Rang élevé qu’occupe la cour suprême parmi les grands pouvoirs de l’état.

Aucun peuple n’a constitué un aussi grand pouvoir judiciaire que les Américains. — Étendue de ses attributions. — Son influence politique. — La paix et l’existence même de l’Union dépendent de la sagesse des sept juges fédéraux.

Quand, après avoir examiné en détail l’organisation de la cour suprême, on arrive à considérer dans leur ensemble les attributions qui lui ont été données, on découvre sans peine que jamais un plus immense pouvoir judiciaire n’a été constitué chez aucun peuple.

La cour suprême est placée plus haut qu’aucun tribunal connu, et par la nature de ses droits et par l’espèce de ses justiciables.

Chez toutes les nations policées de l’Europe, le gouvernement a toujours montré une grande répugnance à laisser la justice ordinaire trancher des questions qui l’intéressaient lui-même. Cette répugnance est naturellement plus grande lorsque le gouvernement est plus absolu. À mesure, au contraire, que la liberté augmente, le cercle des attributions des tribunaux va toujours en s’élargissant ; mais aucune des nations européennes n’a encore pensé que toute question judiciaire, quelle qu’en fût l’origine, pût être abandonnée aux juges du droit commun.

En Amérique, on a mis cette théorie en pratique. La cour suprême des États-Unis est le seul et unique tribunal de la nation.

Elle est chargée de l’interprétation des lois et de celle des traités ; les questions relatives au commerce maritime, et toutes celles en général qui se rattachent au droit des gens, sont de sa compétence exclusive. On peut même dire que ses attributions sont presque entièrement politiques, quoique sa constitution soit entièrement judiciaire. Son unique but est de faire exécuter les lois de l’Union, et l’Union ne règle que les rapports du gouvernement avec les gouvernés, et de la nation avec les étrangers ; les rapports des citoyens entre eux sont presque tous régis par la souveraineté des États.

À cette première cause d’importance, il faut en ajouter une autre plus grande encore. Chez les nations de l’Europe, les tribunaux n’ont que des particuliers pour justiciables ; mais on peut dire que la cour suprême des États-Unis fait comparaître des souverains à sa barre. Lorsque l’huissier, s’avançant sur les degrés du tribunal, vient à prononcer ce peu de mots : « L’État de New-York contre celui de l’Ohio, » on sent qu’on n’est point là dans l’enceinte d’une cour de justice ordinaire. Et quand on songe que l’un de ces plaideurs représente un million d’hommes, et l’autre deux millions, on s’étonne de la responsabilité qui pèse sur les sept juges dont l’arrêt va réjouir ou attrister un si grand nombre de leurs concitoyens.

Dans les mains des sept juges fédéraux reposent incessamment la paix, la prospérité, l’existence même de l’Union. Sans eux, la constitution est une œuvre morte ; c’est à eux qu’en appelle le pouvoir exécutif pour résister aux empiétements du corps législatif ; la législature, pour se défendre des entreprises du pouvoir exécutif ; l’Union, pour se faire obéir des États ; les États, pour repousser les prétentions exagérées de l’Union ; l’intérêt public contre l’intérêt privé ; l’esprit de conservation contre l’instabilité démocratique. Leur pouvoir est immense ; mais c’est un pouvoir d’opinion. Ils sont tout-puissants tant que le peuple consent à obéir à la loi ; ils ne peuvent rien dès qu’il la méprise. Or, la puissance d’opinion est celle dont il est le plus difficile de faire usage, parce qu’il est impossible de dire exactement où sont ses limites. Il est souvent aussi dangereux de rester en deçà que de les dépasser.

Les juges fédéraux ne doivent donc pas seulement être de bons citoyens, des hommes instruits et probes, qualités nécessaires à tous magistrats, il faut encore trouver en eux des hommes d’État ; il faut qu’ils sachent discerner l’esprit de leur temps, affronter les obstacles qu’on peut vaincre, et se détourner du courant lorsque le flot menace d’emporter avec eux-mêmes la souveraineté de l’Union et l’obéissance due à ses lois.

Le président peut faillir sans que l’État souffre, parce que le président n’a qu’un pouvoir borné. Le congrès peut errer sans que l’Union périsse, parce qu’au-dessus du congrès réside le corps électoral qui peut en changer l’esprit en changeant ses membres.

Mais si la cour suprême venait jamais à être composée d’hommes imprudents ou corrompus, la confédération aurait à craindre l’anarchie ou la guerre civile.

Du reste, qu’on ne s’y trompe point, la cause originaire du danger n’est point dans la constitution du tribunal, mais dans la nature même des gouvernements fédéraux. Nous avons vu que nulle part il n’est plus nécessaire de constituer fortement le pouvoir judiciaire que chez les peuples confédérés, parce que nulle part les existences individuelles, qui peuvent lutter contre le corps social, ne sont plus grandes et mieux en état de résister à l’emploi de la force matérielle du gouvernement.

Or, plus il est nécessaire qu’un pouvoir soit fort, plus il faut lui donner d’étendue et d’indépendance. Plus un pouvoir est étendu et indépendant, et plus l’abus qu’on en peut faire est dangereux. L’origine du mal n’est donc point dans la constitution de ce pouvoir, mais dans la constitution même de l’État qui nécessite l’existence d’un pareil pouvoir.

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