Je ne citerais pas le passage suivant des Mémoires de Ferrières, si de bas détracteurs n’avaient tâché de tout rapetisser dans les scènes de la révolution française. Le passage que je vais extraire fera juger de l’effet que produisirent sur les cœurs les moins plébéiens les solennités nationales de cette époque.
« Je cède au plaisir de retracer ici l’impression que fit sur moi cette auguste et touchante cérémonie ; je vais copier la relation que j’écrivis alors, encore plein de ce que j’avais senti. Si ce morceau n’est pas historique, il aura peut-être pour quelques lecteurs un intérêt plus vif.
« La noblesse en habit noir, veste et paremens de drap d’or, manteau de soie, cravate de dentelle, le chapeau à plumes retroussé à la Henri IV ; le clergé en soutane, grand manteau, bonnet carré ; les évêques avec leurs robes violettes et leurs rochets ; le tiers vêtu de noir, manteau de soie, cravate de batiste. Le roi se plaça sur une estrade richement décorée ; Monsieur, Monsieur comte d’Artois, les princes, les ministres, les grands-officiers de la couronne étaient assis au-dessous du roi : la reine se mit vis-à-vis du roi ; Madame, Madame comtesse d’Artois, les princesses, les dames de la cour, superbement parées et couvertes de diamans, lui composaient un magnifique cortège. Les rues étaient tendues de tapisseries de la couronne ; les régimens des gardes-françaises et des gardes-suisses formaient une ligne depuis Notre-Dame jusqu’à Saint-Louis ; un peuple immense nous regardait passer dans un silence respectueux ; les balcons étaient ornés d’étoffes précieuses, les fenêtres remplies de spectateurs de tout âge, de tout sexe, de femmes charmantes, vêtues avec élégance : la variété des chapeaux, des plumes, des habits ; l’aimable attendrissement peint sur tous les visages ; la joie brillant dans tous les yeux ; les battemens de mains, les expressions du plus tendre intérêt : les regards qui nous devançaient, qui nous suivaient encore, après nous avoir perdus de vue… Tableau ravissant, enchanteur, que je m’efforcerais vainement de rendre ! Des chœurs de musique, disposés de distance en distance, faisaient retentir l’air de sons mélodieux ; les marches militaires, le bruit des tambours, le son des trompettes, le chant noble des prêtres, tour à tour entendus sans discordance, sans confusion, animaient cette marche triomphante de l’Éternel.
« Bientôt plongé dans la plus douce extase, des pensées sublimes, mais mélancoliques, vinrent s’offrir à moi. Cette France, ma patrie, je la voyais, appuyée sur la religion, nous dire : Étouffez vos puériles querelles ; voilà l’instant décisif qui va me donner une nouvelle vie, ou m’anéantir à jamais… Amour de la patrie, tu parlas à mon cœur… Quoi ! des brouillons, d’insensés ambitieux, de vils intrigans, chercheront par des voies tortueuses à désunir ma patrie ; ils fonderont leurs systèmes destructeurs sur d’insidieux avantages : ils te diront : Tu as deux intérêts ; et toute ta gloire, et toute ta puissance, si jalousée de tes voisins, se dissipera comme une légère fumée chassée par le vent du midi… ! Non, j’en prononce devant toi le serment ; que ma langue desséchée s’attache à mon palais, si jamais j’oublie tes grandeurs et tes solennités.
« Que cet appareil religieux répandait d’éclat sur cette pompe tout humaine ! Sans toi, religion vénérable, ce n’eût été qu’un vain étalage d’orgueil ; mais tu épures et sanctifies, tu agrandis la grandeur même ; les rois, les puissans du siècle, rendent aussi, eux, par des respects au moins simulés, hommage au Roi des rois… Oui, à Dieu seul appartient honneur, empire, gloire… Ces cérémonies saintes, ces chants. Ces prêtres revêtus de l’habit du sacrifice, ces parfums, ce dais, ce soleil rayonnant d’or et de pierreries… Je me rappelais les paroles du prophète : Filles de Jérusalem, votre roi s’avance ; prenez vos robes nuptiales et courez au-devant de lui… Des larmes de joie coulaient de mes yeux. Mon Dieu, ma patrie, mes concitoyens, étaient devenus moi…
« Arrivés à Saint-Louis, les trois ordres s’assirent sur des banquettes placées dans la nef. Le roi et la reine se mirent sous un dais de velours violet, semé de fleurs de lis d’or ; les princes, les princesses, les grands-officiers de la couronne, les dames du palais, occupaient l’enceinte réservée à Leurs Majestés. Le saint-sacrement fut porté sur l’autel au son de la plus expressive musique. C’était un ô salutaris hostia. Ce chant naturel, mais vrai, mélodieux, dégagé du fatras d’instrumens qui étouffent l’expression ; cet accord ménagé de voix, qui s’élevaient vers le ciel, me confirma que le simple est toujours beau, toujours grand, toujours sublime… Les hommes sont fous, dans leur vaine sagesse, de traiter de puéril le culte que l’on offre à l’Éternel : comment voient-ils avec indifférence cette chaîne de morale qui unit l’homme à Dieu, qui le rend visible à l’œil, sensible au tact… ? M. de La Farc, évêque de Nancy, prononça le discours… La religion fait la force des empires ; la religion fait le bonheur des peuples. Cette vérité, dont jamais homme sage ne douta un seul moment, n’était pas la question importante à traiter dans l’auguste assemblée ; le lieu, la circonstance, ouvraient un champ plus vaste : l’évêque de Nancy n’osa ou ne put le parcourir.
« Le jour suivant, les députés se réunirent à la salle des Menus. L’assemblée ne fut ni moins imposante, ni le spectacle moins magnifique que la veille. »
(Mémoires du marquis de Ferrières, Tom. 1 er , pag. 18 et suiv.)