Conséquences politiques de l’état social des Anglo-Américains.

Les conséquences politiques d’un pareil état social sont faciles à déduire.

Il est impossible de comprendre que l’égalité ne finisse pas par pénétrer dans le monde politique comme ailleurs. On ne saurait concevoir les hommes éternellement inégaux entre eux sur un seul point, égaux sur les autres ; ils arriveront donc, dans un temps donné, à l’être sur tous.

Or, je ne sais que deux manières de faire régner l’égalité dans le monde politique : il faut donner des droits à chaque citoyen, ou n’en donner à personne.

Pour les peuples qui sont parvenus au même état social que les Anglo-Américains, il est donc très difficile d’apercevoir un terme moyen entre la souveraineté de tous et le pouvoir absolu d’un seul.

Il ne faut point se dissimuler que l’état social que je viens de décrire ne se prête presque aussi facilement à l’une et à l’autre de ces deux conséquences.

Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands, mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel, c’est l’égalité ; ils s’élancent vers la liberté par impulsion rapide et par efforts soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre.

D’un autre côté, quand les citoyens sont tous à peu près égaux, il leur devient difficile de défendre leur indépendance contre les agressions du pouvoir. Aucun d’entre eux n’étant alors assez fort pour lutter seul avec avantage, il n’y a que la combinaison des forces de tous qui puisse garantir la liberté. Or, une pareille combinaison ne se rencontre pas toujours.

Les peuples peuvent donc tirer deux grandes conséquences politiques du même état social : ces conséquences diffèrent prodigieusement entre elles, mais elles sortent toutes deux du même fait.

Soumis les premiers à cette redoutable alternative que je viens de décrire, les Anglo-Américains ont été assez heureux pour échapper au pouvoir absolu. Les circonstances, l’origine, les lumières, et surtout les mœurs, leur ont permis de fonder et de maintenir la souveraineté du peuple.

J’entends par les lois sur les successions toutes les lois dont le but principal est de régler le sort des biens après la mort du propriétaire.

La loi sur les substitutions est de ce nombre ; elle a aussi pour

résultat, il est vrai, d’empêcher le propriétaire de disposer de ses biens avant sa mort ; mais elle ne lui impose l’obligation de les conserver que dans la vue de les faire parvenir intacts à son héritier. Le but principal de la loi des substitutions est donc de régler le sort des biens après la mort du propriétaire. Le reste est le moyen qu’elle emploie.

Je ne veux pas dire que le petit propriétaire cultive mieux, mais il cultive avec plus d’ardeur et de soin, et regagne par le travail ce qui lui manque du côté de l’art.

La terre étant la propriété la plus solide, il se rencontre de temps en temps des hommes riches qui sont disposés à faire de grands sacrifices pour l’acquérir, et qui perdent volontiers une portion considérable de leur revenu pour assurer le reste. Mais ce sont là des accidents. L’amour de la propriété immobilière ne se trouve plus habituellement que chez le pauvre. Le petit propriétaire foncier qui a moins de lumières, moins d’imagination et moins de passion que le grand, n’est, en général, préoccupé que du désir d’augmenter son domaine, et souvent il arrive que les successions, les mariages, ou les chances du commerce, lui en fournissent peu à peu les moyens.

À côté de la tendance qui porte les hommes à diviser la terre, il en existe donc une autre qui les porte à l’agglomérer. Cette tendance, qui suffit à empêcher que les propriétés ne se divisent à l’infini, n’est pas assez forte pour créer de grandes fortunes territoriales, ni surtout pour les maintenir dans les mêmes familles.

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