Quand un homme, que ses écrits ont illustré, disparaît de ce monde et que la popularité de ses œuvres lui survit, le moment est venu de les rassembler et de les publier toutes ensemble.
Chacune d’elles semble acquérir un nouveau prix de sa réunion avec les autres. On aime à connaître tout ce qu’a pensé un auteur favori. Rien de ce qui est sorti de sa plume n’est indifférent. Alors même qu’on établit des degrés dans le jugement qu’on porte sur ses diverses productions, on n’en met aucune dans la sympathie qu’on leur accorde. L’écrivain regretté du public est comme un ami qu’on vient de perdre et dont on s’efforce de retrouver les traits. On lit et on relit ses écrits ; on les rassemble ; on recherche sa pensée sous toutes les formes qu’elle a prises pour s’exprimer, livres, discours publics, lettres particulières, notes fugitives ; on forme du tout un ensemble, d’où l’on extrait la physionomie particulière de l’auteur : comme ferait un sculpteur ou un peintre qui n’ayant plus le modèle sous les yeux, au moyen de traits épars recueillis çà et là, recompose une figure et crée encore un portrait fidèle.
Cette disposition du public est encore plus naturelle, quand celui qui la lui inspire s’offre à son souvenir sous des aspects plus divers ; lorsque l’écrivain dont la mémoire lui est chère a été tout à la fois homme de lettres et homme politique ; que, célèbre comme publiciste, il a joué un rôle dans l’État, et qu’il a, ne fût-ce qu’un instant, comme ministre tenu dans ses mains le pouvoir.
On aime à juger du même coup d’œil quelle influence eurent les spéculations du philosophe sur sa participation aux affaires ; si l’homme privé eut une autre morale que l’homme public ; commet il mit ses théories d’accord avec sa pratique et comment le penseur sut agir.
Alors on envisage l’écrivain sous toutes ses faaces. On ne sépare point l’homme d’action du moraliste. Après avoir écouté le savant à l’Institut, on va l’entendre à la tribune. On juge ainsi le secours que les lettres prêtent à la politique, l’autorité que la pratique offre à la science et l’influence que la moralité privée exerce sur les vertus publiques.
L’édition dont ce volume forme le tome premier, contiendra les œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville : celles qui ont déjà été publiées, et celles qui sont encore inédites.
Ces œuvres sont en petit nombre : car Tocqueville, dont l’esprit était toujours en travail écrivait peu, et il ne publiait pas tout ce qu’il écrivait ; mais il est permis de dire qu’il n’a publié que des chefs-d’œuvre.
On peut apparemment donner ce nom à ses deux grands ouvrages sur la Démocratie en Amérique, et à son livre l’Ancien Régime et la Révolution. Et si les deux volumes de Correspondance et d’Œuvres diverses, qui ont paru après sa mort, n’attestent pas la même puissance de composition et les mêmes efforts de génie que les précédents ouvrages, peut-être ne leur sont-ils pas inférieurs en mérite littéraire. Ils leur ressemblent du moins par le succès égal qu’ils ont obtenu.
Ce n’est pas le nombre des œuvres d’un grand écrivain qui fait sa puissance et la durée de sa gloire : c’est la fixité et la permanence du but vers lequel tendent toutes ses pensées, quand ce but est celui du bonheur de ses semblables et de leur dignité. Les hommes peuvent aimer un jour l’écrivain qui les intéresse et qui travaille à leur plaire tout en les méprisant ; mais ils ne gardent un souvenir durable que pour l’écrivain qui lui-même les aime, les estime, les charme sans les corrompre, les reprend sans les abaisser, aspire sans cesse à les grandir, et qui, mettant de nobles facultés au service de leurs destinées, consacre tout ce qu’il a d’intelligence et de cœur à les rendre tout à la fois meilleurs, plus heureux et plus libres. C’est ce caractère, particulier aux écrits de Tocqueville qui, malgré leur petit nombre, explique leur autorité et la renommée de leur auteur, grande en France, non moins grande à l’étranger ; renommée toujours croissante, et dont le bruit retentit partout où se fait un écho ; dans la presse quotidienne et périodique ; dans les journaux et dans les revues comme dans les livres ; à la tribune française comme dans le parlement anglais ; à Bruxelles, à Berlin, à Madrid et à Vienne, comme à Paris et à Londres ; partout enfin où la pensée qui se produit croit avoir besoin, pour se fortifier, d’une autorité universellement admise et respectée.
C’est cet effort continu de la pensée vers l’amélioration et la grandeur de ses semblables qui, également visible dans la Démocratie en Amérique, dans le livre l’Ancien Régime et la Révolution, et dans les deux volumes déjà publiés de Correspondance, établit entre ces ouvrages si différents par eux-mêmes un lien commun et explique leur succès égal et leur pareille popularité.
Cette unité morale qui relie entre eux tous les écrits de Tocqueville, est telle que, si dans la polémique qui chaque jour les invoque, on n’indiquait pas avec précision la source à laquelle on a puisé, la citation elle-même ne ferait point reconnaître le livre auquel elle a été empruntée. Les pensées extraites de la Correspondance ne sont point d’un autre ordre que celles qui sont tirées des grands ouvrages. Alors même que les extraits sont différents par la forme et par le ton du style, ils sont pareils par le fond du sentiment et de l’idée. Le même esprit anime tous les écrits de Tocqueville. Ils sont pleins de la même passion, et leur forme est toujours celle de ce style charmant et grave dont il lui était impossible de ne pas revêtir sa pensée.
Et si l’on osait ici porter un pronostic, on se permettrait de prédire aux trois volumes nouveaux que contiendra cette édition une faveur égale à celle de leurs devanciers.
Ces trois volumes se composeront :
1o D’un nouveau volume de Correspondance entièrement inédite ;
2o D’un volume intitulé : Mélanges littéraires, Souvenirs et Voyages ;
3o D’un volume intitulé : Mélanges académiques, économiques et politiques.
L’édition entière formera neuf volumes.
En tête des œuvres de Tocqueville devait naturellement se placer la Démocratie en Amérique.
Il n’y a plus rien à dire sur le mérite et sur le succès d’un livre qui a subi toutes les épreuves de la critique, et une épreuve plus décisive que toutes les autres, celle du temps ; qui, publié il y a trente ans, traduit dans toutes les langues d’Europe, a été réimprimé en France quatorze fois, et dont la dernière édition, exécutée dans le format des éditions populaires et tirée à un nombre immense d’exemplaires, est aujourd’hui complètement épuisée. Et jamais ce livre n’a été plus recherché qu’il ne l’est aujourd’hui. Jamais les idées qu’il exprime et les principes qu’il consacre n’ont eu plus de faveur dans le monde intellectuel. Chaque jour on voit se grossir le nombre de ceux pour lesquels il fait école. Ne serait-ce pas que la démocratie, dont Tocqueville annonçait l’avènement prochain et irrésistible, prend plus visiblement possession de la société et constate son empire par des signes chaque jour plus manifestes ? Ne devient-il pas ainsi plus important, aux yeux de chacun, de méditer le livre où en montrant les progrès de la démocratie, l’auteur en expose les dangers et les excès ? Cette bienveillance croissante des amis de la démocratie eux-mêmes envers Tocqueville ne vient-elle pas de ce qu’ils n’ont jamais mieux compris qu’aujourd’hui combien est nécessaire l’accord tant recommandé par Tocqueville de la démocratie et de la liberté ; de ce que jamais peut-être la question ne s’est posée plus étroitement que de nos jours entre une démocratie libérale et le despotisme démocratique ? N’est-ce pas qu’on se sent plus attiré vers l’auteur et ses idées, en contemplant les périls que son génie prévoyant avait signalés ?
Tout ce qui s’est passé en France en 1848 et en 1852, tout ce qui de notre temps même est en voie de s’y accomplir, toutes ces phases continues de la révolution démocratique qui suit son cours, rendent de plus en plus précieux un livre dont l’étude de cette révolution forme l’objet.
Il n’est pas jusqu’à la terrible conflagration dont les États-Unis sont en ce moment le théâtre qui ne contribue à en accroître le mérite, et à en justifier la popularité.
On a beaucoup admiré, et avec grande raison, la rare sagacité avec laquelle Tocqueville a analysé la société américaine et son gouvernement ; comment, au milieu du chaos que présentent à l’œil des peuples d’origines différentes, des coutumes opposées, des législations diverses et incohérentes, il est parvenu à créer en quelque sorte un code d’institutions parfaitement logique, inconnu jusqu’alors de ceux même qui lui obéissaient et qui, depuis, est resté pour eux la plus fidèle image de leur constitution.
Mais ce qui est peut-être plus digne d’admiration, parce que c’était une œuvre plus difficile et plus utile, c’est d’avoir à l’avance, au travers des images de prospérité et de puissance dont l’Union américaine présentait le magnifique spectacle, aperçu les symptômes de division et de déchirement qui pouvaient faire présager sa ruine. C’est cependant ce que Tocqueville avait entrevu avec une pénétration dont on demeure surpris, lorsqu’en présence de l’événement on lit les pages prophétiques dans lesquelles on le voit annoncé.
Quelques personnes s’imaginent peut-être que le brisement de la confédération américaine eût étonné Tocqueville. J’ose dire que cette révolution l’aurait profondément affligé mais non surpris.
Alors que cette lutte fatale n’était encore qu’imminente et prête à s’engager, un de ses amis de l’autre côté du détroit, lui ayant, dans une lettre, exprimé une certaine joie de la voir éclater et aboutir au démembrement de la confédération américaine, Tocqueville lui répond le 4 septembre 1856 :
« Je ne saurais désirer ainsi que vous ce démembrement. Un tel événement serait une grande blessure faite à l’humanité tout entière. Car il introduirait la guerre dans une grande partie de la terre où depuis près d’un siècle déjà elle est inconnue. Le moment où l’Union américaine se rompra sera un moment très-solennel dans l’histoire. »
Mais si la rupture de l’Union américaine l’eût contristé, elle ne l’eût point étonné. Il ne l’avait que trop prévue ; et cette catastrophe figure, dans tout ce qu’il a écrit, parmi les éventualités néfastes qu’il lui paraissait le plus désirable de prévenir et le plus difficile de conjurer.
Non-seulement il avait vu dans l’établissement de l’esclavage en Amérique une plaie cruelle ; il y avait vu aussi un péril permanent, le plus grand de tous pour l’Union américaine. Il avait fait plus : il avait aperçu la forme sous laquelle ce péril éclaterait avec ses fatales conséquences ; et il prédit l’événement, quand il montre le pouvoir fédéral aux États-Unis succombant peu à peu sous l’indépendance excessive des États particuliers, et marchant fatalement à sa ruine par la faiblesse et l’impuissance.
« Ou je me trompe fort, dit-il, ou le gouvernement fédéral des États-Unis tend chaque jour à s’affaiblir. Il se retire successivement des affaires ; il resserre de plus en plus le cercle de son action. Naturellement faible, il abandonne les apparences même de la force…
« On veut l’Union, mais réduite à une ombre. On la vent forte dans certains cas et faible dans tous les autres ; on prétend qu’en temps de guerre elle puisse réunir dans ses mains les forces nationales et toutes les ressources du pays, et, qu’en temps de paix, elle n’existe pour ainsi dire point ; comme si cette alternative de débilité et de vigueur était dans la nature.
« Je ne vois rien qui puisse, quant à présent, arrêter le mouvement général des esprits. Les causes qui l’ont fait naître ne cessent point d’opérer dans le même sens. Il se continuera donc, et l’on peut prédire que, s’il ne survient pas quelque circonstance extraordinaire, le gouvernement de l’Union ira chaque jour s’affaiblissant. »
« Si la souveraineté de l’Union, dit ailleurs Tocqueville, entrait aujourd’hui en lutte avec celle des États, on peut aisément prévoir qu’elle succomberait. — L’Union, ajoute-t-il, ne durera qu’autant que tous les États qui la composent continueront à vouloir en faire partie. »
Il ne manque pas non plus de gens qui s’imaginent que, l’union des États étant brisée, la république va périr aussi en Amérique. Je ne parle pas de ceux chez lesquels cette impression est une joie ; qui se soucient peu de savoir si les institutions républicaines en vigueur dans le nouveau monde rendaient heureux les peuples soumis à leur empire, ne voient dans ces institutions qu’une forme politique qui n’est pas de leur goût, et, dans leur ferveur monarchique, rêvent déjà à la place des démocraties libres des États-Unis, la formation sinon d’une autocratie unique, du moins de quelques grands États, placés sous la domination absolue d’un empereur ou d’un roi. Je ne m’occupe ici que de ceux qui, impartiaux envers la république américaine et plutôt bienveillants pour elle, croient voir sa ruine dans celle de l’Union. Et je dis que ceux qui mêlent dans leur esprit le sort de l’Union américaine, et celui de la république aux États-Unis, confondent deux choses très-distinctes et qui ne sont point liées l’une à l’autre. Tocqueville les avait séparées avec grand soin, et avait établi cette distinction dans la partie même du livre où il prévoyait la rupture de la confédération.
« À la vérité, disait-il, le démembrement de l’Union, en introduisant la guerre au sein des États aujourd’hui confédérés et avec elle les armées permanentes, la dictature et les impôts, pourrait, à la longue, y compromettre le sort des institutions républicaines.
« Mais il ne faut pas confondre cependant l’avenir de la république et celui de l’Union.
« L’Union est un accident qui ne durera qu’autant que les circonstances le favoriseront. Mais la république me semble l’état naturel des Américains ; et il n’y a que l’action continue de causes contraires et agissant toujours dans le même sens, qui put lui substituer la monarchie. »
Ainsi Tocqueville avait prévu précisément la lutte formidable dont nous sommes les témoins. Ah ! sans doute, tout en l’apercevant dans l’avenir telle qu’elle éclate sous nos yeux, il avait pu n’en pas prévoir tous les détails. Peut-être, en la jugeant terrible et sanglante, il ne pensait pas qu’elle dût être si longue et si cruelle. Peut-être n’avait-il pas soupçonné parmi quels gouvernements de l’Europe la liberté américaine trouverait des haines, et l’esclavage des sympathies. Mais la crise elle-même, à laquelle nous assistons, il l’avait prévue ; et ces immenses événements, inattendus pour le plus grand nombre, en présence desquels un livre de circonstance serait rentré dans le néant, viennent encore ajouter à l’autorité et à l’éclat d’un ouvrage écrit en vue de l’avenir, et dont l’avenir a si singulièrement justifié les prévisions.
On sait que le livre de la Démocratie en Amérique est divisé en deux parties : la première, où l’auteur décrit l’empire de la démocratie sur les institutions politiques des Américains ; la seconde, où il montre l’influence de la démocratie sur leurs mœurs. La première partie formera deux volumes, qui seront les tomes premier et deuxième de l’édition. Le tome troisième contiendra toute la seconde.
Cette seconde partie de la Démocratie en Amérique a eu, il faut le reconnaître, un moindre succès que la première. Elle n’a pas sans doute été moins achetée, mais je crois qu’elle a été moins lue. Beaucoup moins de feuilles périodiques en ont rendu compte. Elle renferme une si grande quantité d’idées condensées dans un étroit espace et toutes rigoureusement enchaînées les unes aux autres, que plus d’un lecteur recule, avant de s’engager dans un labyrinthe dont il craint de perdre le fil. Je ne sais plus quel écrivain a fait la remarque que, toutes les fois qu’on veut lire cet ouvrage d’un bouta l’autre et d’une seule traite, on éprouve quelque fatigue, et que si on se borne à en lire une page prise au hasard, on ne ressent que le charme d’une œuvre supérieure. Il semblerait, dit-il, que le rayonnement continu des idées qui abondent dans ce livre, exerce sur l’esprit du lecteur l’effet produit par une vive lumière sur les yeux, que cette lumière attire et qui ne peuvent la regarder longtemps en face. Les meilleurs esprits et les meilleurs juges persistent cependant à regarder cette seconde partie de la Démocratie comme l’œuvre de Tocqueville qui atteste le plus de puissance intellectuelle ; et elle sera peut-être son principal titre aux yeux de la postérité. Il en est d’elle comme de ces mines, dont la profondeur effraie et rebute d’abord, et qui à mesure qu’on les creuse, découvrent leurs trésors, et récompensent le labeur de l’ouvrier.
Immédiatement après les ouvrages sur l’Amérique, nous classons, en suivant l’ordre des publications antérieures, le livre intitulé : l’Ancien Régime et la Révolution, qui formera le tome quatrième.
La publication de ce livre fut pour Tocqueville un événement solennel. Tout le monde comprend que, lorsque après un silence de quinze années passées exclusivement dans l’action politique, l’auteur de la Démocratie en Amérique fit paraître un nouvel ouvrage, l’attention générale fut vivement excitée. Les conditions réciproques dans lesquelles s’étaient trouvés dans l’origine l’écrivain et ses juges avaient changé. Le public devant lequel comparaissait Tocqueville n’était plus le même public devant lequel l’auteur de la Démocratie avait comparu en 1855 et en 1859. Lui-même se montrait aux yeux de ce public sous un aspect nouveau. Il avait cessé d’être un publiciste étranger aux luttes et aux passions des partis ; et s’il est permis de penser que, chez quelques lecteurs, la sympathie politique inspirée par les derniers événements (1851 et 1852) ajoutait à la sympathie éprouvée pour l’homme de lettres, il faut admettre aussi que d’autres, placés sous l’influence d’un sentiment tout opposé, auraient vu, sans grand déplaisir, sinon la chute, du moins la diminution d’un écrivain qui ne s’était point rallié à leur cause et pour lequel, après tant d’éclatants succès, un échec ne serait après tout que l’épisode naturel des destinées littéraires.
La faveur qui accueillit le livre de l’Ancien Régime et la Révolution, ne peut cependant se comparer qu’à celle dont la Démocratie en Amérique avait été l’objet. La faveur fut la même en Angleterre qu’en France. Il est même une partie du continent, l’Allemagne, ou il eut encore plus de retentissement que n’en avaient eu les ouvrages sur l’Amérique : ce qui s’explique par l’état social et politique de ce pays, dont la révolution non encore achevée, aspirant à s’accomplir, porte sans cesse ses yeux vers la première révolution française, la grande révolution, selon l’expression des publicistes allemands, et vers l’assemblée constituante de 1789, la véritable, comme ils l’appellent.
En suivant toujours l’ordre chronologique des publications antérieures, nous placerons, après les ouvrages qui précèdent, les deux volumes de Correspondance et Œuvres inédites, qui parurent pour la première fois en 1860, et qui formeront les tomes cinquième et sixième.
On sait le succès qu’ont obtenu ces deux volumes de Lettres et de Mélanges. L’un des mérites de cette publication a été de jeter sur le talent et sur le caractère de Tocqueville un jour nouveau.
Bien des gens croyaient jusqu’ici que le talent de Tocqueville, monotone de sa nature, était exclusivement celui d’un génie austère et mélancolique. On ne voyait en lui que le penseur profond, mais un peu morose, ourdissant la trame toujours serrée de ses idées dans un style toujours grave. La publication de sa correspondance et de quelques pièces fugitives a révélé dans Tocqueville tout à la fois un autre style et un autre homme. Elle a montré non-seulement que Tocqueville possédait une nouvelle supériorité dans les lettres, celle du genre épistolaire ; mais encore elle a fait voir dans l’écrivain l’homme jusqu’alors inconnu du plus grand nombre, l’homme bon, simple, naturel, accessible à toutes les impressions, prompt à ressentir toutes les joies de ce monde, sensible aux moindres comme aux plus grands intérêts de la vie.
Dès son apparition, ce livre reçut une immense publicité, à l’étranger comme en France. Une excellente traduction anglaise, due à la plume élégante d’un écrivain distingué, obtint en Angleterre et aux États-Unis le même : succès que l’ouvrage original avait en France. Et telle fut la faveur avec laquelle l’ouvrage fut accueilli du public dans les deux mondes, que, au milieu de la multitude d’articles de journaux et de revues de tous les pays qui en ont rendu compte, on en trouverait à peine un seul d’où soit sortie une critique. Toutes les voix du dedans et du dehors se sont confondues en un concert de bienveillance et d’éloges. Partout on a été frappé du contraste singulier qu’offrait cette correspondance, pleine d’idées neuves, d’aperçus fins et délicats, de jugements profonds élégamment exprimés, avec la plupart des correspondances de personnages illustres, publiées de notre temps, surtout à l’étranger, dans lesquelles on ne trouve rien de saillant, et dont il semble qu’on dût épargner la publication à la mémoire de leurs auteurs.
Quoique aujourd’hui on attache peut-être au style une moindre importance qu’on ne faisait autrefois, il est digne de remarque que le mérite de la correspondance de Tocqueville, sous ce rapport, n’a échappé à personne, pas plus à l’étranger qu’en France ; et s’il m’était permis de citer l’autorité d’un écrivain qui était, il est vrai, l’ami intime de Tocqueville, mais que tout le monde reconnaît en même temps pour un homme de lettres éminent et d’un goût exquis, je dirais qu’Ampère, si grand admirateur de toutes les œuvres de Tocqueville, plaçait ses lettres, sous le rapport du style, au-dessus de tout ce qu’il avait écrit, et prétendait que, dans ce genre, il n’y avait rien dans notre littérature qui leur fût supérieur.
Les tomes cinquième et sixième de la Correspondance et Mélanges, forment la dernière partie des œuvres déjà publiées.
Le premier des trois volumes nouveaux (le tome septième) se composera de nouvelles lettres, toutes inédites.
Le cours du temps a rendu possible aujourd’hui la publication de lettres dont, il y a quelques années, l’ajournement était nécessaire. On verra d’ailleurs paraître parmi les correspondants de Tocqueville, des noms qui ne figurent point dans les premiers volumes, et qui étaient dignes d’y être placés.
Ces nouvelles lettres, comme on voit, formeront un volume à part et complétement distinct de la correspondance qui a été publiée antérieurement. Notre premier mouvement avait été de les fondre avec les précédentes, en plaçant chacune à sa date, et de donner ainsi à toute la correspondance de Tocqueville plus d’ensemble et d’unité. Mais la publication séparée que nous avons résolu d’en faire, permettra de mieux juger le mérite de ces nouvelles lettres, précisément parce qu’elles se présenteront isolées de celles qui les ont précédées.
C’est le même motif qui nous a décidés à ne rien changer aux deux volumes de Correspondance déjà publiés, et à y laisser quelques morceaux littéraires, tels que : Quinze jours au désert ; l’État de la France sous le Directoire et avant le 18 brumaire, etc., etc., lesquels se trouvent entremêlés dans la Correspondance, et qu’il eût été plus logique d’ôter de cette place pour les reporter dans le volume composé d’éléments analogues. Tout ce qui a déjà paru des œuvres de Tocqueville sera donc, dans l’édition des œuvres complètes, distribué de la même manière, et classé dans le même ordre où la publication en a été faite d’abord. Le lecteur distinguera ainsi du premier coup d’ail, et sans confusion possible, ce qui dans ces œuvres a déjà été publié et ce qui est nouveau.
Sous le titre de : Mélanges littéraires, Notes et Voyages, le tome huitième renfermera deux parties distinctes.
Dans la première, on trouvera tous les morceaux inédits qui se rapportent au livre l’Ancien Régime et la Révolution. On sait que le volume qui porte ce titre n’était, dans la pensée de l’auteur, que le tome premier d’un grand ouvrage, plus grand sans nul doute qu’aucun de ceux qu’il a exécutés, et dans lequel il devait non-seulement parcourir toutes les phases de la révolution de 1789, mais encore tous les temps qui ont suivi cette grande époque : 1793, le Directoire, l’Empire ; l’Empire surtout. Il avait déjà préparé presque tous les éléments de cette œuvre immense, quand la mort l’a interrompu.
Cependant, en compulsant les matériaux qu’il avait réunis pour l’exécution de son entreprise, on aperçoit déjà çà et là quelques grandes lignes où se révèle le plan de l’auteur. Quelques pensées y apparaissent déjà, qui portent l’empreinte de son style. Quelques chapitres même se rencontrent non-seulement esquissés, mais presque rédigés.
Parmi ces chapitres, deux étaient tellement finis, ou du moins si près de l’être, que nous avons pensé tout d’abord pouvoir les publier. Ils ont paru en 1860. Mais notre première impression, vivement exprimée ailleurs, avait été de ne rien publier de plus de ces fragments. Il était évident pour nous que, quelque saillants qu’ils fussent, ces morceaux n’étaient point achevés. Le papier qui leur sert d’enveloppe porte écrits de la main même de Tocqueville, ces mots : Mon texte ébauché. Il nous semblait que nous ne pouvions publier de pareils fragments sans méconnaître la plus constante de ses traditions, et sans manquer en quelque sorte à la mémoire d’un écrivain qui poussait le respect pour le public jusqu’à ne vouloir lui livrer aucune œuvre qui n’eût atteint le degré de perfection dont elle était susceptible. Cependant, nous devons le reconnaître, partout, à l’étranger comme en France, notre réserve a été jugée excessive et nos scrupules exagérés. « Dût-on ne trouver dans ces fragments que la moitié de la pensée de Tocqueville, pourquoi, nous a-t-on dit, en priver le public ? et quand ce ne seraient que des ébauches, n’auraient-elles pas encore leur prix, comme les esquisses trouvées dans l’atelier d’un grand peintre ? » La critique ne s’est pas bornée à l’expression de ces regrets ; elle a pris la forme même des reproches les plus vifs et des blâmes les plus amers. Il nous en coûte peu de nous avouer vaincus. Nous tenons seulement à répéter encore une fois que ces chapitres nouveaux, faisant suite à l’Ancien Régime et la Révolution, que nous prenons le parti de publier, ne sont point ce qu’ils eussent été s’ils eussent passé de la main de Tocqueville dans celle de l’imprimeur. On ne doit y voir que le premier jet de sa pensée, le dessin des lignes principales de son œuvre. Le petit nombre de développements qui s’y trouvent çà et là sont de la nature de ceux qui, dans le moment où un auteur conçoit son plan général, s’offrent à son esprit, et qu’il jette à la hâte sur le papier dans la crainte de ne pas les retrouver plus tard. J’ajoute que ce texte ébauché par Tocqueville, je le livre absolument tel que le manuscrit le présente, avec ses lacunes et même ses incorrections. Rien n’eût été plus facile que d’en mieux lier toutes les parties ; mais c’eût été altérer l’œuvre de Tocqueville que de la compléter. Nous avons sur ce point poussé le scrupule jusqu’à signaler, par la différence des caractères typographiques, ce qui, dans le manuscrit, paraît constituer le texte, et ce qui s’y rencontre comme des citations ou des notes dont Tocqueville n’avait encore ni arrêté le choix ni fixé la place.
Quel que soit le jugement que l’on porte sur ces fragments, leur lecture ajoutera certainement aux regrets qu’on éprouve de ce que ce travail de Tocqueville sur la révolution française n’ait point été achevé. Tocqueville possédait pour l’exécution d’une telle œuvre un ensemble de conditions intellectuelles et morales, que peut-être ne réunira jamais au même degré aucun autre écrivain. Abordant tour à tour et successivement, sans parti pris d’avance, toutes les phases de cette grande époque, reprenant un à un tous les faits, soumettant tout à sa puissante analyse, il s’avançait pas à pas dans cette vaste arène semée de tant d’écueils, que tant de vives lumières éclairent déjà de leurs rayons, et que couvrent encore tant de profondes ténèbres ; passant tout au creuset de son admirable bon sens, avec une patience d’investigation que rien ne lassait, et avec un esprit assez haut pour rester toujours impartial au milieu des passions encore brûlantes de ses contemporains. Qui démêlera ce tissu de préjugés, de paradoxes, d’erreurs et de demi-vérités dont se composent jusqu’à présent les jugements portés sur cette époque de notre histoire ? Qui nous dira ce dernier mot, tant cherché, sur la révolution française ? Comment ne pas éprouver ces regrets et cette douleur, quand on jette un coup d’œil sur les éléments qu’il avait déjà préparés pour la solution de ces grands problèmes ! Quels innombrables matériaux ! quelle multitude de documents déjà accumulés ! que de mailles déjà formées, destinées à se resserrer peu à peu, jusqu’à ce qu’elles formassent ce fin réseau à travers lequel ne pourrait se glisser ni un fait inexact, ni un jugement douteux !
J’ai entre les mains cet immense manuscrit : notes, extraits, réflexions, analyses de mémoires contemporains, vaste recueil de faits et de pensées déjà classés par ordre alphabétique, chaque fait se rapportant à une idée principale, chaque idée a un chapitre auquel elle est renvoyée par un signe. On ne saurait songer sans doute à publier de pareils matériaux, destinés à la construction d’un édifice dont le plan a été conçu, mais qui ne s’est point élevé. Il m’a semblé cependant que le lecteur ne lirait pas sans curiosité et peut-être sans intérêt quelques-unes de ces notes, où se révèle l’idée de l’œuvre qui se préparait. On en trouvera donc un petit nombre dans le tome huitième, à la suite des nouveaux chapitres inédits, faisant suite à l’Ancien Régime et la Révolution. Ce ne sont que des esquisses, des tâtonnements, mais où s’aperçoivent déjà le génie et le style de Tocqueville. Citons-en un exemple. Je trouve parmi les manuscrits une page datée de Sorrente, décembre 1850. C’est l’époque où Tocqueville avait conçu le plan de ce grand ouvrage ; alors que déjà il en traçait les vastes proportions, et qu’à travers les tableaux divers qui s’offraient en foule à son imagination, il rencontrait sans cesse la grande figure de Napoléon. Cette note est écrite sur un chiffon de papier ; elle est presque illisible. Je la déchiffre cependant au moyen d’un vrai travail hiéroglyphique.
« Sorrente, décembre 1850.
« …Ce que je voudrais peindre, c’est moins les faits en eux-mêmes, quelque surprenants et grands qu’ils soient, que l’esprit des laits, moins les différents actes de la vie de Napoléon, que Napoléon lui-même : cet être singulier, incomplet, mais merveilleux, qu’on ne saurait regarder attentivement sans se donner l’un des plus curieux et des plus étranges spectacles qui puissent se rencontrer dans l’univers.
« Je désirerais montrer ce que, dans sa prodigieuse entreprise, il a tiré réellement de son génie et ce que lui ont fourni de facilités l’état du pays et l’esprit du temps ; faire voir comment et pourquoi cette nation indocile courait en ce moment d’elle-même au-devant de la servitude ; avec quel art incomparable il a découvert dans les œuvres de la révolution la plus démagogique tout ce qui était propre au despotisme, et l’en a fait naturellement sortir.
« Parlant de son gouvernement intérieur, je veux contempler l’effort de cette intelligence presque divine grossièrement employée à comprimer la liberté humaine ; cette organisation savante et perfectionnée de la force, telle que le plus grand génie au milieu du siècle le plus éclairé et le plus civilisé pouvait seul la concevoir. Et, sous le poids de cette admirable machine, la société comprimée et étouffée devenant stérile ; le mouvement de l’intelligence se ralentissant ; l’esprit humain qui s’alanguit, les âmes qui se rétrécissent, les grands hommes qui cessent de paraître ; un horizon immense et plat, où, de quelque côté qu’on se retourne, n’apparaît plus rien que la figure colossale de l’empereur lui-même.
« Arrivant à sa politique extérieure et à ses conquêtes, je chercherais à peindre cette course furieuse de sa fortune à travers les peuples et les royaumes ; je voudrais dire en quoi ici encore l’étrange grandeur de son génie guerrier a été aidée par la grandeur étrange et désordonnée du temps. Quel tableau extraordinaire, si on savait peindre, de la puissance et de la faiblesse humaines, que celui de ce génie impatient et mobile faisant et défaisant sans cesse lui-même ses œuvres, arrachant et replaçant sans cesse lui-même les bornes des empires, et désespérant les nations et les princes, moins encore par ce qu’il leur faisait souffrir que par l’incertitude éternelle où il les laissait sur ce qui leur restait à craindre !
« Je voudrais enfin faire comprendre par quelle suite d’excès et d’erreurs il s’est de lui-même précipité vers sa chute ; et malgré ces erreurs et ces excès faire bien suivre la trace immense qu’il a laissée derrière lui dans le monde, non-seulement comme souvenir, mais comme influence et action durable : ce qui est mort avec lui, ce qui demeure.
« Et pour terminer cette longue peinture, montrer ce que signifie l’Empire dans la révolution française ; la place que doit occuper cet acte singulier dans cette étrange pièce dont le dénoûment nous échappe encore.
« Voilà de grands objets que j’entrevois : mais comment m’en saisir ?… »
Ce ne sont que des notes ! mais combien de livres ne valent pas de pareilles notes. Je les donne d’ailleurs, bien moins comme des œuvres de Tocqueville, que comme un spécimen du travail préparatoire auquel il se livrait pour l’exécution de son ouvrage.
On vient de voir que c’est en 1850 que Tocqueville trace le plan de ce livre. C’est cependant jusqu’à une date bien plus éloignée qu’il faut remonter pour trouver l’époque à laquelle il en eut la première pensée. On a dit ailleurs comment en 1836 une revue anglaise (the London and Westminster Review) publia en anglais un article intitulé : État social et politique de la France. Cet article anonyme, œuvre de Tocqueville, formait la première partie d’un travail, où l’auteur devait exposer l’état de la France avant et depuis la révolution de 1789. Le premier article seul parut. Tocqueville, qui avait promis le second, fut alors saisi par la politique pratique, qui lui enleva tous loisirs. Mais ce premier article suffit pour montrer de quelles idées l’esprit de Tocqueville était déjà en travail. Il est évident que dès cette époque (1836) Tocqueville méditait l’œuvre dont il devait, vingt ans après, reprendre l’exécution. Si l’on compare l’article du London and Westminster Review avec l’Ancien régime et la Révolution, on voit que la même pensée est au fond de l’un et de l’autre. Le même esprit domine dans les deux. L’article contient en germe tout ce qui sera développé dans le livre. On trouve dans le premier des idées plus dogmatiques, des propositions plus absolues ; dans le second, une étude plus mûrie des faits, des affirmations appuyées sur plus de preuves, les mêmes appréciations avec les tempéraments et les nuances dues à l’étude et à l’expérience. Du reste, dans le morceau écrit en 1836, la pensée de Tocqueville se montre peut-être plus vive et plus saisissante, parce qu’alors moins asservie aux faits et moins contenue par une longue méditation, elle s’abandonnait plus librement à son élan. Il est curieux d’observer, dans l’article de 1836, avec quelle puissance d’intuition la sagacité de Tocqueville avait dès lors pénétré les vérités que, vingt ans après, une étude approfondie rendait manifestes à ses yeux. Aujourd’hui nous pouvons offrir ce morceau au public français, grâce à deux circonstances heureuses. La première, c’est que nous y avons été autorisés par M. John Stuart Mill, l’illustre ami de Tocqueville, dont cet article était la propriété, et qui se l’était encore approprié par son admirable traduction. Nous avons eu un autre bonheur, celui de retrouver, parmi les papiers de Tocqueville, le manuscrit original de cet article. Nous avons pensé que le public mettrait du prix à connaître un écrit qu’on peut considérer à juste litre comme la préface d’un livre dont mol heureusement nous ne posséderons jamais que des fragments. Le tome huitième commencera parce morceau, après lequel viendront les chapitres inédits, puis les notes dont on vient de parler.
La seconde partie du tome huitième contiendra les souvenirs recueillis par Tocqueville dans ses voyages aux États-Unis, au Canada, en Angleterre, en Irlande, en Suisse, en Algérie et en Allemagne.
Ces souvenirs nous ont paru d’un grand intérêt ; et nous pensons que le lecteur en portera le même jugement. Ce sont les notes que Tocqueville prenait jour par jour et pour lui-même. Beaucoup d’entre elles sont écrites au crayon, toutes à la hâte ; aucune n’atteste le moindre effort de composition, et c’est ce qui nous semble en rehausser le prix. On sait comment Tocqueville exprimait sa pensée longtemps réfléchie : on verra dans ces notes de voyage quelle était sa première impression sur toutes choses. Ce qu’on estime le plus dans tout écrivain, c’est la sincérité ; et c’est pour cela qu’on attache tant de prix à sa correspondance privée, où l’on croit mieux voir le fond de son âme que dans le livre destiné au public. Mais cette sincérité est bien plus sûre encore dans les notes de voyage que dans les lettres. Quels que soient les abandons du style épistolaire, l’auteur d’une lettre doit toujours, en l’écrivant, tenir compte jusqu’à un certain point des sentiments et des idées, des préjugés même de celui auquel il l’adresse. Le voyageur, au contraire, en prenant ses notes, est affranchi de toutes réserves. Il n’est en face que de lui-même ; ce qu’il écrit, c’est son impression ; il la constate comme il l’éprouve, et à mesure qu’elle se produit : impression peut-être trompeuse, qu’une autre plus juste viendra rectifier, et qu’il noiera non moins fidèlement.
Beaucoup de ces notes sont déjà vieilles de date. La plupart cependant paraîtront écrites d’aujourd’hui, tant Tocqueville jugeait de haut tout ce qui s’offrait à sa vue.
Enfin le tome neuvième et dernier, sous le litre de Mélanges académiques, économiques et politiques, contiendra principalement les travaux de Tocqueville à l’Institut et dans les assemblées parlementaires. Nous avons dû y placer tout d’abord son beau discours de réception à l’Académie française. Les paroles des membres de cette Académie ne sont recueillies que dans les circonstances solennelles. Nous donnons tous les discours que Tocqueville prononça comme président de cette compagnie. Il n’en est pas un seul qui ne soit saillant par quelque côté : les lieux communs les plus usés, les félicitations offertes par la compagnie au chef de l’État lors du premier jour de l’an ou à l’époque de sa fête, les obsèques officielles d’un confrère, la distribution des prix de vertu, tout devenait pour lui l’occasion d’une pensée originale ou d’un sentiment touchant. Personne ne lira sans émotion les paroles prononcées par Tocqueville sur la tombe de Ballanche.
Si nous en croyons M. Sainte-Beuve, Tocqueville parlait rarement dans le comité secret de l’Académie française. « Cependant, dit-il, je me souviens de l’y avoir entendu parler deux fois avec un talent remarquable. La première, il s’agissait d’un vote au sujet d’un ouvrage sur Poussin, qui était présenté pour l’un des prix que l’Académie décerne. M. de Tocqueville, favorable à l’auteur et au livre, en prit occasion d’exposer ses idées sur les beaux-arts et sur leur fonction dans la société. L’idée de moralité dominait sa pensée, le nom de Poussin y prêtait…
« Une autre fois il s’agissait d’un livre sur l’Organisation des Conseils du roi, dans l’ancienne France. L’ouvrage était également présenté pour l’un des prix de l’Académie, et M. de Tocqueville ne s’y opposait pas ; mais l’auteur avait, à ce qu’il parait, parlé trop peu respectueusement de Turgot, de ce premier essai de réforme sous Louis XVI. M. de Tocqueville en prit occasion de venger la mémoire de Turgot, d’honorer sou intention généreuse et celle du monarque ami du peuple ; o la le conduisit à une profession libérale des mêmes sentiments, qu’il rattachait à une grande, à une sainte, à une immortelle cause, où toutes les destinées de l’humanité étaient renfermées et comprises. Il s’animait en parlant de ces choses. Il était pénétré ; sa main tremblait comme une feuille ; sa parole vibrait de toute l’émotion de son âme ; tout l’être moral était engagé, on l’écoutait avec respect, avec admiration… »
L’Académie française ne publie point le procès-verbal de ses séances, et ce récit charmant de M. Sainte-Beuve le fait regretter. Mais Tocqueville était également membre de l’Académie des sciences morales et politiques, dont tous les travaux sont livrés à la publicité. À diverses époques Tocqueville a lu, dans cette académie, un certain nombre de morceaux qui sont épars dans ses annales, et que nous avons réunis.
Quoique nous ayons établi une distinction entre les travaux académiques, économiques et politiques de Tocqueville, il arrive souvent à ces travaux de se confondre entre eux. C’est ainsi que la plupart des lectures faites par Tocqueville à l’Institut touchaient par un côté à l’économie politique et par l’autre à la politique même ; tandis que de certains travaux destinés à la tribune ou à la presse, étaient empreints d’un caractère plutôt philosophique et moral. On ne saurait, en ces matières, qui toutes se tiennent les unes les autres, établir de classification absolue ; on ne peut que viser à un certain ordre. C’est ainsi qu’à la suite des mémoires lus par Tocqueville à l’Académie des sciences morales, nous avons placé une note de Tocqueville sur une question tout à la fois économique et politique, celle des colonies pénales.
Cette note, écrite en 1831 offrira peut-être à ceux qui la liront aujourd’hui tout l’intérêt de l’à-propos ; car la question des colonies pénales, tranchée mais non résolue, reste entière pour les esprits sérieux. Cet écrit faisait partie de l’ouvrage intitulé du Système pénitentiaire aux États-Unis, publié par Tocqueville et par l’auteur de cette préface.
Je ne fais qu’exprimer ma pensée sincère en déclarant ici qu’à mes yeux ce livre tirait sa plus grande valeur des notes qui y sont jointes. Or, toutes ces notes sont de Tocqueville, qui avait abandonné à son collaborateur la rédaction du texte. La principale était la note sur les colonies pénales, qui figure dans l’ouvrage sous le titre d’Appendice. Il convenait, à tous égards, de rendre à ce morceau remarquable la place qui lui appartient dans les œuvres de Tocqueville.
Quant à ses travaux à proprement parler politiques, et qui seront sans doute un jour recueillis intégralement, nous n’en donnons qu’un choix restreint, par lequel se terminera le tome neuvième.
Ce qui frappera tout d’abord le lecteur, c’est à quel point tous les sentiments, toutes les idées et toutes les passions de l’écrivain se retrouvent dans l’homme politique.
Combien d’écrivains de notre temps, et de tous les temps, n’entrent dans la carrière politique que pour y contredire ou au moins y oublier les principes qu’ils avaient jusque-là professés ! Cela s’appelle aborder la vie réelle, abandonner le monde des chimères et prendre les choses par leur côté pratique. En entrant dans la politique, Tocqueville n’est pas seulement resté fidèle aux théories qui lui étaient chères, mais encore il a cherché avec bonheur l’occasion de les faire prévaloir dans l’application. C’est ainsi qu’à peine arrivé à la Chambre des députés (1839), il y saisit la question de l’esclavage, mise à l’ordre du jour parla proposition de M. de Tracy, qui demandait son abolition dans nos colonies. Tocqueville avait vu aux États-Unis cette plaie hideuse de l’esclavage des noirs et l’avait stigmatisée dans ses écrits ; il la juge à la tribune de même que dans ses livres ; il est nommé rapporteur de la commission à laquelle la Chambre avait renvoyé l’examen de la proposition et rédige un admirable rapport, dans lequel la servitude humaine est à jamais flétrie, et qui, avec les travaux sur le même sujet de M. de Rémusat et de M. le duc de Broglie, forme un traité complet de la matière. Et non-seulement il pose la question devant l’Assemblée qui lui en a donné le mandat ; mais encore comptant pour peu le succès moral de son rapport, s’il n’aboutit pas à une solution pratique, et convaincu que la majorité parlementaire ne peut être obtenue que par une une pression de l’opinion publique sur la Chambre, en même temps qu’il livre son rapport aux députés, il adresse au public, par la voie de la presse, une série d’articles, où il s’applique à démontrer la nécessité, l’urgence et les facilités de l’abolition de l’esclavage. Ces articles écrits avec une verve et un talent admirables parurent alors sous le voile de l’anonyme dans le journal le Siècle. On les trouvera réunis à la suite du rapport.
Le rapport de Tocqueville sur l’esclavage n’en amena pas immédiatement l’abolition ; mais il la rendait inévitable et prochaine. Quand de pareilles questions ont été ainsi posées, elles sont résolues. Mortellement atteinte, l’institution de l’esclavage dans les colonies françaises pouvait paraître encore vivante, parce qu’elle restait encore debout ; mais elle se tenait comme peut se tenir encore le chêne dont la racine est coupée. Elle est tombée au premier souffle de la révolution de Février, à laquelle sans doute personne ne reprochera cette ruine.
De même et quelques mois après seulement (1840), la question de la réforme des prisons étant portée devant le parlement, Tocqueville qui avait étudié ce sujet en Amérique et s’y était formé des convictions bien arrêtées, en porte l’expression vive devant la Chambre, est nommé rapporteur de la commission formée pour l’examen du projet de loi, et dépose le remarquable rapport qui fut pendant plusieurs années la base des discussions dans les deux Chambres, et qui restera le résumé le plus fidèle et le plus complet de la question pénitentiaire.
Il en fut encore de même lorsqu’en 1847 la Chambre fut solennellement saisie de la question d’Afrique par la présentation d’un projet de loi, qui proposait l’établissement de colonies militaires. Il avait, dans le cours de ses voyages, observé beaucoup d’établissements de colonisation ; il avait en 1841 et en 1846, visité l’Algérie ; il avait vu nue et déserte cette terre jadis fertile, qui fut le grenier de Rome ; il avait cru apercevoir les causes du mal et les moyens d’y remédier. Ce qu’il pensait, il le dit à la Chambre avec la vivacité d’un témoin convaincu et l’autorité d’un économiste éclairé. Il fut nommé rapporteur, et son rapport, en présence duquel le ministère retira son projet, renferme l’exposé des vrais principes qui doivent diriger la France dans le gouvernement de ses possessions d’Afrique.
Quelque frappé qu’on puisse être d’abord de la différence des facultés qui sont nécessaires pour la composition de grands ouvrages tels que ceux de Tocqueville, et de l’aptitude que réclament les travaux législatifs, on aperçoit bientôt le lien qui unit ces œuvres si diverses de leur nature, et on comprend comment celui qui avait observé, dans les pays étrangers, les États à esclaves, le vice des prisons et les procédés de la colonisation, pourrait un jour, avec plus d’autorité qu’aucun autre, proposer à son pays l’abolition de la servitude dans les colonies, la réforme pénitentiaire, et celle du régime imposé à nos établissements d’Afrique.
Ainsi se convertissaient en applications pratiques un grand nombre des opinions théoriques que Tocqueville avait apportées à la Chambre. On comprend cependant qu’une pareille destinée ne pouvait échoir à ses opinions politiques proprement dites ; car ses principes politiques le séparaient de la majorité parlementaire, dont à cet égard il ne pouvait jamais être l’interprète ; et il n’avait, comme rapporteur, d’accès possible qu’auprès de ce petit nombre d’affaires, qui sont neutres de leur nature, et pour lesquelles seules l’opposition trouvait quelquefois grâce auprès de la majorité. Ces questions neutres sont les petites questions du moment, et celles que les partis dédaignent. Ce sont pourtant les grandes questions ; questions de morale, d’humanité, de justice sociale ; elles ne touchent pas les partis parce qu’elle sont au-dessus d’eux, et continuent d’exister, quand la trace même des partis a disparu.
C’est une heureuse fortune pour un homme politique d’avoir, dans le cours de sa carrière, rencontré sur son chemin une de ces grandes questions humaines qui ne meurent point, et d’y avoir attaché son nom. Les ambitieux vulgaires n’estiment guère le pouvoir que par la durée du temps pendant lequel ils l’occupent. L’homme politique digne de ce nom, compte non le temps qu’il a passé au pouvoir, mais ce qu’il y a fait. Les rapports de Tocqueville sur l’esclavage, sur la réforme pénitentiaire et sur l’Algérie, nous ont paru dignes de figurer parmi ses œuvres ; on les trouvera dans le tome neuvième.
Quant à ses discours à proprement parler politiques, nous en donnons, non la collection complète, mais seulement un choix. Nous croyons que le moment n’est pas encore venu de mettre dans tout son jour la véritable nuance qui caractérisa la politique de Tocqueville, durant le régime antérieur à 1848. La libre appréciation des partis de cette époque entraînerait une discussion des hommes et des choses, qui paraît aujourd’hui plus difficile et plus inopportune que jamais. Nous nous bornons donc à réunir ceux des discours de Tocqueville qui portent le moins l’empreinte des luttes de partis. On sera frappé en lisant ces discours, de la hauteur à laquelle Tocqueville se plaçait, quand il parlait à la Chambre. Nul peut-être n’a su aussi bien que lui signaler au gouvernement de son pays les périls qui le menaçaient, et à côté du danger, montrer les moyens de le combattre. Vaines paroles ! impuissantes même quand elles venaient des voix les plus amies, et qui dans la bouche d’un opposant n’excitaient que la défiance ou le dédain !
La dernière œuvre parlementaire de Tocqueville est son rapport du 8 juillet 1851, sur la révision de la constitution de 1848, dans lequel se trouvent tout à la fois mises en lumière les causes qui rendaient celle révision si nécessaire, et les circonstances extraordinaires qui la rendaient si difficile. Dernier et solennel témoignage d’honnêteté et de sincérité politiques d’un homme qui, dans tout le cours de sa carrière, n’a jamais dit une parole qui ne fût l’expression de sa pensée, ni fait un acte qui ne fût en harmonie avec ses autres actes.
Ainsi se montrent à la fin comme dans tout le cours de sa vie, cet accord des actions avec les discours, cette parfaite unité de sentiments, d’idées et de vues, qui distingue l’existence de Tocqueville, et qui, à l’éclat si rare du talent et du génie, ajoute la splendeur encore plus rare du caractère. Un illustre écrivain allemand a dit : « Restez fidèles aux rêves de vos premiers ans. » Le rêve de Tocqueville, dès sa plus tendre jeunesse, fut de voir son pays grand et prospère sous un gouvernement libre. Il est demeuré fidèle à son rêve, et l’a emporté dans la tombe.
On voit maintenant de quels éléments se compose cette édition des œuvres complètes de Tocqueville.
Rien n’a été négligé pour donner à cette édition une valeur exceptionnelle, indépendante même des œuvres inédites qui en font partie. Les anciens ouvrages de Tocqueville ont été réimprimés avec un soin particulier. Beaucoup d’erreurs typographiques s’étaient glissées dans le texte de la Démocratie et de l’Ancien Régime. Ce qui s’explique par le grand nombre d’éditions qui s’étaient succédé, et dont la plupart n’avaient point été corrigées par l’auteur. J’ai voulu, et c’est un mérite trop modeste pour qu’il ne me soit pas permis de m’en vanter, corriger moi-même les épreuves de cette édition, et en écarter ces erreurs matérielles dont quelques-unes formaient de véritables contre-sens. Mon travail était d’ailleurs tracé par mon mandat.
Au moment de faire paraître cette édition, madame de Tocqueville pensant que la réunion et la publication de toutes les œuvres de son mari était le plus beau monument qui pût être élevé à sa mémoire, m’a chargé de rechercher parmi ses manuscrits inédits ceux qu’il pouvait convenir de livrer à la publicité. Il y avait là un choix et un classement à faire. À cela s’est bornée ma tâche.
Témoignage d’une confiance dont je serai toujours heureux et fier, ce mandat m’a imposé un travail, non exempt de quelques difficultés, mais qui, je l’avoue, a été pour moi plein de charme. Sans doute au milieu de mes recherches parmi ces manuscrits remis entre mes mains, à la vue de cette écriture amie, de ces dates marquées de tant de souvenirs, j’étais saisi d’une grande tristesse en songeant que celui dont la main avait tracé ces lignes n’était plus. Mais un autre sentiment venait aussitôt relever mon courage. Je me disais que si Tocqueville n’existait plus, sa pensée vivait toujours. Cette pensée, je la voyais sous mes yeux toujours aussi vive, aussi lucide, aussi profonde. Cette pensée, elle, est immortelle. C’est cette pensée que je recherchais avec bonheur, et que je m’appliquais à retrouver pour la transmettre, ou plutôt pour la rendre à l’humanité qui l’a inspirée et à laquelle elle appartient.
Je ne sais si je m’abuse, mais je crois fermement que ce monument sera durable. Les œuvres de Tocqueville sont un arsenal intellectuel dans lequel les amis de la liberté viendront pendant longtemps chercher des armes ; les hommes d’État, des maximes ; les âmes faibles, de l’énergie ; tous les penseurs, des idées.
Gustave de BEAUMONT.
Beaumont La Chartre, 25 mai 1864.
↑ Il serait presque impossible de noter tous les journaux et revues qui, en Europe et en Amérique, ont rendu compte de la Démocratie, depuis que ce livre a paru ; et la difficulté serait plus grande encore de signaler les écrits de toute nature, livres ou brochures, dans lesquels l’ouvrage a été commenté ou invoqué. On se bornera à rappeler ici les noms de quelques-uns des écrivains qui, les premiers, proclamèrent le mérite de la Démocratie et prédirent son succès. Je les cite avec leurs articles sous les yeux :
Léon Faucher (le Courrier français, du 24 décembre 1834) ;
Le vicomte de Blosseville (l’Écho français, 11 février 1835) ;
Lutteroth (le Semeur, 25 février 1835) ;
F. de Champagny (Revue européenne, 1er avril 1855) ;
Sainte-Beuve (le Temps, 7 avril 1835) ;
Salvandy (Journal des Débats, du 25 mars, du 2 mai et du 6 décembre 1835) :
Louis Blanc (Revue républicaine, du 10 mai 1835) ;
F. de Corcelle (Revue des Deux Mondes, du 15 juin 1835) ;
John-Stuart Mill (London-Review, octobre 1835) ;
Lockart (gendre de Walter Scott) (Qualerly-Review, du 7 septembre 1836) ;
Sir Robert Peel (Banquet de Glascow, 13 janvier 1837) ;
Discours prononcé par sir Robert Peel, à l’occasion de sa réception comme recteur de l’université de cette ville, en présence de tout ce que l’Angleterre possédait de plus éminent dans les lettres, dans les sciences et dans la politique.
Blackwood’s Magazine (Edinburgh, mai 1835) ;
British and foreign Review, Boston (janvier 1836) ;
Edinburgh Review (octobre 1840) ;
Toutes les revues, tous les journaux du temps que le défaut d’espace ne permet pas de mentionner, le National, la Quotidienne, l’Écho de la jeune France, le Bon Sens, etc., etc., tiennent un langage uniforme que résume très-bien ce mot adressé par Gentz à la Revue de Paris : « Le livre de M. de Tocqueville a eu une singulière destinée : il a plu à tous les partis. » (Numéro du 28 février 1836.)
↑ Toutes les revues et tous les journaux n’eurent qu’une voix pour célébrer l’apparition du livre. Et si, dans leur examen, MM. Villemain, de Rémusat, de Pontmartin, Léon Pléc, Ilauréau, etc., etc., n’apportèrent pas le même esprit et n’aboutirent pas à la même appréciation que MM. Nisard, de Parieu, Forcade de la Roquette, etc., etc., tous du moins s’unirent pour rendre hommage au talent du livre et au caractère de l’écrivain. « Les qualités de l’ancien régime et de la Révolution, dit M. Nisard, sont les mêmes qui ont fait la juste renommée de la Démocratie en Amérique. Dans l’un comme dans l’autre ouvrage, ce qui domine, c’est l’observateur à la fois patient et pénétrant. » Voici, du reste, l’indication par ordre de dates des principaux articles qui, au moment où le livre parut, signalèrent sa publication :
M. Villemain (Journal des Débats, du 1er juillet 1856) ;
M. de Pontmartin (l’Assemblée nationale, du 5 juillet 1856) ;
MM. Texier et Léon Plée (le Siècle, des 6, 18, 19, 21 et 27 juillet 1856) ;
M. Hauréau (l’Illustration, du 19 juillet 1856) ;
M. de Rémusat (Revue des Deux Mondes, du 1er août 1856) ;
M. Laurentie (l’Union, des 16 août et 4 septembre 1856) ;
M. E. Despois (Revue de Paris, du 1er octobre 1856) ;
M. Forcade de la Roquette (Revue contemporaine, du 15 décembre 1856).
M. Frédéric Passy (Journal des Économistes, janvier 1857) ;
M. Lavertujon (la Gironde, du 29 janvier 1857) ;
M. Nisard (la Patrie, du 6 mars 1857) ;
En France, l’Ancien Régime et la Révolution a déjà été réimprimé quatre fois. Cette édition sera la cinquième.
↑ Voyez the Saturday Review (28 juin 1856) ;
(Pour les revues et les journaux anglais on ne peut indiquer les auteurs des articles, qui paraissent toujours anonymes).
The Athæneum (9 août 1856) ;
The Illustraded Times (16 août 1856) ;
The Examiner (2 août 1856) ;
The Press août 1856) ;
The Spectator (2 août 1856) ;
The Leader (9 août 1850) ;
The Economist (9 août 1850) ;
The Litterary Gazette (9 août 1850) ;
The Times (3 et 10 septembre 1856) ;
Fraser’s Magazine (septembre 1856) ;
The Edinburgh Review (octobre 1856) ;
↑ V. la Gazette d’Augsbourg (Allgemeine Zeitung) 10 juillet, 22, 24, 25, 27 et 31 août 1856) ;
Die Kölnische Zeitung (15 juillet 1856) ;
Das Deutsche Museum (4 septembre 1856) ;
Der Grenzbote (7 novembre 1856) ;
Das Jahrhundert (6 décembre 1856). Parmi les publications étrangères dont le livra a été le sujet, nous citerons encore les articles qu’ont publiés la Bibliothèque universelle de Genève (décembre 1856). articles de M. W. de la Rive, et la Revista contemporanea de Turin (du 25 juillet 1856), article écrit par Ampère.
↑ Indiquons seulement les principaux organes de la presse quotidienne et périodique, auxquels on fait ici allusion :
Le Correspondant, du 25 décembre 1860 (article de M. Albert Gigot). Le Correspondant avait peu de temps auparavant, le 2 juin 1859, publié une charmante notice d’Ampère sur Tocqueville. La même revue fit paraître, le 25 avril 1861, un travail très-remarquable du comte Louis de Kergorlay, intitulé : Étude littéraire sur Alexis de Tocqueville, et que nous mentionnons ici parce que, si la publication des Lettres de Tocqueville n’était pas précisément le sujet de cette étude, elle en était l’occasion.
Le Moniteur universel, des 31 décembre 1860 et 7 janvier 1861 (articles de M. Sainte-Beuve) ;
La Revue contemporaine, du 31 décembre 1860 (article de M. de Parieu) ;
Le Journal des Débats, du 4 janvier 1861 (article de M. Prévost Paradol) :
La Critique française, du 15 janvier 1861 (article de M. Élias Rcgnault) ;
Le Siècle, du 21 janvier 1861 (article de M. Taxile Delort) ;
L’Opinion nationale, du 5 mai 1861 (article de M. Jules Levallois) ;
Le Temps, du 7 mai 1861 (article de M. Scherer) ;
La Revue de l’Instruction publique, du 9 mai 1861 (article de M. Mourin) ;
La Revue britannique (août 1861), de M. Pichot (emprunté à la Revue d’Édimbourg) ;
La Revue des Deux Mondes, des 1er et 15 octobre 1801 (articles de M. de Rémusat) ;
Le Progrès de Lyon, du 12 janvier 1860 (de M. Jourdan).
revues et journaux étrangers.
The Saturday Review (13 janvier 1861) ;
The Litterary Examiner (2 février 1861) ;
The Patriot (7 février 1861) ;
The National Review, avril 1861 (article attribué à M. Greg) ;
The Edinburgh Review, avril 1861 (article attribué a M. Henry Reeve) ;
TheTablet (27 juillet 1861) ;
The Qualerly Review, juillet et octobre 1861 (article attribué à M. Monkton Milnes) ;
The Globe (7 octobre 1861) ;
The Critic (12 octobre 1861) ;
The Litterary Gazette (12 octobre 1861) ;
The Spectator Gazette (12 octobre 1861) ;
Bill’s Weekly Messenger (12 octobre 1861) ;
John Bull (9 novembre 1861) ;
Mac-Millan’s Magazine (novembre 1861) ;
The Weekly Review (15 novembre 1861) ;
The Scotsman (11 décembre 1861) ;
The Caledonian (décembre 1861) ;
Die Zeit (21, 22 et 23 juin 1861), etc., etc., etc.
The new Englander, octobre 1862 (article attribué au révérend Ray Palmer. D. D.).
↑ C’est sans doute cette pensée qui a inspiré l’auteur d’un article publié par une revue anglaise, peu de temps après la mort de Tocqueville, et où je trouve les lignes suivantes :
« Il y a une entière disproportion entre l’existence de Tocqueville et le vide occasionné par sa mort. Un homme d’une naissance distinguée mais non illustre ; d’une fortune indépendante mais médiocre ; célèbre comme voyageur, et qui n’a exploré que des pays connus ; auteur d’un seul grand ouvrage complet et d’un autre seulement commencé, remarquable comme orateur, mais sans grande influence sur le parti de l’opposition, avec laquelle il votait, et à laquelle il n’appartenait qu’à demi ; ministre pendant quelques mois d’une république qu’il n’avait ni fondée ni appelée de ses vœux ; cet homme disparaît au milieu de sa carrière ; et l’événement est considéré non-seulement comme un malheur national, niais comme une catastrophe qui touche aux plus chers intérêts de l’humanité tout entière.
Son nom est voué au respect et son caractère à l’admiration, non-seulement par les amis personnels qui ont subi le prestige de ses charmantes qualités, et par le groupe d’adeptes qui s’étaient attaches à ses principes, mais par les hommes d’État eux-mêmes dont il condamnait les actes, par les philosophes dont il contestait l’autorité, par les hommes religieux dont il n’avait pas toujours obtenu l’entière sympathie. » (Quarterly review, juillet et octobre 1861.)
INTRODUCTION
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Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions. Je découvris sans peine l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés.
Bientôt je reconnus que ce même fait étend son influence fort au-delà des mœurs politiques et des lois, et qu’il n’obtient pas moins d’empire sur la société civile que sur le gouvernement : il crée des opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie tout ce qu’il ne produit pas.
Ainsi donc, à mesure que j’étudiais la société américaine, je voyais de plus en plus, dans l’égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations venaient aboutir.
Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla que j’y distinguais quelque chose d’analogue au spectacle que m’offrait le Nouveau-Monde. Je vis l’égalité des conditions qui, sans y avoir atteint comme aux États-Unis ses limites extrêmes, s’en rapprochait chaque jour davantage ; et cette même démocratie, qui régnait sur les sociétés américaines, me parut en Europe s’avancer rapidement vers le pouvoir.
De ce moment j’ai conçu l’idée du livre qu’on va lire.
Une grande révolution démocratique s’opère parmi nous ; tous la voient, mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la considèrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un accident, ils espèrent pouvoir encore l’arrêter ; tandis que d’autres la jugent irrésistible, parce qu’elle leur semble le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que l’on connaisse dans l’histoire.
Je me reporte pour un moment à ce qu’était la France il y a sept cents ans : je la trouve partagée entre un petit nombre de familles qui possèdent la terre et gouvernent les habitants ; le droit de commander descend alors de générations en générations avec les héritages ; les hommes n’ont qu’un seul moyen d’agir les uns sur les autres, la force ; on ne découvre qu’une seule origine de la puissance, la propriété foncière.
Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et bientôt à s’étendre. Le clergé ouvre ces rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur ; l’égalité commence à pénétrer par l’Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel esclavage, se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s’asseoir au-dessus des rois.
La société devenant avec le temps plus civilisée et plus stable, les différents rapports entre les hommes deviennent plus compliqués et plus nombreux. Le besoin des lois civiles se fait vivement sentir. Alors naissent les légistes ; ils sortent de l’enceinte obscure des tribunaux et du réduit poudreux des greffes, et ils vont siéger dans la cour du prince, à côté des barons féodaux couverts d’hermine et de fer.
Les rois se ruinent dans les grandes entreprises ; les nobles s’épuisent dans les guerres privées ; les roturiers s’enrichissent dans le commerce. L’influence de l’argent commence à se faire sentir sur les affaires de l’État. Le négoce est une source nouvelle qui s’ouvre à la puissance, et les financiers deviennent un pouvoir politique qu’on méprise et qu’on flatte.
Peu à peu, les lumières se répandent ; on voit se réveiller le goût de la littérature et des arts ; l’esprit devient alors un élément de succès ; la science est un moyen de gouvernement, l’intelligence une force sociale ; les lettrés arrivent aux affaires.
À mesure cependant qu’il se découvre des routes nouvelles pour parvenir au pouvoir, on voit baisser la valeur de la naissance. Au onzième siècle, la noblesse était d’un prix inestimable ; on l’achète au treizième ; le premier anoblissement a lieu en 1270, et l’égalité s’introduit enfin dans le gouvernement par l’aristocratie elle-même.
Durant les sept cents ans qui viennent de s’écouler, il est arrivé quelquefois que, pour lutter contre l’autorité royale ou pour enlever le pouvoir à leurs rivaux, les nobles ont donné une puissance politique au peuple.
Plus souvent encore, on a vu les rois faire participer au gouvernement les classes inférieures de l’État, afin d’abaisser l’aristocratie.
En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont travaillé à élever le peuple au niveau des nobles ; et quand ils ont été modérés et faibles, ils ont permis que le peuple se plaçât au-dessus d’eux-mêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, les autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin de tout égaliser au-dessous du trône, et Louis XV est enfin descendu lui-même avec sa cour dans la poussière.
Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre autrement que suivant la tenure féodale, et que la richesse mobilière, étant connue, put à son tour créer l'influence et donner le pouvoir, on ne fit point de découvertes dans les arts, on n'introduisit plus de perfectionnements dans le commerce et l'industrie, sans créer comme autant de nouveaux éléments d'égalité parmi les hommes. À partir de ce moment, tous les procédés qui se découvrent, tous les besoins qui viennent à naître, tous les désirs qui demandent à se satisfaire, sont des progrès vers le nivellement universel. Le goût du luxe, l'amour de la guerre, l'empire de la mode, les passions les plus superficielles du cœur humain comme les plus profondes, semblent travailler de concert à appauvrir les riches et à enrichir les pauvres.
Depuis que les travaux de l'intelligence furent devenus des sources de force et de richesses, on dut considérer chaque développement de la science, chaque connaissance nouvelle, chaque idée neuve, comme un germe de puissance mis à la portée du peuple. La poésie, l'éloquence, la mémoire, les grâces de l'esprit, les feux de l'imagination, la profondeur de la pensée, tous ces dons que le ciel répartit au hasard, profitèrent à la démocratie, et lors même qu'ils se trouvèrent dans la possession de ses adversaires, ils servirent encore sa cause en mettant en relief la grandeur naturelle de l'homme ; ses conquêtes s'étendirent donc avec celles de la civilisation et des lumières, et la littérature fut un arsenal ouvert à tous, où les faibles et les pauvres vinrent chaque jour chercher des armes.
Lorsqu’on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n’aient tourné au profit de l’égalité.
Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres ; l’institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale ; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille ; l’imprimerie offre d’égales ressources à leur intelligence ; la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais ; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de trouver le chemin du ciel. L’Amérique, qui se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et délivre à l’obscur aventurier les richesses et le pouvoir.
Si, à partir du xie siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d’apercevoir qu’une double révolution s’est opérée dans l’état de la société. Le noble aura baissé dans l’échelle sociale, le roturier s’y sera élevé ; l’un descend, l’autre monte. Chaque demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher.
Et ceci n’est pas seulement particulier à la France. De quelque côté que nous jetions nos regards, nous apercevons la même révolution qui se continue dans tout l’univers chrétien.
Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de la démocratie ; tous les hommes l’ont aidée de leurs efforts : ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui ne songeaient point à la servir ; ceux qui ont combattu pour elle, et ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis ; tous ont été poussés pêle-mêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux, les autres à leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu.
Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement.
Serait-il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin, pourra être suspendu par les efforts d’une génération ? Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ?
Où allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire ; car déjà les termes de comparaison nous manquent : les conditions sont plus égales de nos jours parmi les chrétiens, qu’elles ne l’ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun pays du monde ; ainsi la grandeur de ce qui est déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.
Le livre entier qu’on va lire a été écrit sous l’impression d’une sorte de terreur religieuse produite dans l’âme de l’auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu’on voit encore aujourd’hui s'avancer au milieu des ruines qu’elle a faites.
Il n’est pas nécessaire que Dieu parle lui-même pour que nous découvrions des signes certains de sa volonté ; il suffit d’examiner quelle est la marche habituelle de la nature et la tendance continue des événements ; je sais, sans que le Créateur élève la voix, que les astres suivent dans l’espace les courbes que son doigt a tracées.
Si de longues observations et des méditations sincères amenaient les hommes de nos jours à reconnaître que le développement graduel et progressif de l’égalité est à la fois le passé et l’avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux nations qu’à s’accommoder à l’état social que leur impose la Providence.
Les peuples chrétiens me paraissent offrir de nos jours un effrayant spectacle ; le mouvement qui les emporte est déjà assez fort pour qu’on ne puisse le suspendre, et il n’est pas encore assez rapide pour qu’on désespère de le diriger : leur sort est entre leurs mains ; mais bientôt il leur échappe.
Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société.
Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.
Mais c’est à quoi nous ne songeons guère : placés au milieu d’un fleuve rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris qu’on aperçoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous entraîne et nous pousse à reculons vers des abîmes.
Il n’y a pas de peuples de l’Europe chez lesquels la grande révolution sociale que je viens de décrire ait fait de plus rapides progrès que parmi nous ; mais elle y a toujours marché au hasard.
Jamais les chefs de l’État n’ont pensé à rien préparer d’avance pour elle ; elle s’est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les plus puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation n’ont point cherché à s’emparer d’elle, afin de la diriger. La démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a grandi comme ces enfants, privés des soins paternels, qui s’élèvent d’eux-mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères. On semblait encore ignorer son existence, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir. Chacun alors s’est soumis avec servilité à ses moindres désirs ; on l’a adorée comme l’image de la force ; quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres excès, les législateurs conçurent le projet imprudent de la détruire au lieu de chercher à l’instruire et à la corriger, et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne songèrent qu’à la repousser du gouvernement.
Il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel de la société, sans qu’il se fît, dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, le changement qui eût été nécessaire pour rendre cette révolution utile. Ainsi nous avons la démocratie, moins ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantages naturels ; et voyant déjà les maux qu’elle entraîne, nous ignorons encore les biens qu’elle peut donner.
Quand le pouvoir royal, appuyé sur l’aristocratie, gouvernait paisiblement les peuples de l’Europe, la société, au milieu de ses misères, jouissait de plusieurs genres de bonheur, qu’on peut difficilement concevoir et apprécier de nos jours.
La puissance de quelques sujets élevait des barrières insurmontables à la tyrannie du prince ; et les rois, se sentant d’ailleurs revêtus aux yeux de la foule d’un caractère presque divin, puisaient, dans le respect même qu’ils faisaient naître, la volonté de ne point abuser de leur pouvoir.
Placés à une distance immense du peuple, les nobles prenaient cependant au sort du peuple cette espèce d’intérêt bienveillant et tranquille que le pasteur accorde à son troupeau ; et, sans voir dans le pauvre leur égal, ils veillaient sur sa destinée, comme sur un dépôt remis par la Providence entre leurs mains.
N’ayant point conçu l’idée d’un autre état social que le sien, n’imaginant pas qu’il pût jamais s’égaler à ses chefs, le peuple recevait leurs bienfaits, et ne discutait point leurs droits. Il les aimait lorsqu’ils étaient cléments et justes, et se soumettait sans peine et sans bassesse à leurs rigueurs, comme à des maux inévitables que lui envoyait le bras de Dieu. L’usage et les mœurs avaient d’ailleurs établi des bornes à la tyrannie, et fondé une sorte de droit au milieu même de la force.
Le noble n’ayant point la pensée qu’on voulût lui arracher des priviléges qu’il croyait légitimes ; le serf regardant son infériorité comme un effet de l’ordre immuable de la nature, on conçoit qu’il put s’établir une sorte de bienveillance réciproque entre ces deux classes si différemment partagées du sort. On voyait alors dans la société, de l’inégalité, des misères, mais les âmes n’y étaient pas dégradées.
Ce n’est point l’usage du pouvoir ou l’habitude de l’obéissance qui déprave les hommes, c’est l’usage d’une puissance qu’ils considèrent comme illégitime, et l’obéissance à un pouvoir qu’ils regardent comme usurpé et comme oppresseur.
D’un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec eux les recherches du luxe, les raffinements du goût, les plaisirs de l’esprit, le culte des arts ; de l’autre, le travail, la grossièreté et l’ignorance.
Mais au sein de cette foule ignorante et grossière, on rencontrait des passions énergiques, des sentiments généreux, des croyances profondes et de sauvages vertus.
Le corps social, ainsi organisé, pouvait avoir de la stabilité, de la puissance, et surtout de la gloire.
Mais voici les rangs qui se confondent ; les barrières élevées entre les hommes s’abaissent ; on divise les domaines, le pouvoir se partage, les lumières se répandent, les intelligences s’égalisent ; l’état social devient démocratique, et l’empire de la démocratie s’établit enfin paisiblement dans les institutions et dans les mœurs.
Je conçois alors une société où tous, regardant la loi comme leur ouvrage, l’aimeraient et s’y soumettraient sans peine ; où l’autorité du gouvernement étant respectée comme nécessaire et non comme divine, l’amour qu’on porterait au chef de l’État ne serait point une passion, mais un sentiment raisonné et tranquille. Chacun ayant des droits, et étant assuré de conserver ses droits, il s’établirait entre toutes les classes une mâle confiance, et une sorte de condescendance réciproque, aussi éloignée de l’orgueil que de la bassesse.
Instruit de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait que, pour profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges. L’association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance individuelle des nobles, et l’État serait à l’abri de la tyrannie et de la licence.
Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette manière, la société ne sera point immobile ; mais les mouvements du corps social pourront y être réglés et progressifs ; si l’on y rencontre moins d’éclat qu’au sein d’une aristocratie, on y trouvera moins de misères ; les jouissances y seront moins extrêmes, et le bien-être plus général ; les sciences moins grandes, et l’ignorance plus rare ; les sentiments moins énergiques, et les habitudes plus douces ; on y remarquera plus de vices et moins de crimes.
À défaut de l’enthousiasme et de l’ardeur des croyances, les lumières et l’expérience obtiendront quelquefois des citoyens de grands sacrifices ; chaque homme étant également faible sentira un égal besoin de ses semblables ; et connaissant qu’il ne peut obtenir leur appui qu’à la condition de leur prêter son concours, il découvrira sans peine que pour lui l’intérêt particulier se confond avec l’intérêt général.
La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut-être ; mais la majorité des citoyens y jouira d’un sort plus prospère, et le peuple s’y montrera paisible, non qu’il désespère d’être mieux, mais parce qu’il sait être bien.
Si tout n’était pas bon et utile dans un semblable ordre de choses, la société du moins se serait approprié tout ce qu’il peut présenter d’utile et de bon, et les hommes, en abandonnant pour toujours les avantages sociaux que peut fournir l’aristocratie, auraient pris à la démocratie tous les biens que celle-ci peut leur offrir.
Mais nous, en quittant l’état social de nos aïeux, en jetant pêle-mêle derrière nous leurs institutions, leurs idées et leurs mœurs, qu’avons-nous pris à la place ?
Le prestige du pouvoir royal s’est évanoui, sans être remplacé par la majesté des lois ; de nos jours, le peuple méprise l’autorité, mais il la craint, et la peur arrache de lui plus que ne donnaient jadis le respect et l’amour.
J’aperçois que nous avons détruit les existences individuelles qui pouvaient lutter séparément contre la tyrannie ; mais je vois le gouvernement qui hérite seul de toutes les prérogatives arrachées à des familles, à des corporations ou à des hommes : à la force quelquefois oppressive, mais souvent conservatrice, d’un petit nombre de citoyens, a donc succédé la faiblesse de tous.
La division des fortunes a diminué la distance qui séparait le pauvre du riche ; mais en se rapprochant, ils semblent avoir trouvé des raisons nouvelles de se haïr, et jetant l’un sur l’autre des regards pleins de terreur et d’envie, ils se repoussent mutuellement du pouvoir ; pour l’un comme pour l’autre, l’idée des droits n’existe point, et la force leur apparaît, à tous les deux, comme la seule raison du présent, et l’unique garantie de l’avenir.
Le pauvre a gardé la plupart des préjugés de ses pères, sans leurs croyances ; leur ignorance, sans leurs vertus ; il a admis, pour règle de ses actions, la doctrine de l’intérêt, sans en connaître la science, et son égoïsme est aussi dépourvu de lumières que l’était jadis son dévouement.
La société est tranquille, non point parce qu’elle a la conscience de sa force et de son bien-être, mais au contraire parce qu’elle se croit faible et infirme ; elle craint de mourir en faisant un effort ; chacun sent le mal, mais nul n’a le courage et l’énergie nécessaires pour chercher le mieux ; on a des désirs, des regrets, des chagrins et des joies qui ne produisent rien de visible, ni de durable, semblables à des passions de vieillards qui n’aboutissent qu’à l’impuissance.
Ainsi nous avons abandonné ce que l’état ancien pouvait présenter de bon, sans acquérir ce que l’état actuel pourrait offrir d’utile ; nous avons détruit une société aristocratique, et, nous arrêtant complaisamment au milieu des débris de l’ancien édifice, nous semblons vouloir nous y fixer pour toujours.
Ce qui arrive dans le monde intellectuel n’est pas moins déplorable.
Gênée dans sa marche ou abandonnée sans appui à ses passions désordonnées, la démocratie de France a renversé tout ce qui se rencontrait sur son passage, ébranlant ce qu’elle ne détruisait pas. On ne l’a point vue s’emparer peu à peu de la société, afin d’y établir paisiblement son empire ; elle n’a cessé de marcher au milieu des désordres et de l’agitation d’un combat. Animé par la chaleur de la lutte, poussé au-delà des limites naturelles de son opinion, par les opinions et les excès de ses adversaires, chacun perd de vue l’objet même de ses poursuites, et tient un langage qui répond mal à ses vrais sentiments et à ses instincts secrets.
De là l’étrange confusion dont nous sommes forcés d’être les témoins.
Je cherche en vain dans mes souvenirs, je ne trouve rien qui mérite d’exciter plus de douleur et plus de pitié que ce qui se passe sous nos yeux ; il semble qu’on ait brisé de nos jours le lien naturel qui unit les opinions aux goûts et les actes aux croyances ; la sympathie qui s’est fait remarquer de tout temps entre les sentiments et les idées des hommes paraît détruite, et l’on dirait que toutes les lois de l’analogie morale sont abolies.
On rencontre encore parmi nous des chrétiens pleins de zèle, dont l’âme religieuse aime à se nourrir des vérités de l’autre vie ; ceux-là vont s’animer sans doute en faveur de la liberté humaine, source de toute grandeur morale. Le christianisme, qui a rendu tous les hommes égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens égaux devant la loi. Mais, par un concours d’étranges événements, la religion se trouve momentanément engagée au milieu des puissances que la démocratie renverse, et il lui arrive souvent de repousser l’égalité qu’elle aime, et de maudire la liberté comme un adversaire, tandis qu’en la prenant par la main, elle pourrait en sanctifier les efforts.
À côté de ces hommes religieux, j’en découvre d’autres dont les regards sont tournés vers la terre plutôt que vers le ciel ; partisans de la liberté, non seulement parce qu’ils voient en elle l’origine des plus nobles vertus, mais surtout parce qu’ils la considèrent comme la source des plus grands biens, ils désirent sincèrement assurer son empire et faire goûter aux hommes ses bienfaits : je comprends que ceux-là vont se hâter d’appeler la religion à leur aide, car ils doivent savoir qu’on ne peut établir le règne de la liberté sans celui des mœurs, ni fonder les mœurs sans les croyances ; mais ils ont aperçu la religion dans les rangs de leurs adversaires, c’en est assez pour eux : les uns l’attaquent, et les autres n’osent la défendre.
Les siècles passés ont vu des âmes basses et vénales préconiser l’esclavage, tandis que des esprits indépendants et des cœurs généreux luttaient sans espérance pour sauver la liberté humaine. Mais on rencontre souvent de nos jours des hommes naturellement nobles et fiers, dont les opinions sont en opposition directe avec leurs goûts, et qui vantent la servilité et la bassesse qu’ils n’ont jamais connues pour eux-mêmes. Il en est d’autres, au contraire, qui parlent de la liberté comme s’ils pouvaient sentir ce qu’il y a de saint et de grand en elle, et qui réclament bruyamment en faveur de l’humanité des droits qu’ils ont toujours méconnus.
J’aperçois des hommes vertueux et paisibles que leurs mœurs pures, leurs habitudes tranquilles, leur aisance et leurs lumières placent naturellement à la tête des populations qui les environnent. Pleins d’un amour sincère pour la patrie, ils sont prêts à faire pour elle de grands sacrifices : cependant la civilisation trouve souvent en eux des adversaires ; ils confondent ses abus avec ses bienfaits, et dans leur esprit l’idée du mal est indissolublement unie à celle du nouveau.
Près de là j’en vois d’autres qui, au nom des progrès, s’efforçant de matérialiser l’homme, veulent trouver l’utile sans s’occuper du juste, la science loin des croyances, et le bien-être séparé de la vertu : ceux-là se sont dits les champions de la civilisation moderne, et ils se mettent insolemment à sa tête, usurpant une place qu’on leur abandonne et dont leur indignité les repousse.
Où sommes-nous donc ?
Les hommes religieux combattent la liberté, et les amis de la liberté attaquent les religions ; des esprits nobles et généreux vantent l’esclavage, et des âmes basses et serviles préconisent l’indépendance ; des citoyens honnêtes et éclairés sont ennemis de tous les progrès, tandis que des hommes sans patriotisme et sans mœurs se font les apôtres de la civilisation et des lumières !
Tous les siècles ont-ils donc ressemblé au nôtre ? L’homme a-t-il toujours eu sous les yeux, comme de nos jours, un monde où rien ne s’enchaîne, où la vertu est sans génie, et le génie sans honneur ; où l’amour de l’ordre se confond avec le goût des tyrans et le culte saint de la liberté avec le mépris des lois ; où la conscience ne jette qu’une clarté douteuse sur les actions humaines ; où rien ne semble plus défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux ?
Penserai-je que le Créateur a fait l'homme pour le laisser se débattre sans fin au milieu des misères intellectuelles qui nous entourent ? Je ne saurais le croire : Dieu prépare aux sociétés européennes un avenir plus fixe et plus calme ; j'ignore ses desseins, mais je ne cesserai pas d'y croire parce que je ne puis les pénétrer, et j'aimerai mieux douter de mes lumières que de sa justice.
Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s'y est opérée d'une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s'opère parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même.
Les émigrants qui vinrent se fixer en Amérique au commencement du xviie sièclee dégagèrent en quelque façon le principe de la démocratie de tous ceux contre lesquels il luttait dans le sein des vieilles sociétés de l'Europe, et ils le transplantèrent seul sur les rivages du Nouveau-Monde. Là, il a pu grandir en liberté, et, marchant avec les mœurs, se développer paisiblement dans les lois.
Il me paraît hors de doute que tôt ou tard nous arriverons, comme les Américains, à l'égalité presque complète des conditions. Je ne conclus point de là que nous soyons appelés un jour à tirer nécessairement, d'un pareil état social, les conséquences politiques que les Américains en ont tirées. Je suis très loin de croire qu'ils aient trouvé la seule forme de gouvernement que puisse se donner la démocratie ; mais il suffit que dans les deux pays la cause génératrice des lois et des mœurs soit la même, pour que nous ayons un intérêt immense à savoir ce qu’elle a produit dans chacun d’eux.
Ce n’est donc pas seulement pour satisfaire une curiosité, d’ailleurs légitime, que j’ai examiné l’Amérique ; j’ai voulu y trouver des enseignements dont nous puissions profiter. On se tromperait étrangement si l’on pensait que j’aie voulu faire un panégyrique ; quiconque lira ce livre sera bien convaincu que tel n’a point été mon dessein ; mon but n’a pas été non plus de préconiser telle forme de gouvernement en général ; car je suis du nombre de ceux qui croient qu’il n’y a presque jamais de bonté absolue dans les lois ; je n’ai même pas prétendu juger si la révolution sociale, dont la marche me semble irrésistible, était avantageuse ou funeste à l’humanité ; j’ai admis cette révolution comme un fait accompli ou prêt à s’accomplir, et, parmi les peuples qui l’ont vue s’opérer dans leur sein, j’ai cherché celui chez lequel elle a atteint le développement le plus complet et le plus paisible, afin d’en discerner clairement les conséquences naturelles, et d’apercevoir, s’il se peut, les moyens de la rendre profitable aux hommes. J’avoue que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j’ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle.
Dans la première partie de cet ouvrage, j’ai donc essayé de montrer la direction que la démocratie, livrée en Amérique à ses penchants et abandonnée presque sans contrainte à ses instincts, donnait naturellement aux lois, la marche qu’elle imprimait au gouvernement, et en général la puissance qu’elle obtenait sur les affaires. J’ai voulu savoir quels étaient les biens et les maux produits par elle. J’ai recherché de quelles précautions les Américains avaient fait usage pour la diriger, et quelles autres ils avaient omises, et j’ai entrepris de distinguer les causes qui lui permettent de gouverner la société.
Mon but était de peindre dans une seconde partie l’influence qu’exercent en Amérique l’égalité des conditions et le gouvernement de la démocratie, sur la société civile, sur les habitudes, les idées et les mœurs ; mais je commence à me sentir moins d’ardeur pour l’accomplissement de ce dessein. Avant que je puisse fournir ainsi la tâche que je m’étais proposée, mon travail sera devenu presque inutile. Un autre doit bientôt montrer aux lecteurs les principaux traits du caractère américain, et, cachant sous un voile léger la gravité des tableaux, prêter à la vérité des charmes dont je n’aurais pu la parer.
Je ne sais si j’ai réussi à faire connaître ce que j’ai vu en Amérique, mais je suis assuré d’en avoir eu sincèrement le désir, et de n’avoir jamais cédé qu’à mon insu au besoin d’adapter les faits aux idées, au lieu de soumettre les idées aux faits.
Lorsqu’un point pouvait être établi à l’aide de documents écrits, j’ai eu soin de recourir aux textes originaux et aux ouvrages les plus authentiques et les plus estimés. J’ai indiqué mes sources en notes, et chacun pourra les vérifier. Quand il s’est agi d’opinions, d’usages politiques, d’observations de mœurs, j’ai cherché à consulter les hommes les plus éclairés. S’il arrivait que la chose fût importante ou douteuse, je ne me contentais pas d’un témoin, mais je ne me déterminais que sur l’ensemble des témoignages.
Ici il faut nécessairement que le lecteur me croie sur parole. J’aurais souvent pu citer à l’appui de ce que j’avance l’autorité de noms qui lui sont connus, ou qui du moins sont dignes de l’être ; mais je me suis gardé de le faire. L’étranger apprend souvent auprès du foyer de son hôte d’importantes vérités, que celui-ci déroberait peut-être à l’amitié ; on se soulage avec lui d’un silence obligé ; on ne craint pas son indiscrétion, parce qu’il passe. Chacune de ces confidences était enregistrée par moi aussitôt que reçue, mais elles ne sortiront jamais de mon portefeuille ; j’aime mieux nuire au succès de mes récits que d’ajouter mon nom à la liste de ces voyageurs qui renvoient des chagrins et des embarras en retour de la généreuse hospitalité qu’ils ont reçue.
Je sais que, malgré mes soins, rien ne sera plus facile que de critiquer ce livre, si personne songe jamais à le critiquer.
Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans l’ouvrage entier, une pensée-mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes ses parties. Mais la diversité des objets que j’ai eus à traiter est très grande, et celui qui entreprendra d’opposer un fait isolé à l’ensemble des faits que je cite, une idée détachée à l’ensemble des idées, y réussira sans peine. Je voudrais donc qu’on me fît la grâce de me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et qu’on jugeât le livre par l’impression générale qu’il laisse, comme je me suis décidé moi-même, non par telle raison, mais par la masse des raisons.
Il ne faut pas non plus oublier que l’auteur qui veut se faire comprendre est obligé de pousser chacune de ses idées dans toutes leurs conséquences théoriques, et souvent jusqu’aux limites du faux et de l’impraticable ; car s’il est quelquefois nécessaire de s’écarter des règles de logique dans les actions, on ne saurait le faire de même dans les discours, et l’homme trouve presque autant de difficultés à être inconséquent dans ses paroles qu’il en rencontre d’ordinaire à être conséquent dans ses actes.
Je finis en signalant moi-même ce qu’un grand nombre de lecteurs considérera comme le défaut capital de l’ouvrage. Ce livre ne se met précisément à la suite de personne ; en l’écrivant, je n’ai entendu servir ni combattre aucun parti ; j’ai entrepris de voir, non pas autrement, mais plus loin que les partis ; et tandis qu’ils s’occupent du lendemain, j’ai voulu songer à l’avenir.