des airs.

IACHA. – On peut passer par ici ?

DOUNIACHA. – On ne vous reconnaîtrait plus, Iacha. Comme vous avez changé à l’étranger !

IACHA. – Hum ! Et vous… qui êtes-vous ?

DOUNIACHA. – Quand vous êtes parti je n’étais pas plus haute que ça… Je suis Douniacha, la fille de Fiodor Kozoïédov. Vous ne vous rappelez plus ?

IACHA. – Ah !… mon petit chou !

Il regarde autour de lui et lui prend la taille. Douniacha pousse un cri et laisse tomber une soucoupe. Iacha sort vite.

VARIA, sur le seuil, d’un ton mécontent. – Qu’y a-t-il encore là-bas ?

DOUNIACHA, les larmes aux yeux. – J’ai cassé une soucoupe.

VARIA. – C’est bon signe.

ANIA, sortant de sa chambre. – Il faudrait prévenir maman que Pierre est ici.

VARIA. – J’ai donné ordre de ne pas le réveiller.

ANIA. – Il y a six ans que mon père est mort. Un mois après, mon frère Gricha se noyait dans la rivière ; un joli gamin de sept ans. Maman n’a pas pu en endurer davantage ; elle est partie, partie pour ne plus revenir… (Elle frissonne.) Ah ! si elle savait comme je la comprends ! (Un silence.) Pierre Trofimov était alors précepteur de Gricha. Il peut tout lui rappeler…

Entre Firs, en veston et gilet blanc. Il va vers la table, préoccupé.

FIRS. – Madame prendra-t-elle le café ici ?… (Il met ses gants blancs.) Le café est prêt ? (Sévèrement, à Douniacha.) Eh bien, toi, à quoi penses-tu ? Et la crème ?

DOUNIACHA. – Ah ! mon Dieu !

Elle sort précipitamment.

FIRS, arrangeant la table. – Ah ! empotée !… (Il marmonne.) Elles reviennent de Paris… et monsieur, lui aussi, autrefois, allait à Paris… en voiture…

Il rit.

VARIA. – Firs, qu’as-tu à rire ?

FIRS. – Que désirez-vous ? (Joyeux.) Madame est revenue. J’ai vécu jusqu’à ce jour-là ; maintenant je peux mourir.

Il pleure de joie. Entrent M me  Ranievskaïa, Gaïev et Simeonov-Pichtchik. Simeonov-Pichtchik porte le costume russe en drap fin, large pantalon et bottes. Gaïev fait, des bras et du buste, des gestes comme s’il jouait au billard.

MME RANIEVSKAÏA. – Comment est-ce ? Laissez-moi me rappeler. La jaune dans l’angle ; doublé au milieu.

GAÏEV. – Je pousse dans l’angle !… Dire qu’il fut un temps, ma sœur, où nous donnions dans cette chambre-là. Et maintenant, j’ai déjà cinquante et un ans ! Est-ce étrange !

LOPAKHINE. – Oui, le temps passe.

GAÏEV. – Quoi ?

LOPAKHINE. – Je dis le temps passe.

GAÏEV. – Ici, ça sent encore le patchouli.

ANIA. – Je vais aller dormir. Bonne nuit, maman.

Elle embrasse sa mère.

MME RANIEVSKAÏA. – Chère petite adorée. (Elle lui baise les mains.) Tu es heureuse d’être à la maison ! Moi, je n’en reviens pas encore.

ANIA. – Bonjour, mon oncle.

GAÏEV, il l’embrasse et lui baise les mains. – Dieu te garde, mignonne ! Comme tu ressembles à ta mère ! (À M me  Ranievskaïa.) À son âge, Liouba, tu étais exactement ainsi.

Ania tend la main à Lopakhine et à Pichtchik. Elle sort et ferme la porte derrière elle.

MME RANIEVSKAÏA. – Elle est très fatiguée.

PICHTCHIK. – C’est que le voyage est long.

VARIA, à Lopakhine et Pichtchik. – Messieurs, il est trois heures, il faut se retirer.

MME RANIEVSKAÏA, riant. – Toujours la même, Varia. (Elle l’attire à elle et l’embrasse.) Je vais prendre mon café et nous nous en irons tous dans nos chambres. (Firs lui glisse un tabouret sous les pieds) Merci, mon bon. J’ai pris l’habitude du café. J’en bois jour et nuit. Merci, Firs.

Elle lui baise le front.

VARIA. – Il faut aller voir si tous les bagages sont là.

MME RANIEVSKAÏA. – Est-il possible que je sois ici !… (Elle rit.) Je voudrais sauter, battre des mains… (Elle se couvre le visage de ses mains.) Est-ce que je ne rêve pas ?… Dieu le sait, j’aime tendrement mon pays ! Je ne pouvais regarder par la portière sans pleurer… (Elle pleure.) Allons, il faut prendre notre café ! Merci, Firs ; merci, mon bon. Je suis si heureuse de te retrouver en vie.

FIRS, gravement. – Avant-hier.

GAÏEV. – Il n’entend presque plus rien.

LOPAKHINE. – Il faut que je parte à cinq heures pour Kharkov, quel ennui ! J’aurais voulu vous voir, causer… Vous êtes toujours aussi magnifique.

PICHTCHIK, soupirant profondément. – Elle a même embelli !… Habillée à la parisienne… Va te faire lanlaire…

LOPAKHINE. – Tenez, Lioubov Andréïevna, votre frère Léonid Andréïevitch dit que je suis un manant, un accapareur ; mais ça m’est entièrement égal. Je voudrais seulement que vous ayez confiance en moi comme autrefois, que vos yeux extraordinaires, émouvants, me regardent comme jadis. Dieu miséricordieux ! Mon père était serf de votre grand-père et de votre père ; mais vous avez tant fait pour moi que j’ai oublié tout cela ; je vous aime comme quelqu’un de proche, plus que proche…

MME RANIEVSKAÏA. – Je ne puis tenir en place. (Elle se lève et marche avec agitation.) Je ne pourrai survivre au bonheur d’être de retour. Moquez-vous de moi ; je suis folle… ; cette chère petite armoire ! (Elle l’embrasse.) Cette chère petite table !…

GAÏEV. – En ton absence, Liouba, notre vieille nounou est morte.

MME RANIEVSKAÏA, elle s’assied et boit son café. – Dieu ait son âme ! On me l’a écrit.

GAÏEV. – Anastase, lui aussi, est mort. Pétrouchka, le bigle, m’a quitté. Il est maintenant en ville chez le commissaire.

Il tire de sa poche une boîte de caramels et en prend un.

PICHTCHIK. – Ma fille Dachenka m’a chargé de vous saluer…

LOPAKHINE. – Je voudrais vous dire quelque chose de très agréable, de réconfortant… (Il regarde sa montre.) Il faut partir, je n’ai pas le temps de beaucoup parler… Enfin, en deux ou trois mots… Vous savez que votre cerisaie va se vendre le 22 août ; c’est la date fixée. Mais ne vous inquiétez pas, chère madame ; dormez tranquille ; l’affaire n’est pas sans issue… J’ai un projet ; écoutez-moi. Votre propriété n’est qu’à vingt verstes de la ville ; le chemin de fer la traverse maintenant et, si on lotit votre cerisaie et la terre qui longe la rivière pour y construire des villas, vous n’en tirerez pas moins de 25 000 roubles par an.

GAÏEV. – Vous n’y songez pas ! quelle absurdité !

MME RANIEVSKAÏA. – Je ne vous entends pas bien, Ermolaï Alekséïevitch.

LOPAKHINE. – Chaque locataire du terrain vous paiera par an au moins vingt-cinq roubles l’arpent. Et si vous annoncez dès maintenant que vous lotissez, je vous promets, sur ce qu’il vous plaira, qu’à l’automne il ne vous restera pas la moindre parcelle de terre non louée. On enlèvera tout. En un mot, vous êtes sauvée ; ce dont je vous félicite ! L’emplacement est magnifique ; la rivière profonde ; il n’y a qu’à nettoyer un peu ; abattre, par exemple, toutes les vieilles bâtisses ; cette maison-ci, qui n’est plus bonne à rien ; abattre la vieille cerisaie…

MME RANIEVSKAÏA. – Abattre la cerisaie ! Pardon, mon cher, vous n’y entendez rien ! S’il y a dans toute notre province quelque chose d’intéressant, de remarquable, c’est notre cerisaie.

LOPAKHINE. – Il n’y a de remarquable dans votre cerisaie que son étendue ; il n’y a des cerises que tous les deux ans et alors même on n’en sait que faire ; personne ne veut les acheter.

GAÏEV. – Même dans le Dictionnaire encyclopédique, il est parlé de cette cerisaie !

LOPAKHINE, consultant sa montre. – Si nous ne trouvons rien, si nous ne nous arrêtons à rien, la cerisaie, et tout le bien, seront vendus aux enchères ; décidez donc ! Il n’y a aucune autre issue, je vous le jure. Aucune !

FIRS. – Dans le temps, il y a quarante ou cinquante ans, on faisait sécher les cerises ; on les conservait dans l’eau, dans le vinaigre ; on en faisait des confitures ; il arrivait…

GAÏEV. – Tais-toi, Firs.

FIRS. – Il arrivait qu’on envoie à Moscou et à Kharkov des charrettes entières de cerises sèches. Ça faisait de l’argent. Et les cerises, alors, étaient douces, juteuses, parfumées ; on savait la manière de les préparer.

MME RANIEVSKAÏA. – Et qui en a la recette aujourd’hui ?

FIRS. – On l’a oubliée ; personne ne la sait plus.

PICHTCHIK, à M me  Ranievskaïa. – Qu’y a-t-il de nouveau à Paris ? Qu’y fait-on ? Avez-vous mangé des grenouilles ?

MME RANIEVSKAÏA. – J’ai même mangé des crocodiles.

PICHTCHIK. – Voyez-moi ça !…

LOPAKHINE. – Jadis, il n’y avait à la campagne que des propriétaires et des paysans ; maintenant, il vient des gens pour passer l’été. Toutes les villes, même les plus petites, sont aujourd’hui entourées de villas. On peut dire que dans vingt ans l’estivant de villas se sera multiplié à l’infini. À présent, il se contente de boire son thé sous la véranda ; mais il se peut que, sur son seul arpent de terre, il veuille faire de l’agriculture. Alors votre cerisaie sera un endroit riche, splendide, luxueux…

GAÏEV, s’énervant. – Quelle absurdité !

Entrent Varia et Iacha.

VARIA. – Mère, voici deux télégrammes.

Elle prend une des clefs de son trousseau et ouvre la vieille armoire, dont la serrure est à avertisseur.

MME RANIEVSKAÏA. – C’est de Paris. (Elle déchire les télégrammes sans les lire.) C’en est fini de Paris…

GAÏEV. – Sais-tu un peu, Liouba, combien cette armoire a d’années ? La semaine dernière, j’ouvre un des tiroirs, je regarde, et j’aperçois des chiffres marqués au fer ; l’armoire a été faite il y a juste un siècle. Hein ! Crois-tu ! On pourrait fêter son jubilé. Un objet inanimé, évidemment, mais tout de même, c’est une bibliothèque…

PICHTCHIK, surpris. – Un siècle, voyez-moi ça !…

GAÏEV. – Oui, c’est quelque chose ! (Touchant l’armoire.) Chère armoire, je te respecte ! Salut à ta longue existence, vouée depuis plus d’un siècle à un lumineux idéal de justice et de bien. Ta silencieuse invite au travail ne s’est pas affaiblie. Tu entretiens (il s’attendrit) dans les générations de notre famille la foi en un avenir meilleur, et nous éveilles au bien et à la conscience sociale.

Silence.

LOPAKHINE. – Ah ! oui…

MME RANIEVSKAÏA. – Tu es toujours le même, Lionia  !

GAÏEV, un peu interloqué. – Boule à droite dans l’angle ; je joue au milieu.

LOPAKHINE, regardant sa montre. – Cette fois, il est temps que je parte.

IACHA, présentant un remède à M me  Ranievskaïa. – Ne voulez-vous pas prendre vos pilules, maintenant ?

PICHTCHIK, péremptoire. – Chère dame, il ne faut pas prendre de remèdes ! ça ne produit aucun effet. Donnez-moi ça ! (Il verse les pilules dans le creux de sa main, souffle dessus, les met dans sa bouche et les avale avec un verre de kvas.) Voilà !

MME RANIEVSKAÏA, effrayée. – Mais vous êtes fou !

PICHTCHIK, radieux. – J’ai tout avalé.

LOPAKHINE. – Quel gouffre !

Tout le monde rit.

FIRS. – Monsieur est venu ici à Pâques et il a mangé un demi-seau de concombres salés.

Il continue à marmonner quelque chose.

MME RANIEVSKAÏA. – Que marmotte-t-il ?

VARIA. – Voilà déjà trois ans qu’il marmonne comme ça ; nous y sommes habitués.

IACHA. – Les années en sont cause.

Charlotta Ivanovna, maigre, très serrée, robe blanche, face-à-main à la ceinture, traverse la scène.

LOPAKHINE. – Pardon, Charlotta Ivanovna, je n’ai pas encore eu le temps de vous saluer.

Il veut lui baiser la main.

CHARLOTTA, retirant sa main. – Si on vous permet de baiser la main, vous demanderez le coude, puis l’épaule…

LOPAKHINE. – Pas de chance, aujourd’hui ! (Tout le monde rit.) Charlotta Ivanovna, faites-nous un de vos tours de passe-passe.

CHARLOTTA. – Pas maintenant. J’ai envie de dormir.

LOPAKHINE. – Allons, il faut que je parte. Je reviendrai dans trois semaines. (Il baise la main de M me  Ranievskaïa.) D’ici là, adieu. (À Gaïev.) Au revoir. (Il embrasse Pichtchik.) Au revoir. (Il tend la main à Varia, à Firs et à Iacha.) Pourtant je ne voudrais pas partir… (À M me  Ranievskaïa.) Si vous décidez quelque chose au sujet des villas, mandez-le-moi ; je vous trouverai immédiatement cinquante mille roubles. C’est sérieux ; pensez-y !

VARIA, fâchée. – Partez donc, à la fin !

LOPAKHINE. – Je m’en vais, je m’en vais.

Il sort.

GAÏEV. – Le mufle ! Ah ! pardon… c’est le fiancé de Varia…

VARIA. – Ne parlez pas pour ne rien dire, oncle !

MME RANIEVSKAÏA. – Pourquoi non, Varia ? J’en serais très heureuse. C’est un brave homme.

PICHTCHIK. – C’est à la vérité un homme des plus dignes… Ma fille le dit aussi… Elle dit diverses choses… (Il fait un ronflement, mais se réveille aussitôt.) À propos, chère madame, rendez-moi un service, avancez-moi deux cent quarante roubles ; il me les faut demain pour payer les intérêts de mon hypothèque…

VARIA, effrayée, vite. – On ne les a pas ! on ne les a pas !…

MME RANIEVSKAÏA. – C’est vrai ; réellement, je n’ai absolument rien.

PICHTCHIK, riant. – Vous en trouverez. Je ne perds pas espoir. Voyez ; je croyais que tout était perdu, que j’étais ruiné ; et le chemin de fer traverse mes terres : on me paye. Patientez ; avec le temps, quelque chose arrivera encore. Ma fille gagnera le gros lot… Elle a un billet.

MME RANIEVSKAÏA. – Tout le monde a bu son café ? On peut aller se reposer.

FIRS, il brosse Gaïev et lui parle comme à un enfant. – Vous avez encore pris le pantalon qu’il ne fallait pas ! Que puis-je faire de vous ?

VARIA, à demi-voix. – Chut, Ania dort !… (Elle ouvre doucement la fenêtre.) Le soleil est déjà levé ; il ne fait pas froid. Voyez, mère, quels beaux arbres !… Mon Dieu, quel air ! Les sansonnets chantent !

GAÏEV, ouvrant l’autre fenêtre. – Toute la cerisaie est blanche. Te souviens-tu, Liouba, de cette longue allée toute droite, droite comme une courroie tendue ? Les nuits de lune, elle brille. Te souviens-tu ?

MME RANIEVSKAÏA, regardant la cerisaie par la fenêtre. – Oh ! ma jeunesse, ma candeur ! J’ai dormi dans cette chambre d’enfant ; chaque matin, le bonheur s’y réveillait en même temps que moi. D’ici, je regardais la cerisaie ; elle était exactement comme je la vois aujourd’hui ; rien n’a changé ! (Elle rit de joie.) Tout est blanc, blanc… Ma cerisaie, après un noir et vilain automne, et un hiver glacé, te revoilà, jeune, pleine de bonheur. Les anges du ciel ne t’ont pas quittée !… Ah ! si je pouvais faire tomber de mes épaules le fardeau qui pèse sur elles. Si je pouvais oublier le passé !…

GAÏEV. – Dire que la cerisaie va être vendue à cause de nos dettes !… N’est-ce pas étrange ?…

MME RANIEVSKAÏA, agitée. – Voyez, notre défunte mère traverse la cerisaie, vêtue de blanc. (Elle rit de joie.) Oui, c’est elle !

GAÏEV. – Où cela ?

VARIA. – Voyons, mère, qu’avez-vous ?

MME RANIEVSKAÏA, abattue. – Il n’y a personne !… Il m’a semblé… Là-bas, près du pavillon, ce petit arbre blanc qui penche ; on dirait une femme.

Entre Trofimov. Uniforme d’étudiant usé. Lunettes.

MME RANIEVSKAÏA, rêvant. – Quelle magnifique cerisaie ! Une blanche masse de fleurs, un ciel bleu…

TROFIMOV. – Bonjour, madame. (M me  Ranievskaïa se retourne.) Je ne fais que vous saluer et je pars. (Il lui baise la main avec effusion.) On m’avait dit d’attendre jusqu’au matin pour vous voir, mais je n’ai pu y tenir davantage.

M me  Ranievskaïa le regarde sans le reconnaître.

VARIA, émue. – C’est Pierre Trofimov.

TROFIMOV. – Pierre Trofimov, l’ancien précepteur de Gricha… Ai-je donc tant changé !…

M me  Ranievskaïa l’embrasse et pleure doucement.

GAÏEV, troublé. – Allons, Liouba, allons !…

VARIA, pleurant. – Je vous avais bien dit, Pétia, d’attendre jusqu’au matin…

MME RANIEVSKAÏA, pleurant. – Mon Gricha !… mon enfant !… mon petit !…

VARIA. – Mère, que voulez-vous… C’était la volonté de Dieu !

TROFIMOV, tendrement, les larmes aux yeux. – Allons, ne pleurez plus ! ne pleurez plus !

MME RANIEVSKAÏA, pleurant doucement. – Mon petit s’est noyé… Pourquoi cela ? pourquoi, mon ami ? (Baissant la voix.) Ania dort là-bas et je parle haut… Dites-moi, Pierre, pourquoi êtes-vous aussi changé ? Qu’est-ce qui vous a vieilli ?

TROFIMOV. – Une bonne femme en wagon m’a appelé le monsieur déplumé…

MME RANIEVSKAÏA. – Vous étiez en ce temps-là un bon petit étudiant, tout jeune, et maintenant vos cheveux s’éclaircissent ; vous portez des lunettes. Êtes-vous encore étudiant ?

Elle va vers la porte.

TROFIMOV. – Je le resterai probablement toujours !

MME RANIEVSKAÏA, elle embrasse son frère, puis Varia. – Enfin, allons dormir… Toi aussi, Léonid, tu as vieilli.

PICHTCHIK, la suivant. – Alors on va dormir ?… Ah ! ma goutte !… Écoutez, je reste coucher ici… Demain, ma chère amie, demain matin, Lioubov Andréïevna, il me faudrait deux cent quarante roubles…

GAÏEV. – En voilà un qui ne perd pas la carte !

PICHTCHIK. – Deux cent quarante roubles… pour les intérêts de mon hypothèque.

MME RANIEVSKAÏA. – Mon bon, je n’ai pas d’argent.

PICHTCHIK. – Je vous les rendrai, chère dame ; c’est une petite somme de rien !

MME RANIEVSKAÏA. – Allons, c’est bon ; Léonid vous les donnera. Donne-les-lui, Léonid !

GAÏEV. – Oui, comptez-y !

MME RANIEVSKAÏA. – Que faire, Léonid, donne-les-lui. Il en a besoin ; il les rendra.

Elle sort ainsi que Trofimov, Pichtchik et Firs.

GAÏEV, grognant. – Ma sœur n’a pas perdu l’habitude de semer l’argent. (À Iacha.) Recule-toi un peu, l’ami, tu sens le poulailler.

IACHA, souriant. – Et vous, Léonid Andréïevitch, vous êtes toujours le même.

GAÏEV. – Quoi ? (À Varia.) Qu’a-t-il dit ?

VARIA, à Iacha, l’expédiant. – Ta mère est arrivée hier soir et, depuis, elle est assise à t’attendre dans la chambre des domestiques ; elle veut te voir…

IACHA. – Que Dieu la bénisse !

VARIA. – Ah ! effronté !

IACHA. – J’ai bien besoin d’elle… Elle aurait pu aussi bien ne venir que demain.

Il sort.

VARIA. – Mère est toujours ce qu’elle était ; elle n’a pas du tout changé ; si on la laissait faire, elle donnerait tout ce qu’elle a.

GAÏEV. – C’est vrai. (Un silence.) Si dans une maladie on prescrit beaucoup de remèdes, c’est que la maladie est incurable. Je pense, je me travaille, je trouve une foule de moyens, et, par suite, aucun ne vaut rien… Il serait bien d’hériter de quelqu’un !… Il serait bien de marier Ania à un homme très riche !… Il serait bien d’aller à Iaroslavl, tenter la chance auprès de la comtesse, notre tante !… Elle est riche, très riche…

VARIA, pleurant. – Si Dieu voulait nous aider !

GAÏEV. – Oh ! ne geins pas, hein ? Notre tante est très riche, mais elle ne nous aime pas… D’abord Liouba a épousé un avocat qui n’appartenait pas à la noblesse…

Ania apparaît à la porte de sa chambre.

GAÏEV, il poursuit. – Ensuite, on ne peut pas dire que sa conduite ait été parfaite. Elle est très brave femme ; je l’aime beaucoup, mais on a beau chercher des circonstances atténuantes, il faut convenir que c’est une femme vicieuse ; cela se sent à chacun de ses mouvements…

VARIA, à voix basse, suppliante. – Ania est là !

GAÏEV, gêné. – Comment ?… (Silence.) C’est drôle, il m’est entré quelque chose dans l’œil, je n’y vois plus… Figure-toi que jeudi, au tribunal…

Ania entre et s’avance.

VARIA. – Pourquoi ne dors-tu pas, Ania ?

ANIA. – Je ne puis pas m’endormir.

GAÏEV. – Ma petite ! (Il lui baise les mains et le visage.) Mon enfant ! (Il s’attendrit.) Tu n’es pas ma nièce, tu es mon ange gardien. Tu es tout pour moi ; crois-le.

ANIA. – Je te crois, mon oncle. Tout le monde t’aime et te respecte… Mais il faudrait moins parler, cher oncle… Que viens-tu de dire de maman, de ta sœur !… Pourquoi as-tu dit tout cela ?

GAÏEV. – Oui, tu as raison. (Il prend les mains d’Ania et se cache le visage avec.) Vraiment, c’est mal ! Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Aujourd’hui encore, j’ai fait tout un discours devant l’armoire ; c’est si bête ! Et ce n’est que quand j’ai eu fini que j’ai compris comme ce l’était…

VARIA. – Vraiment, petit oncle, il faudrait moins parler !

ANIA. – Si tu parles moins, tu n’en seras que plus tranquille.

GAÏEV. – Je me tairai. (Il baise les mains de Varia et d’Ania.) Je me tais. Mais parlons de notre affaire. Jeudi, j’étais au tribunal ; il est venu du monde ; on a commencé à parler de choses et d’autres, et patati et patata : il me semble qu’on pourra emprunter sur billet de quoi payer les intérêts.

VARIA. – Si Dieu voulait nous aider !

GAÏEV. – Mardi, je retournerai en ville et en parlerai encore… (À Varia.) Ne pleure pas… (À Ania.) Ta mère causera avec Lopakhine ; il ne lui refusera certainement pas de l’aider. Et toi, quand tu seras reposée, ma chérie, tu iras à Iaroslavl chez ta grand-tante la comtesse. Ainsi nous agirons de trois côtés, et notre affaire s’arrangera. Nous paierons les intérêts, j’en suis convaincu. (Il se met un bonbon dans la bouche.) Sur mon honneur, sur tout ce que tu voudras, je le jure : le bien ne sera pas vendu ! (Excité.) Tiens ma main (il la lui tend), tu m’appelleras ensuite homme de rien, malhonnête homme, si l’on en vient à la vente publique ; je jure de tout mon être que cela ne sera pas !

ANIA, redevenue tranquille, heureuse. – Comme tu es bon, mon oncle, comme tu as de l’esprit ! (Elle l’embrasse.) Maintenant je suis tranquille et heureuse.

Entre Firs.

FIRS, d’un ton de reproche. – Léonid Andréïevitch, vous n’y songez pas ; quand dormirez-vous ?

GAÏEV. – Tout de suite, tout de suite. Va-t’en, Firs ! Maintenant, n’importe, je me déshabillerai seul. Allons, les enfants, do-do. À demain les détails. (Il embrasse Ania et Varia) Je suis de la génération de 1880 ; on ne la vante guère ; et pourtant je puis dire que mes opinions m’ont déjà coûté cher. Ce n’est pas pour rien que les moujiks m’aiment ! Il faut connaître le moujik…

ANIA. – Te voilà encore lancé, mon oncle.

VARIA. – Taisez-vous, petit oncle.

FIRS, sévèrement. – Léonid Andréïevitch !

GAÏEV. – Je m’en vais, je m’en vais. Allez vous coucher ! Double bande au milieu. Le coup est sûr.

Il sort ; Firs le suit à petits pas.

ANIA. – Je suis tranquille, maintenant. Je ne veux pas aller à Iaroslavl ; je n’aime pas ma grand-tante ; mais pourtant j’ai confiance ; j’en remercie mon oncle.

Elle s’assied.

VARIA. – Il faut aller dormir ; moi, j’y vais. Tu sais, Ania, il y a eu ici, pendant ton absence, des tas d’histoires. Tu te rappelles les vieux domestiques qui vivent dans l’ancienne cuisine, Iéfimiouchka, Polia, Evstigueï, et enfin Karp. Ils se mirent à laisser coucher chez eux des passants. Je ne dis rien. Mais voilà que le bruit courut que j’avais donné ordre, par avarice, de ne les plus nourrir que de pois. C’était Evstigueï qui inventait tout cela. Je me dis, tu vas voir ; j’appelle Evstigueï. (Elle bâille.) Il arrive… Comment oses-tu, lui dis-je, espèce d’imbécile… (Elle regarde Ania.) Ma petite Ania !… (Un temps.) Elle dort !… (Elle la prend sous le bras.) Allons, au lit !… (Elle la conduit.) La chère petite est endormie…

Elles sortent.

Au loin, par-delà la cerisaie, un berger joue du pipeau.

Trofimov traverse la scène et, voyant Varia et Ania, s’arrête.

VARIA. – Chut, chut !… Elle dort… Viens, ma chérie.

ANIA, doucement, dormant à moitié. – Je suis si lasse… Tous ces grelots. Cher oncle… mon oncle et maman…

VARIA. – Viens, ma petite.

Elle entre dans la chambre d’Ania.

TROFIMOV, attendri. – Ô, mon soleil !… Mon printemps !

RIDEAU

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