C’est par le mauvais emploi de leur puissance, et non par impuissance, que les républiques démocratiques sont exposées à périr. — Le gouvernement des républiques américaines plus centralisé et plus énergique que celui des monarchies de l’Europe. — Danger qui en résulte. — Opinion de Madison et de Jefferson à ce sujet.
Les gouvernements périssent ordinairement par impuissance ou par tyrannie. Dans le premier cas, le pouvoir leur échappe ; on le leur arrache dans l’autre.
Bien des gens, en voyant tomber les États démocratiques en anarchie, ont pensé que le gouvernement, dans ces États, était naturellement faible et impuissant. La vérité est que, quand une fois la guerre y est allumée entre les partis, le gouvernement perd son action sur la société. Mais je ne pense pas que la nature d’un pouvoir démocratique soit de manquer de force et de ressources ; je crois, au contraire, que c’est presque toujours l’abus de ses forces et le mauvais emploi de ses ressources qui le font périr. L’anarchie naît presque toujours de sa tyrannie ou de son inhabileté, mais non pas de son impuissance.
Il ne faut pas confondre la stabilité avec la force, la grandeur de la chose et sa durée. Dans les républiques démocratiques, le pouvoir qui dirige la société n’est pas stable, car il change souvent de main et d’objet. Mais, partout où il se porte, sa force est presque irrésistible.
Le gouvernement des républiques américaines me paraît aussi centralisé et plus énergique que celui des monarchies absolues de l’Europe. Je ne pense donc point qu’il périsse par faiblesse.
Si jamais la liberté se perd en Amérique, il faudra s’en prendre à l’omnipotence de la majorité qui aura porté les minorités au désespoir et les aura forcées de faire un appel à la force matérielle. On verra alors l’anarchie, mais elle arrivera comme conséquence du despotisme.
Le président James Madison a exprimé les mêmes pensées. (Voyez Le Fédéraliste, nº 51)
« Il est d’une grande importance dans les républiques, dit-il, non seulement de défendre la société contre l’oppression de ceux qui la gouvernent, mais encore de garantir une partie de la société contre l’injustice de l’autre. La justice est le but où doit tendre tout gouvernement ; c’est le but que se proposent les hommes en se réunissant. Les peuples ont fait et feront toujours des efforts vers ce but, jusqu’à ce qu’ils aient réussi à l’atteindre, ou qu’ils aient perdu leur liberté.
« S’il existait une société dans laquelle le parti le plus puissant fût en état de réunir facilement ses forces et d’opprimer le plus faible, on pourrait considérer que l’anarchie règne dans une pareille société aussi bien que dans l’état de nature, où l’individu le plus faible n’a aucune garantie contre la violence du plus fort ; et de même que dans l’état de nature, les inconvénients d’un sort incertain et précaire décident les plus forts à se soumettre à un gouvernement qui protège les faibles ainsi qu’eux-mêmes ; dans un gouvernement anarchique, les mêmes motifs conduiront peu à peu les partis les plus puissants à désirer un gouvernement qui puisse protéger également tous les partis, le fort et le faible. Si l’État de Rhode Island était séparé de la confédération et livré à un gouvernement populaire, exercé souverainement dans d’étroites limites, on ne saurait douter que la tyrannie des majorités n’y rendît l’exercice des droits tellement incertain, qu’on n’en vînt à réclamer un pouvoir entièrement indépendant du peuple. Les factions elles-mêmes, qui l’auraient rendu nécessaire, se hâteraient d’en appeler à lui. »
Jefferson disait aussi : « Le pouvoir exécutif, dans notre gouvernement, n’est pas le seul, il n’est peut-être pas le principal objet de ma sollicitude. La tyrannie des législateurs est actuellement, et sera pendant bien des années encore, le danger le plus redoutable. Celle du pouvoir exécutif viendra à son tour, mais dans une période plus reculée. »
J’aime, en cette matière, à citer Jefferson de préférence à tout autre, parce que je le considère comme le plus puissant apôtre qu’ait jamais eu la démocratie.
↑ Personne ne voudrait soutenir qu’un peuple ne peut abuser de la force vis-à-vis d’un autre peuple. Or, les partis forment comme autant de petites nations dans une grande ; ils sont entre eux dans des rapports d’étrangers.
Si on convient qu’une nation peut être tyrannique envers une autre nation, comment nier qu’un parti puisse l’être envers un autre parti ?
↑ On vit à Baltimore, lors de la guerre de 1812, un exemple frappant des excès que peut amener le despotisme de la majorité. À cette époque la guerre était très populaire à Baltimore. Un journal qui s’y montrait fort opposé excita par cette conduite l’indignation des habitants. Le peuple s’assembla, brisa les presses, et attaqua les maisons des journalistes. On voulut réunir la milice, mais elle ne répondit point à l’appel. Afin de sauver les malheureux que menaçait la fureur publique, on prit le parti de les conduire en prison, comme des criminels. Cette précaution fut inutile : pendant la nuit, le peuple s’assembla de nouveau ; les magistrats ayant échoué pour réunir la milice, la prison fut forcée, un des journalistes fut tué sur la place, les autres restèrent pour morts : les coupables déférés au jury furent acquittés.
Je disais un jour à un habitant de la Pennsylvanie : « Expliquez-moi, je vous prie, comment, dans un État fondé par des quakers, et renommé pour sa tolérance, les nègres affranchis ne sont pas admis à exercer les droits de citoyens. Ils payent l’impôt, n’est-il pas juste qu’ils votent ? — Ne nous faites pas cette injure, me répondit-il, de croire que nos législateurs aient commis un acte aussi grossier d’injustice et d’intolérance. — Ainsi, chez vous, les noirs ont le droit de voter ? — Sans aucun doute. — Alors, d’où vient qu’au collège électoral ce matin je n’en ai pas aperçu un seul dans l’assemblée ? — Ceci n’est pas la faute de la loi, me dit l’Américain ; les nègres ont, il est vrai, le droit de se présenter aux élections, mais ils s’abstiennent volontairement d’y paraître. — Voilà bien de la modestie de leur part. — Oh ! ce n’est pas qu’ils refusent d’y aller, mais ils craignent qu’on ne les y maltraite. Chez nous, il arrive quelquefois que la loi manque de force, quand la majorité ne l’appuie point. Or, la majorité est imbue des plus grands préjugés contre les nègres, et les magistrats ne se sentent pas la force de garantir à ceux-ci les droits que le législateur leur a conférés. — Eh quoi ! la majorité, qui a le privilège de faire la loi, veut encore avoir celui de désobéir à la loi ? »