Lorsque M. de Lafayette fut enfermé à Olmulz, M. de Lally-Tolendal écrivit en sa faveur une lettre, très éloquente au roi de Prusse. Il y énumérait tout ce que le général avait fait pour sauver Louis XVI, et en donnait les preuves à l’appui. Dans le nombre de ces pièces se trouvent les lettres suivantes, qui font connaître les projets et les efforts des constitutionnels à cette époque.
Copie d’une lettre de M. de Lally-Tolendal au roi.
Paris, 9 juillet 1792.
« Je suis chargé par M. de Lafayette de faire proposer directement à S. M., pour le 15 de ce mois, le même projet qu’il avait proposé pour le 12, et qui ne peut plus s’exécuter à cette époque, depuis l’engagement pris par S. M. de se trouver à la cérémonie du 14.
« S. M. a dû voir le plan du projet envoyé par M. de Lafayette, car M. Duport a dû le porter à M. de Montciel, pour qu’il le montrât à S. M.
« M. de Lafayette veut être ici le 15 ; il y sera avec le vieux général Luckner. Tous deux viennent de se voir, tous deux se le sont promis, tous deux ont un même sentiment et un même projet.
« Ils proposent que S. M. sorte publiquement de la ville, entre eux deux, en l’écrivant à l’assemblée nationale, en lui annonçant qu’elle ne dépassera pas la ligne constitutionnelle ; et qu’elle se rende à Compiègne.
« S. M. et toute la famille royale seront dans une seule voiture. Il est aisé de trouver cent bons cavaliers qui l’escorteront. Les Suisses, au besoin, et une partie de la garde nationale, protégeront le départ. Les deux généraux resteront près de S. M. – Arrivée à Compiègne, elle aura pour garde un détachement de l’endroit, qui est très bon, un de la capitale, qui sera choisi, et un de l’armée.
« M. de Lafayette, toutes ses places garnies, ainsi que son camp de retraite, a de disponible pour cet objet, dans son armée, dix escadrons et l’artillerie à cheval. Deux marches forcées peuvent amener toute cette, division à Compiègne.
« Si, contre toute vraisemblance, S. M. ne pouvait sortir de la ville, les lois étant bien évidemment violées, les deux généraux marcheraient sur la capitale avec une armée.
« Les suites de ce projet se montrent d’elles-mêmes :
« La paix avec toute l’Europe, par la médiation du roi ;
« Le roi rétabli dans tout son pouvoir légal ;
« Une large et nécessaire extension de ses prérogatives sacrées ;
« Une véritable monarchie, un véritable monarque, une véritable liberté ;
« Une véritable représentation nationale, dont le roi sera chef et partie intégrante ;
« Un véritable pouvoir exécutif ;
« Une véritable représentation nationale, choisie parmi les propriétaires ;
« La constitution révisée, abolie en partie, en partie améliorée et rétablie sur une meilleure base ;
« Le nouveau corps législatif tenant ses séances seulement trois mois par an ;
« L’ancienne noblesse rétablie dans ses anciens priviléges, non pas politiques, mais civils, dépendans de l’opinion, comme titres, armes, livrées, etc.
« Je remplis ma commission sans oser me permettre ni un conseil, ni une réflexion. J’ai l’imagination trop frappée de la rage qui va s’emparer de toutes ces têtes perdues à la première ville qui va nous être prise, pour ne pas me récuser moi-même ; j’en suis au point que cette scène de samedi, qui parait tranquilliser beaucoup de gens, a doublé mon inquiétude. Tous ces baisers m’ont rappelé celui de Judas.
« Je demande seulement à être un des quatre-vingts ou cent cavaliers qui escorteront S. M., si elle agrée le projet ; et je me flatte que je n’ai pas besoin de l’assurer qu’on n’arriverait pas à elle, ni à aucun membre de sa royale famille, qu’après avoir passé sur mon cadavre.
« J’ajouterai un mot : j’ai été l’ami de M. de Lafayette avant la révolution. J’avais rompu tout commerce avec lui depuis le 22 mars de la seconde année : à cette époque, je voulais qu’il fût ce qu’il est aujourd’hui ; je lui écrivis que son devoir, son honneur, son intérêt, tout lui prescrivait cette conduite ; je lui traçais longuement le plan tel que ma conscience me le suggérait. Il me promit ; je ne vis point d’effet à sa promesse. Je n’examinerai pas si c’était impuissance ou mauvaise volonté ; je lui devins étranger ; je le lui déclarai, et personne ne lui avait encore fait entendre des vérités plus sévères que moi et mes amis, qui étaient aussi les siens. Aujourd’hui ces mêmes amis ont rouvert ma correspondance avec lui. S. M. sait quel a été le but et le genre de cette correspondance. J’ai vu ses lettres, j’ai eu deux heures de conférence avec lui dans la nuit du jour où il est parti. Il reconnaît ses erreurs ; il est prêt à se dévouer pour la liberté, mais en même temps pour la monarchie ; il s’immolera, s’il le faut, pour son pays et son roi, qu’il ne sépare plus ; il est enfin dans les principes que j’ai exposés dans cette note ; il y est tout entier, avec candeur, conviction, sensibilité, fidélité au roi, abandon de lui-même : j’en réponds sur ma probité.
« J’oubliais de dire qu’il demande qu’on ne traite rien de ceci avec ceux des officiers qui peuvent être dans la capitale en ce moment. Tous peuvent soupçonner qu’il y a quelques projets ; mais aucun n’est instruit de celui qu’il y a. Il suffira qu’ils le sachent le matin pour agir ; il craint l’indiscrétion si on leur en parlait d’avance, et aucun d’eux n’est excepté de cette observation. »
« P. S. Oserais-je dire que cette note me paraît devoir être méditée par celui-là seul qui, dans une journée à jamais mémorable, a vaincu par son courage héroïque une armée entière d’assassins ; par celui-là qui, le lendemain de ce triomphe sans exemple, a dicté lui-même une proclamation aussi sublime que ses actions l’avaient été la veille, et non par les conseils qui ont minuté la lettre écrite en son nom au corps législatif, pour annoncer qu’il se trouverait à la cérémonie du 14 ; non par les conseils qui ont fait sanctionner le décret des droits féodaux, décret équivalant à un vol fait dans la poche et sur les grands chemins.
« M. de Lafayette n’admet pas l’idée que le roi, une fois sorti de la capitale, ait d’autre direction à suivre que celle de sa conscience et de sa libre volonté. Il croit que la première opération de S. M. devait être de se créer une garde ; il croit aussi que son projet peut se modifier de vingt différentes manières ; il préfère la retraite dans le Nord à celle du Midi, comme étant plus à la portée de secourir de ce côté, et redoutant la faction méridionale. En un mot, la liberté du roi et la destruction des factieux, voilà son but dans toute la sincérité de son cœur. Ce qui doit suivre suivra. »
Copie d’une lettre de M. de Lafayette.
Le 8 juillet 1790.
« J’avais disposé mon armée de manière que les meilleurs escadrons de grenadiers, l’artillerie à cheval, étaient sous les ordres de M…., à la quatrième division, et si ma proposition eût été acceptée, j’emmenais en deux jours à Compiègne quinze escadrons et huit pièces de canon, le reste de l’armée étant placé en échelons à une marche d’intervalle ; et tel régiment qui n’eût pas fait le premier passerait venu à mon secours, si mes camarades et moi avions été engagés.
« J’avais conquis Lukner au point de lui faire promettre de marcher sur la capitale avec moi, si la sûreté du roi l’exigeait, et pourvu qu’il en donnât l’ordre ; et j’ai cinq escadrons de cette armée, dont je dispose absolument, Languedoc et …. ; le commandant de l’artillerie à cheval est aussi exclusivement à moi. Je comptais que ceux-là marcheraient aussi à Compiègne.
« Le roi a pris l’engagement de se rendre à la fête fédérale. Je regrette que mon plan n’ait pas été adopté ; mais il faut tirer parti de celui qu’on a préféré.
« Les démarches que j’ai faites, l’adhésion de beaucoup de départemens et de communes, celle de M. Lukner, mon crédit sur mon armée et même sur les autres troupes, ma popularité dans le royaume, qui est plutôt augmentée que diminuée, quoique fort restreinte dans la capitale, toutes ces circonstances, jointes à plusieurs autres, ont donné à penser aux factieux, en donnant l’éveil aux honnêtes gens ; et j’espère que les dangers physiques du 14 juillet sont fort diminués. Je pense même qu’ils sont nuls, si le roi est accompagné de Lukner et de moi, et entouré des bataillons choisis que je lui fais préparer.
« Mais si le roi et sa famille restent dans la capitale, ne sont-ils pas toujours dans les mains des factieux ? Nous perdrons la première bataille ; il est impossible d’en douter. Le contre-coup s’en fera ressentir dans la capitale. Je dis plus, il suffira d’une supposition de correspondance entre la reine et les ennemis pour occasionner les plus grands excès. Du moins voudra-t-on emmener le roi dans le midi, et cette idée, qui révolte, aujourd’hui, paraîtra simple lorsque les rois ligués approcheront. Je vois donc, immédiatement après le 14, commencer une suite de dangers.
« Je le répète encore, il faut que le roi sorte de Paris. Je sais que, s’il n’était pas de bonne foi, il y aurait des inconvéniens ; mais quand il s’agit de se confier au roi, qui est un honnête homme, peut-on balancer un instant ? Je suis pressé de voir le roi à Compiègne.
« Voici donc les deux objets sur lesquels porte mon projet actuel : 1° Si le roi n’a pas encore mandé Lukner et moi, il faut qu’il le fasse sur-le-champ. Nous avons Lukner ! Il faut l’engager de plus en plus. Il dira que nous sommes ensemble ; je dirai le reste. Lukner peut venir me prendre, de manière que nous soyons le 12 au soir dans la capitale. Le 13 et le 14 peuvent fournir des chances offensives ; du moins la défensive sera assurée par votre présence ; et qui sait ce que peut faire la mienne sur la garde nationale ?
« Nous accompagnerons le roi à l’autel de la patrie. Les deux généraux, représentant deux armées qu’on sait leur être très attachées, empêcheront les atteintes qu’on voudrait porter à la dignité du roi. Quant à moi, je puis retrouver l’habitude que les uns ont eue long-temps, d’obéir à ma voix ; la terreur que j’ai toujours inspirée aux autres dès qu’ils sont devenus factieux, et peut-être quelques moyens personnels de tirer parti d’une crise, peuvent me rendre utile, du moins pour éloigner les dangers. Ma demande est, d’autant plus désintéressée que ma situation sera désagréable par comparaison avec la grande fédération ; mais je regarde comme un devoir sacré d’être auprès du roi dans cette circonstance, et ma tête est tellement montée à cet égard, que j’exige absolument du ministère de la guerre qu’il me mande, et que cette première partie de ma proposition soit adoptée, et je vous prie de le faire savoir par des amis communs au roi, à sa famille et à son conseil.
« 2° Quant à ma seconde proposition, je la crois également indispensable, et voici comme je l’entends : le serment du roi, le nôtre, auront tranquillisé les gens qui ne sont que faibles, et par conséquent les coquins seront pendant quelques jours privés de cet appui. Je voudrais que le roi écrivît sous le secret, à M. Lukner et à moi, une lettre commune à nous deux, et qui nous trouverait en route dans la soirée du 11 ou dans la journée du 12. Le roi y dira : « Qu’après avoir prêté notre serment, il fallait s’occuper de prouver aux étrangers sa sincérité ; que le meilleur moyen serait qu’il passât quelques jours à Compiègne ; qu’il nous charge d’y faire trouver quelques escadrons pour joindre à la garde nationale du lieu, et à un détachement de la capitale ; que nous l’accompagnerons jusqu’à Compiègne, d’où nous rejoindrons chacun notre armée ; qu’il désire que nous prenions des escadrons dont les chefs soient connus par leur attachement à la constitution, et un officier-général qui ne puisse laisser aucun doute à cet égard. »
« D’après cette lettre, Lukner et moi chargerons M…. de cette expédition ; il prendra avec lui quatre pièces d’artillerie à cheval ; huit, si l’on veut ; mais il ne faut pas que le roi en parle, parce que l’odieux du canon doit tomber sur nous. – Le 15, à dix heures du matin, le roi irait à l’assemblée, accompagné de Lukner et de moi ; et, soit que nous eussions un bataillon, soit que nous eussions cinquante hommes à cheval de gens dévoués au roi, ou de mes amis, nous verrions si le roi, la famille royale, Lukner et moi, serions arrêtés.
« Je suppose que nous le fussions, Lukner et moi rentrerions à l’assemblée pour nous plaindre et la menacer de nos armées. Lorsque le roi serait rentré, sa position ne serait pas plus mauvaise, car il ne serait pas sorti de la constitution ; il n’aurait contre lui que les ennemis de la constitution, et Lukner et moi amènerions facilement des détachemens de Compiègne. Remarquez que ceci ne compromet pas autant le roi qu’il le sera nécessairement par les événemens qui se préparent.
« On a tellement gaspillé, dans des niaiseries aristocratiques, les fonds dont le roi peut disposer, qu’il doit lui rester peu de disponible. Il n’y a pas de doute qu’il ne faille emprunter, s’il est nécessaire, pour s’emparer des trois jours de la fédération.
« Il y a encore une chose à prévoir, celle où l’assemblée décréterait que les généraux ne doivent pas venir dans la capitale. Il suffit que le roi y refuse immédiatement sa sanction.
« Si, par une fatalité inconcevable, le roi avait déjà donné sa sanction, qu’il nous donne rendez-vous à Compiègne, dut-il être arrêté en partant. Nous lui ouvrirons les moyens d’y venir libre et triomphant. Il est inutile d’observer que dans tous les cas, arrivé à Compiègne, il y établira sa garde personnelle, telle que la lui donne la constitution.
« En vérité, quand je me vois entouré d’habitans de la campagne qui, viennent de dix lieues et plus pour me voir et pour me jurer qu’ils n’ont confiance qu’en moi, que mes amis et mes ennemis sont les leurs ; quand je me vois chéri de mon armée, sur laquelle les efforts des jacobins n’ont aucune influence ; quand je vois de toutes les parties du royaume arriver des témoignages d’adhésion à mes opinions, je ne puis croire que tout est perdu, et que je n’ai aucun moyen d’être utile. »