Chapitre VIII Vue générale du sujet.

Je voudrais, avant de quitter pour jamais la carrière que je viens de parcourir, pouvoir embrasser d’un dernier regard tous les traits divers qui marquent la face du monde nouveau, et juger enfin de l’influence générale que doit exercer l’égalité sur le sort des hommes ; mais la difficulté d’une pareille entreprise m’arrête ; en présence d’un si grand objet je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle.

Cette société nouvelle que j’ai cherché à peindre et que je veux juger ne fait que de naître. Le temps n’en a point encore arrêté la forme ; la grande révolution qui l’a créée dure encore, et, dans ce qui arrive de nos jours, il est presque impossible de discerner ce qui doit passer avec la révolution elle-même, et ce qui doit rester après elle.

Le monde qui s’élève est encore à moitié engagé sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître.

Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes, soit encore bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.

Cependant, au milieu de ce tableau si vaste, si nouveau, si confus, j’entrevois déjà quelques traits principaux qui se dessinent, et je les indique :

Je vois que les biens et les maux se répartissent assez également dans le monde. Les grandes richesses disparaissent ; le nombre des petites fortunes s’accroît ; les désirs et les jouissances se multiplient ; il n’y a plus de prospérités extraordinaires ni de misères irrémédiables. L’ambition est un sentiment universel ; il y a peu d’ambitions vastes. Chaque individu est isolé et faible ; la société est agile, prévoyante et forte ; les particuliers font de petites choses, et l’État d’immenses.

Les âmes ne sont pas énergiques ; mais les mœurs sont douces et les législations humaines. S’il se rencontre peu de grands dévouements, de vertus très-hautes, très-brillantes et très-pures, les habitudes sont rangées, la violence rare, la cruauté presque inconnue. L’existence des hommes devient plus longue et leur propriété plus sûre. La vie n’est pas très-ornée, mais très-aisée et très-paisible. Il y a peu de plaisirs très-délicats et très-grossiers, peu de politesse dans les manières et peu de brutalité dans les goûts. On ne rencontre guère d’hommes très-savants ni de populations très-ignorantes. Le génie devient plus rare et les lumières plus communes. L’esprit humain se développe par les petits efforts combinés de tous les hommes, et non par l’impulsion puissante de quelques-uns d’entre eux. Il y a moins de perfection, mais plus de fécondité dans les œuvres. Tous les liens de race, de classe, de patrie, se détendent ; le grand lien de l’humanité se resserre.

Si, parmi tous ces traits divers je cherche celui qui me paraît le plus général et le plus frappant, j’arrive à voir que ce qui se remarque dans les fortunes se représente sous mille autres formes. Presque tous les extrêmes s’adoucissent et s’émoussent ; presque tous les points saillants s’effacent pour faire place à quelque chose de moyen, qui est tout à la fois moins haut et moins bas, moins brillant et moins obscur que ce qui se voyait dans le monde.

Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus.

Lorsque le monde était rempli d’hommes très-grands et très-petits, très-riches et très-pauvres, très-savants et très-ignorants, je détournais mes regards des seconds pour ne les attacher que sur les premiers, et ceux-ci réjouissaient ma vue ; mais je comprends que ce plaisir naissait de ma faiblesse : c'est parce que je ne puis voir en même temps tout ce qui m'environne qu'il m'est permis de choisir ainsi et de mettre à part, parmi tant d'objets, ceux qu'il me plaît de contempler. Il n'en est pas de même de l'être tout puissant et éternel dont l'œil enveloppe nécessairement l'ensemble des choses, et qui voit distinctement, bien qu'à la fois, tout le genre humain et chaque homme.

Il est naturel de croire que ce qui satisfait le plus les regards de ce créateur et de ce conservateur des hommes, ce n'est point la prospérité singulière de quelques-uns, mais le plus grand bien-être de tous ; ce qui me semble une décadence est donc à ses yeux un progrès ; ce qui me blesse lui agrée. L'égalité est moins élevée peut-être ; mais elle plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté.

Je m'efforce de pénétrer dans ce point de vue de Dieu ; et c'est de là que je cherche à considérer et à juger les choses humaines.

Personne, sur la terre, ne peut encore affirmer d'une manière absolue et générale que l'état nouveau des sociétés soit supérieur à l'état ancien ; mais il est déjà aisé de voir qu'il est autre.

Il y a de certains vices et de certaines vertus qui étaient attachés à la constitution des nations aristocratiques, et qui sont tellement contraires au génie des peuples nouveaux qu'on ne saurait les introduire dans leur sein. Il y a de bons penchants et de mauvais instincts qui étaient étrangers aux premiers et qui sont naturels aux seconds ; des idées qui se présentent d'elles-mêmes à l'imagination des uns, et que l'esprit des autres rejette. Ce sont comme deux humanités distinctes, dont chacune a ses avantages et ses inconvénients particuliers, ses biens et ses maux qui lui sont propres.

Il faut donc bien prendre garde de juger les sociétés qui naissent avec les idées qu'on a puisées dans celles qui ne sont plus. Cela serait injuste, car ces sociétés différant prodigieusement entre elles, sont incomparables.

Il ne serait guère plus raisonnable de demander aux hommes de notre temps les vertus particulières qui découlaient de l'état social de leurs ancêtres, puisque cet état social lui-même est tombé, et qu'il a entraîné confusément dans sa chute tous les biens et tous les maux qu'il portait avec lui.

Mais ces choses sont encore mal comprises de nos jours.

J'aperçois un grand nombre de mes contemporains qui entreprennent de faire un choix entre les institutions, les opinions, les idées qui naissaient de la constitution aristocratique de l'ancienne société ; ils abandonneraient volontiers les unes, mais ils voudraient retenir les autres et les transporter avec eux dans le monde nouveau.

Je pense que ceux-là consument leur temps et leurs forces dans un travail honnête et stérile.

Il ne s'agit plus de retenir les avantages particuliers que l'inégalité des conditions procure aux hommes, mais de s'assurer les biens nouveaux que l'égalité peut leur offrir. Nous ne devons pas tendre à nous rendre semblables à nos pères, mais nous efforcer d'atteindre l'espèce de grandeur et de bonheur qui nous est propre.

Pour moi qui, parvenu à ce dernier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois, tous les objets divers que j'avais contemplés à part en marchant, je me sens plein de craintes et plein d'espérances. Je vois de grands périls qu'il est possible de conjurer ; de grands maux qu'on peut éviter ou restreindre, et je m'affermis de plus en plus dans cette croyance que, pour être honnêtes et prospères, il suffit encore aux nations démocratiques de le vouloir.

Je n'ignore pas que plusieurs de mes contemporains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d'eux-mêmes, et qu'ils obéissent nécessairement à je ne sais quelle force insurmontable et inintelligente qui naît des événements antérieurs, de la race, du sol ou du climat.

Ce sont là de fausses et lâches doctrines, qui ne sauraient jamais produire que des hommes faibles et des nations pusillanimes : la providence n'a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme un cercle fatal, dont il ne peut sortir ; mais dans ses vastes limites, l'homme est puissant et libre ; ainsi des peuples.

Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères.

NOTES

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PAGE 252.

Il y a cependant des aristocraties qui ont fait avec ardeur le commerce, et cultivé avec succès l’industrie. L’histoire du monde en offre plusieurs éclatants exemples. Mais, en général, on doit dire que l’aristocratie n’est point favorable au développement de l’industrie et du commerce. Il n’y a que les aristocraties d’argent qui fassent exception à cette règle.

Chez celles-là, il n’y a guère de désir qui n’ait besoin des richesses pour se satisfaire. L’amour des richesses devient, pour ainsi dire, le grand chemin des passions humaines. Tous les autres y aboutissent ou le traversent.

Le goût de l’argent et la soif de la considération et du pouvoir se confondent alors si bien, dans les mêmes âmes, qu’il devient difficile de discerner si c’est par ambition que les hommes sont cupides, ou si c’est par cupidité qu’ils sont ambitieux. C’est ce qui arrive en Angleterre où l’on veut être riche pour parvenir aux honneurs, et où l’on désire les honneurs comme manifestation de la richesse. L’esprit humain est alors saisi par tous les bouts et entraîné vers le commerce et l’industrie qui sont les routes les plus courtes qui mènent à l’opulence.

Ceci, du reste, me semble un fait exceptionnel et transitoire. Quand la richesse est devenue le seul signe de l’aristocratie, il est bien difficile que les riches se maintiennent seuls au pouvoir et en excluent tous les autres.

L’aristocratie de naissance et la pure démocratie sont aux deux extrémités de l’état social et politique des nations ; au milieu se trouve l’aristocratie d’argent ; celle-ci se rapproche de l’aristocratie de naissance en ce qu’elle confère à un petit nombre de citoyens de grands priviléges ; elle tient à la démocratie en ce que les priviléges peuvent être successivement acquis par tous ; elle forme souvent comme une transition naturelle entre ces deux choses, et l’on ne saurait dire si elle termine le règne des institutions aristocratiques, ou si déjà elle ouvre la nouvelle ère de la démocratie.

PAGE 329.

Je trouve, dans le journal de mon voyage, le morceau suivant qui achèvera de faire connaître à quelles épreuves sont souvent soumises les femmes d’Amérique qui consentent à accompagner leur mari au désert. Il n’y a rien qui recommande cette peinture au lecteur que sa grande vérité.

..... Nous rencontrons de temps à autre de nouveaux défrichements. Tous ces établissements se ressemblent. Je vais décrire celui où nous nous sommes arrêtés ce soir, il me laissera une image de tous les autres.

La clochette que les pionniers ont soin de suspendre au cou des bestiaux pour les retrouver dans les bois, nous a annoncé de très-loin l’approche du défrichement ; bientôt nous avons entendu le bruit de la hache qui abat les arbres de la forêt. À mesure que nous approchons, des traces de destruction, nous annoncent la présence de l’homme civilisé. Des branches coupées couvrent le chemin ; des troncs à moitié calcinés par le feu ou mutilés par la cognée se tiennent encore debout sur notre passage. Nous continuons notre marche et nous parvenons dans un bois dont tous les arbres semblent avoir été frappés de mort subite ; au milieu de l’été, ils ne présentent plus que l’image de l’hiver ; en les examinant de plus près, nous apercevons qu’on a tracé dans leur écorce un cercle profond qui, arrêtant la circulation de la sève, n’a pas tardé à les faire périr ; nous apprenons que c’est par là en effet que débute ordinairement le pionnier. Ne pouvant, durant la première année, couper tous les arbres qui garnissent sa nouvelle propriété, il sème du maïs sous leurs branches et, en les frappant de mort, il les empêche de porter ombre à sa récolte. Après ce champ, ébauche incomplète, premier pas de la civilisation dans le désert, nous apercevons tout à coup la cabane du propriétaire ; elle est placée au centre d’un terrain plus soigneusement cultivé que le reste, mais où l’homme soutient encore cependant une lutte inégale contre la forêt ; là les arbres sont coupés mais non arrachés, leurs troncs garnissent encore et embarrassent le terrain qu’ils ombrageaient autrefois. Autour de ces débris desséchés, du blé, des rejetons de chênes, de plantes de toutes espèces, des herbes de toute nature croissent pêle-mêle et grandissent ensemble sur un sol indocile et à demi sauvage. C’est au milieu de cette végétation vigoureuse et variée que s’élève la maison du pionnier, ou comme on l’appelle dans le pays, la log-house. Ainsi que le champ qui l’entoure, cette demeure rustique annonce une œuvre nouvelle et précipitée ; sa longueur ne nous paraît pas excéder trente pieds, sa hauteur quinze ; ses murs ainsi que le toit sont formés de troncs d’arbres non équarris, entre lesquels on a placé de la mousse et de la terre pour empêcher le froid et la pluie de pénétrer dans l’intérieur.

La nuit approchant, nous nous déterminons à aller demander un asile au propriétaire de la log-house.

Au bruit de nos pas, des enfants qui se roulaient au milieu des débris de la forêt se lèvent précipitamment et fuient vers la maison comme effrayés à la vue d’un homme, tandis que deux gros chiens à demi sauvages, les oreilles droites et le museau allongé, sortent de leur cabane et viennent en grommelant couvrir la retraite de leurs jeunes maîtres. Le pionnier paraît lui-même à la porte de sa demeure ; il jette sur nous un regard rapide et scrutateur, fait signe à ses chiens de rentrer au logis, il leur en donne lui-même l’exemple sans témoigner que notre vue excite sa curiosité ou son inquiétude.

Nous entrons dans la log-house : l’intérieur n’y rappelle point les cabanes des paysans d’Europe ; on y trouve plus le superflu et moins le nécessaire.

Il n’y a qu’une seule fenêtre à laquelle pend un rideau de mousseline ; sur un foyer de terre battue pétille un grand feu qui éclaire tout le dedans de l’édifice ; au-dessus de ce foyer on aperçoit une belle carabine rayée, une peau de daim, des plumes d’aigles ; à droite de la cheminée est étendue une carte des États-Unis que le vent soulève et agite en s’introduisant entre les interstices du mur ; près d’elle, sur un rayon formé d’une planche mal équarrie, sont placés quelques volumes : j’y remarque la Bible, les six premiers chants de Milton et deux drames de Shakespeare ; le long des murs sont placés des malles au lieu d’armoires ; au centre se trouve une table grossièrement travaillée, et dont les pieds formés d’un bois encore vert et non dépouillé de son écorce semblent être poussés d’eux-mêmes sur le sol quelle occupe ; je vois sur cette table une théière de porcelaine anglaise, des cuillères d’argent, quelques tasses ébréchées et des journaux.

Le maître de cette demeure a les traits anguleux et les membres effilés qui distinguent l’habitant de la Nouvelle-Angleterre ; il est évident que cet homme n’est pas né dans la solitude où nous le rencontrons : sa constitution physique suffit pour annoncer que ses premières années se sont passées au sein d’une société intellectuelle, et qu’il appartient à cette race inquiète, raisonnante et aventurière, qui fait froidement ce que l’ardeur seule des passions explique, et qui se soumet pour un temps à la vie sauvage afin de mieux vaincre et de civiliser le désert.

Lorsque le pionnier s’aperçoit que nous franchissons le seuil de sa demeure, il vient à notre rencontre et nous tend la main, suivant l’usage ; mais sa physionomie reste rigide ; il prend le premier la parole pour nous interroger sur ce qui arrive dans le monde, et quand il a satisfait sa curiosité, il se tait ; on le croirait fatigué des importuns et du bruit. Nous l’interrogeons à notre tour, et il nous donne tous les renseignements dont nous avons besoin ; il s’occupe ensuite sans empressement, mais avec diligence, de pourvoir à nos besoins. En le voyant ainsi se livrer à ces soins bienveillants, pourquoi sentons-nous malgré nous se glacer notre reconnaissance ? c’est que lui-même, en exerçant l’hospitalité, semble se soumettre à une nécessité pénible de son sort : il y voit un devoir que sa position lui impose, non un plaisir.

À l’autre bout du foyer est assise une femme qui berce un jeune enfant sur ses genoux ; elle nous fait un signe de tête sans s’interrompre. Comme le pionnier, cette femme est dans la fleur de l’âge, son aspect semble supérieur à sa condition, son costume annonce même encore un goût de parure mal éteint : mais ses membres délicats paraissent amoindris, ses traits sont fatigués, son œil est doux et grave ; on voit répandu sur toute sa physionomie une résignation religieuse, une paix profonde des passions, et je ne sais quelle fermeté naturelle et tranquille qui affronte tous les maux de la vie sans les craindre ni les braver.

Ses enfants se pressent autour d’elle, ils sont pleins de santé, de turbulence et d’énergie ; ce sont de vrais fils du désert ; leur mère jette de temps en temps sur eux des regards pleins de mélancolie et de joie ; à voir leur force et sa faiblesse, on dirait qu’elle s’est épuisée en leur donnant la vie, et qu’elle ne regrette pas ce qu’ils lui ont coûté.

La maison habitée par les émigrants n’a point de séparation intérieure ni de grenier. Dans l’unique appartement qu’elle contient, la famille entière vient le soir chercher un asile. Cette demeure forme, à elle seule, comme un petit monde ; c’est l’arche de la civilisation perdue au milieu d’un océan de feuillage. Cent pas plus loin, l’éternelle forêt étend autour d’elle son ombre, et la solitude recommence.

PAGE 330.

Ce n’est point l’égalité des conditions qui rend les hommes immoraux et irréligieux. Mais quand les hommes sont immoraux et irréligieux en même temps qu’égaux, les effets de l’immoralité et de l’irréligion se produisent aisément au dehors, parce que les hommes ont peu d’action les uns sur les autres, et qu’il n’existe pas de classe qui puisse se charger de faire la police de la société. L’égalité des conditions ne crée jamais la corruption des mœurs, mais quelquefois elle la laisse paraître.

PAGE 366.

Si on met de côté tous ceux qui ne pensent point et ceux qui n’osent dire ce qu’ils pensent, on trouvera encore que l’immense majorité des Américains paraît satisfaite des institutions politiques qui la régissent ; et, en fait, je crois qu’elle l’est. Je regarde ces dispositions de l’opinion publique comme un indice, mais non comme une preuve de la bonté absolue des lois américaines. L’orgueil national, la satisfaction donnée par les législations à certaines passions dominantes, des événements fortuits, des vices inaperçus, et plus que tout cela l’intérêt d’une majorité qui ferme la bouche aux opposants, peuvent faire pendant longtemps illusion à tout un peuple aussi bien qu’à un homme.

Voyez l’Angleterre dans tout le cours du dix-huitième siècle. Jamais nation se prodigua-t-elle plus d’encens ; aucun peuple fut-il jamais plus parfaitement content de lui-même ; tout était bien alors dans sa constitution, tout y était irréprochable, jusqu’à ses plus visibles défauts. Aujourd’hui une multitude d’Anglais semblent n’être occupés qu’à prouver que cette même constitution était défectueuse en mille endroits. Qui avait raison du peuple anglais du dernier siècle ou du peuple anglais de nos jours ?

La même chose arriva en France. Il est certain que sous Louis XIV, la grande masse de la nation était passionnée pour la forme du gouvernement qui régissait alors la société. Ceux-ci se trompent grandement qui croient qu’il y eut abaissement dans le caractère français d’alors. Dans ce siècle il pouvait y avoir à certains égards en France servitude, mais l’esprit de la servitude n’y était certainement point. Les écrivains du temps éprouvaient une sorte d’enthousiasme réel en élevant la puissance royale au-dessus de toutes les autres, et il n’y a pas jusqu’à l’obscur paysan qui ne s’enorgueillît dans sa chaumière de la gloire du souverain et qui ne mourût avec joie en criant : Vive le roi ! Ces mêmes formes nous sont devenues odieuses. Qui se trompait des Français de Louis XIV ou des Français de nos jours ?

Ce n’est donc pas sur les dispositions seules d’un peuple qu’il faut se baser pour juger ses lois, puisque d’un siècle à l’autre elles changent, mais sur des motifs plus élevés et une expérience plus générale.

L’amour que montre un peuple pour ses lois ne prouve qu’une chose, c’est qu’il ne faut pas se hâter de les changer.

PAGE 452.

Je viens, dans le chapitre auquel cette note se rapporte, de montrer un péril ; je veux en indiquer un autre plus rare, mais qui, s’il apparaissait jamais, serait bien plus à craindre.

Si l’amour des jouissances matérielles et le goût du bien-être que l’égalité suggère naturellement aux hommes, s’emparant de l’esprit d’un peuple démocratique, arrivaient à le remplir tout entier, les mœurs nationales deviendraient si antipathiques à l’esprit militaire, que les armées elles-mêmes finiraient peut-être par aimer la paix en dépit de l’intérêt particulier qui les porte à désirer la guerre. Placés au milieu de cette mollesse universelle, les soldats en viendraient à penser que mieux vaut encore s’élever graduellement mais commodément et sans efforts dans la paix, que d’acheter un avancement rapide au prix des fatigues et des misères de la vie des camps. Dans cet esprit, l’armée prendrait ses armes sans ardeur et en userait sans énergie ; elle se laisserait mener à l’ennemi plutôt qu’elle n’y marcherait elle-même.

Il ne faut pas croire que cette disposition pacifique de l’armée l’éloignât des révolutions, car les révolutions et surtout les révolutions militaires qui sont d’ordinaire fort rapides, entraînent souvent de grands périls, mais non de longs travaux ; elles satisfont l’ambition à moins de frais que la guerre ; on n’y risque que la vie, à quoi les hommes des démocraties tiennent moins qu’à leurs aises.

Il n’y a rien de plus dangereux pour la liberté et la tranquillité d’un peuple qu’une armée qui craint la guerre, parce que, ne cherchant plus sa grandeur et son influence sur les champs de bataille, elle veut les trouver ailleurs. Il pourrait donc arriver que les hommes qui composent une armée démocratique perdissent les intérêts du citoyen sans acquérir les vertus du soldat, et que l’armée cessât d’être guerrière sans cesser d’être turbulente.

Je répéterai ici ce que j’ai déjà dit plus haut. Le remède à de pareils dangers n’est point dans l’armée, mais dans le pays. Un peuple démocratique qui conserve des mœurs viriles trouvera toujours au besoin dans ses soldats des mœurs guerrières.

PAGE 479.

Les hommes mettent la grandeur de l’idée d’unité dans les moyens, Dieu dans la fin ; de là vient que cette idée de grandeur nous mène à mille petitesses. Forcer tous les hommes à marcher de la même marche, vers le même objet, voilà une idée humaine. Introduire une variété infinie dans les actes, mais les combiner de manière à ce que tous ces actes conduisent par mille voies diverses vers l’accomplissement d’un grand dessein, voilà une idée divine.

L’idée humaine de l’unité est presque toujours stérile, celle de Dieu immensément féconde. Les hommes croient témoigner de leur grandeur en simplifiant le moyen ; c’est l’objet de Dieu qui est simple, ses moyens varient à l’infini.

PAGE 485.

Un peuple démocratique n’est pas seulement porté par ses goûts à centraliser le pouvoir ; les passions de tous ceux qui le conduisent l’y poussent sans cesse.

On peut aisément prévoir que presque tous les citoyens ambitieux et capables que renferme un pays démocratique travailleront sans relâche à étendre les attributions du pouvoir social, parce que tous espèrent le diriger un jour. C’est perdre son temps que de vouloir prouver à ceux-là que l’extrême centralisation peut être nuisible à l’État, puisqu’ils centralisent pour eux-mêmes.

Parmi les hommes publics des démocraties, il n’y a guère que des gens très-désintéressés ou très-médiocres qui veuillent décentraliser le pouvoir. Les uns sont rares et les autres impuissants.

PAGE 519.

Je me suis souvent demandé ce qu’il arriverait si, au milieu de la mollesse des mœurs démocratiques et par suite de l’esprit inquiet de l’armée, il se fondait jamais, chez quelques-unes des nations de nos jours, un gouvernement militaire.

Je pense que le gouvernement lui-même ne s’éloignerait pas du tableau que j’ai tracé dans le chapitre auquel cette note se rapporte, et qu’il ne reproduirait pas les traits sauvages de l’oligarchie militaire.

Je suis convaincu que, dans ce cas, il se ferait une sorte de fusion entre les habitudes du commis et celles du soldat. L’administration prendrait quelque chose de l’esprit militaire, et le militaire quelques usages de l’administration civile. Le résultat de ceci serait un commandement régulier, clair, net, absolu ; le peuple devenu une image de l’armée, et la société tenue comme une caserne.

PAGE 525.

On ne peut pas dire d’une manière absolue et générale que le plus grand danger de nos jours soit la licence ou la tyrannie, l’anarchie ou le despotisme. L’un et l’autre est également à craindre, et peut sortir aussi aisément d’une seule et même cause qui est l’apathie générale, fruit de l’individualisme ; c’est cette apathie qui fait que le jour où le pouvoir exécutif rassemble quelques forces, il est en état d’opprimer, et que le jour d’après, où un parti peut mettre trente hommes en bataille, celui-ci est également en état d’opprimer. Ni l’un ni l’autre ne pouvant rien fonder de durable, ce qui les fait réussir aisément les empêche de réussir longtemps. Ils s’élèvent parce que rien ne leur résiste, et ils tombent parce que rien ne les soutient.

Ce qu’il est important de combattre, c’est donc bien moins l’anarchie ou le despotisme que l’apathie qui peut créer presque indifféremment l’un ou l’autre.

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PREMIÈRE PARTIE

INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LE MOUVEMENT INTELLECTUEL AUX ÉTATS-UNIS.

Avertissement 

Chap . I. — De la méthode philosophique des Américains 

Chap . II. — De la source principale des croyance chez les peuples démocratiques 

Chap . III. — Pourquoi les Américains montrent plus d’aptitude et de goût pour les idées générales que leurs pères les Anglais 

Chap. IV. — Pourquoi les Américains n’ont jamais été aussi passionnés que les Français pour les idées générales en matière politique.29 Chap. V. — Comment, aux États-Unis, la religion sait se servir des instincts démocratiques.32 Chap. VI. — Des progrès du catholicismeaux États-Unis. 47

Chap . VII. — Ce qui fait pencher l’esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme 

Chap . VIII. — Comment l’égalité suggère aux Américains l’idée de la perfectibilité indéfinie de l’homme 

Chap . IX. — Comment l’exemple des Américains ne prouve point qu’un peuple démocratique ne saurait avoir de l’aptitude et du goût pour les sciences, la littérature et les arts 

Chap. X. — Pourquoi les Américains s’attachent plus à la pratique des sciences qu’à la théorie.65 Chap. XI. — Dans quel esprit les Américains cultivent les arts.77 Chap. XII. — Pourquoi les Américains élèvent en même temps de si petits et de si grands monuments.86 Chap. XIII. — Physionomie littéraire des siècles démocratiques.89 Chap. XIV. — De l’industrie littéraire.99 Chap. XV. — Pourquoi l’étude de la littérature grecque et latine est particulièrement utile dans les sociétés démocratiques.101 Chap. XVI. — Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaise.105 Chap. XVII. — De quelques sources de poésie chez les nations démocratiques.116 Chap. XVIII. — Pourquoi les écrivains et les orateurs américains sont souvent boursouflés.127 Chap. XIX. — Quelques observations sur le théâtre des peuples démocratiques.130 Chap. XX. — De quelques tendances particulières aux historiens dans les siècles démocratiques.139 Chap. XXI. — De l’éloquence parlementaire aux États-Unis.146

DEUXIÈME PARTIE

INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LES SENTIMENTS DES AMÉRICAINS.

Chap. l. — Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l’égalité que pour la liberté.155 Chap. II. — De l’individualisme dans les pays démocratiques.162 Chap. III. — Comment l’individualisme est plus grand au sortir d’une révolution démocratique qu’à une autre époque.166 Chap. IV. — Comment les Américains combattent l’individualisme par des institutions libres.168 Chap. V. — De l’usage que les Américains font de l’association dans la vie civile.175 Chap. VI. — Du rapport des associations et des journaux.185 Chap. VII. — Rapport des associations civiles et des associations politiques.189 Chap. VIII. — Comment les Américains combattent l’individualisme par la doctrine de l’intérêt bien entendu.198 Chap. IX. — Comment les Américains appliquent la doctrine de l’intérêt bien entendu en matière de religion.204 Chap. X. — Du goût du bien-être matériel en Amérique.208 Chap. XI. — Des effets particuliers que produit l’amour des jouissances matérielles dans les siècles démocratiques.212 Chap. XII. — Pourquoi certains Américains font voir un spiritualisme si exalté.216 Chap. XIII. — Pourquoi les Américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-être.219 Chap. XIV. — Comment le goût des jouissances matérielles s’unit, chez les Américains, à l’amour de la liberté et au soin des affaires publiques.226 Chap. XV. — Comment les croyances religieuses détournent de temps en temps l’âme des Américains vers les jouissances immatérielles.232 Chap. XVI. — Comment l’amour excessif du bien-être peut nuire au bien-être.240 Chap. XVII. — Comment, dans les temps d’égalité et de doute, il importe de reculer l’objet des actions humaines.242 Chap. XVIII. — Pourquoi, chez les Américains, toutes les professions honnêtes sont réputées honorables.247 Chap. XIX. — Ce qui fait pencher presque tous les Américains vers les professions industrielles.250 Chap. XX. — Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie.257

TROISIÈME PARTIE

INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LES MŒURS PROPREMENT DITES.

Chap. I. — Comment les mœurs s’adoucissent à mesure que les conditions s’égalisent.263 Chap. II. — Comment la démocratie rend les rapports habituels des Américains plus simples et plus aisés.272 Chap. III. — Pourquoi les Américains ont si peu de susceptibilité dans leur pays, et se montrent si susceptibles dans le nôtre.276 Chap. IV. — Conséquence des trois chapitres précédents.282 Chap. V. — Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maitre.285 Chap. VI. — Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à élever le prix et à raccourcir la durée des baux.300 Chap. VII. — Influence de la démocratie sur les salaires.305 Chap. VIII. — Influence de la démocratie sur la famille. Chap. IX. — Éducation des jeunes filles aux États-Unis.320 Chap. X. — Comment la jeune fille se retrouve sous les traits de l’épouse.325 Chap. XI. — Comment l’égalité des conditions contribue à maintenir les bonnes mœurs en Amérique.330 Chap. XII. — Comment les Américains comprennent l’égalité de l’homme et de la femme.342 Chap. XIII. — Comment l’égalité divise naturellement les Américains en une multitude de petites sociétés particulières.349 Chap. XIV. — Quelques réflexions sur les manières américaines.353 Chap. XV. — De la gravité des Américains, et pourquoi elle ne les empêche pas de faire souvent des choses inconsidérées.360 Chap. XVI. — Pourquoi la vanité nationale des Américains est plus inquiète et plus querelleuse que celle des Anglais.366 Chap. XVII. — Comment l’aspect de la société, aux États-Unis, est tout à la fois agité et monotone.370 Chap. XVIII. — De l’honneur aux États-Unis et dans les sociétés démocratiques.374 Chap. XIX. — Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions.395 Chap. XX. — De l’industrie des places chez certaines nations démocratiques.405 Chap. XXI. — Pourquoi les grandes révolutions deviendront si rares409 Chap. XXII. — Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la paix, et les armées démocratiques naturellement la guerre.431 Chap. XXIII. — Quelle est, dans les armées démocratiques, la classe la plus guerrière et la plus révolutionnaire443 Chap. XXIV. — Ce qui rend les armées démocratiques plus faibles que les autres armées en entrant en campagne, et plus redoutables quand la guerre se prolonge.449 Chap. XXV. — De la discipline dans les armées démocratiques.457 Chap. XXVI. — Quelques considérations sur la guerre dans les sociétés démocratiques.460

QUATRIÈME PARTIE

DE L’INFLUENCE QU’EXERCENT LES IDÉES ET LES SENTIMENTS DÉMOCRATIQUES SUR LA SOCIÉTÉ POLITIQUE.

Chap. I. — L’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres.472 Chap. II. — Que les idées des peuples démocratiques en matière de gouvernement sont naturellement favorables à la concentration des pouvoirs.474 Chap. III. — Que les sentiments des peuples démocratiques sont d’accord avec leurs idées pour les porter à concentrer le pouvoir.480 Chap. IV. — De quelques causes particulières et accidentelles qui achèvent de porter un peuple démocratique à centraliser le pouvoir ou qui l’en détournent.486 Chap. V. — Que parmi les nations européennes de nos jours, le pouvoir souverain s’accroît, quoique les souverains soient moins stables.496 Chap. VI. — Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre.516 Chap. VII. — Suite des chapitres précédents.526 Chap. VIII. — Vue générale du sujet.541 Notes .549

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