Les lois et les mœurs suffiraient-elles pour maintenir les institutions démocratiques autre part qu’en amérique ?.

Les Anglo-Américains, transportés en Europe, seraient obligés d’y modifier leurs lois. — Il faut distinguer entre les Institutions démocratiques et les institutions américaines. — On peut concevoir des lois démocratiques meilleures ou du moins différentes de celles que s’est données la démocratie américaine. — L’exemple de l’Amérique prouve seulement qu’il ne faut pas désespérer, à l’aide des lois et des mœurs, de régler la démocratie.

J’ai dit que le succès des institutions démocratiques aux États-Unis tenait aux lois elles-mêmes et aux mœurs plus qu’à la nature du pays.

Mais s’ensuit-il que ces mêmes causes transportées ailleurs eussent seules la même puissance, et si le pays ne peut pas tenir lieu des lois et des mœurs, les lois et les mœurs, à leur tour, peuvent-elles tenir lieu du pays ?

Ici l’on concevra sans peine que les éléments de preuves nous manquent : on rencontre dans le nouveau monde d’autres peuples que les Anglo-Américains, et ces peuples étant soumis aux mêmes causes matérielles que ceux-ci, j’ai pu les comparer entre eux.

Mais hors de l’Amérique il n’y a point de nations qui, privées des mêmes avantages physiques que les Anglo-Américains, aient cependant adopté leurs lois et leurs mœurs.

Ainsi nous n’avons point d’objet de comparaison cette matière ; on ne peut que hasarder des opinions.

Il me semble d’abord qu’il faut distinguer soigneusement les institutions des États-Unis d’avec les institutions démocratiques en général.

Quand je songe à l’état de l’Europe, à ses grands peuples, à ses populeuses cités, à ses formidables armées, aux complications de sa politique, je ne saurais croire que les Anglo-Américains eux-mêmes, transportés avec leurs idées, leur religion, leurs mœurs, sur notre sol, pussent y vivre sans modifier considérablement leurs lois.

Mais on peut supposer un peuple démocratique organisé d’une autre manière que le peuple américain.

Est-il donc impossible de concevoir un gouvernement fondé sur les volontés réelles de la majorité, mais où la majorité, faisant violence aux instincts d’égalité qui lui sont naturels, en faveur de l’ordre et de la stabilité de l’État, consentirait à revêtir de toutes les attributions du pouvoir exécutif une famille ou un homme ? Ne saurait-on imaginer une société démocratique où les forces nationales seraient plus centralisées qu’aux États-Unis, où le peuple exercerait un empire moins direct et moins irrésistible sur les affaires générales, et où cependant chaque citoyen, revêtu de certains droits, prendrait part, dans sa sphère, à la marche du gouvernement ?

Ce que j’ai vu chez les Anglo-Américains me porte à croire que les institutions démocratiques de cette nature, introduites prudemment dans la société, qui s’y mêleraient peu à peu aux habitudes, et s’y fondraient graduellement avec les opinions mêmes du peuple, pourraient subsister ailleurs qu’en Amérique.

Si les lois des États-Unis étaient les seules lois démocratiques qu’on doive imaginer, ou les plus parfaites qu’il soit possible de rencontrer, je conçois qu’on pût en conclure que le succès des lois des États-Unis ne prouve rien pour le succès des lois démocratiques en général, dans un pays moins favorisé de la nature.

Mais si les lois des Américains me paraissent défectueuses en beaucoup de points, et qu’il me soit aisé de les concevoir autres, la nature spéciale du pays ne me prouve point que des institutions démocratiques ne puissent réussir chez un peuple où, les circonstances physiques se trouvant moins favorables, les lois seraient meilleures.

Si les hommes se montraient différents en Amérique de ce qu’ils sont ailleurs ; si leur état social faisait naître chez eux des habitudes et des opinions contraires à celles qui naissent en Europe de ce même état social, ce qui se passe dans les démocraties américaines n’apprendrait rien sur ce qui doit se passer dans les autres démocraties.

Si les Américains montraient les mêmes penchants que tous les autres peuples démocratiques, et que leurs législateurs s’en fussent rapportés à la nature du pays et à la faveur des circonstances pour contenir ces penchants dans de justes limites, la prospérité des États-Unis devant être attribuée à des causes purement physiques, ne prouverait rien en faveur des peuples qui voudraient suivre leurs exemples sans avoir leurs avantages naturels.

Mais ni l’une ni l’autre de ces suppositions ne se trouvent vérifiées par les faits.

J’ai rencontré en Amérique des passions analogues à celles que nous voyons en Europe : les unes tenaient à la nature même du cœur humain ; les autres, à l’état démocratique de la société.

C’est ainsi que j’ai retrouvé aux États-Unis l’inquiétude du cœur, qui est naturelle aux hommes quand, toutes les conditions étant à peu près égales, chacun voit les mêmes chances de s’élever. J’y ai rencontré le sentiment démocratique de l’envie exprimé de mille manières différentes. J’ai remarqué que le peuple y montrait souvent, dans la conduite des affaires, un grand mélange de présomption et d’ignorance, et j’en ai conclu qu’en Amérique comme parmi nous, les hommes étaient sujets aux mêmes imperfections et exposés aux mêmes misères.

Mais quand je vins à examiner attentivement l’état de la société, je découvris sans peine que les Américains avaient fait de grands et heureux efforts pour combattre ces faiblesses du cœur humain et corriger ces défauts naturels de la démocratie.

Leurs diverses lois municipales me parurent comme autant de barrières qui retenaient dans une sphère étroite l’ambition inquiète des citoyens, et tournaient au profit de la commune les mêmes passions démocratiques qui eussent pu renverser l’État. Il me sembla que les législateurs américains étaient parvenus à opposer, non sans succès, l’idée des droits aux sentiments de l’envie ; aux mouvements continuels du monde politique, l’immobilité de la morale religieuse ; l’expérience du peuple, à son ignorance théorique, et son habitude des affaires, à la fougue de ses désirs.

Les Américains ne s’en sont donc pas rapportés à la nature du pays pour combattre les dangers qui naissent de leur constitution et de leurs lois politiques. À des maux qu’ils partagent avec tous les peuples démocratiques, ils ont appliqué des remèdes dont eux seuls, jusqu’à présent, se sont avisés ; et quoiqu’ils fussent les premiers à en faire l’essai, ils ont réussi.

Les mœurs et les lois des Américains ne sont pas les seules qui puissent convenir aux peuples démocratiques ; mais les Américains ont montré qu’il ne faut pas désespérer de régler la démocratie à l’aide des lois et des mœurs.

Si d’autres peuples, empruntant à l’Amérique cette idée générale et féconde, sans vouloir du reste imiter ses habitants dans l’application particulière qu’ils en ont faite, tentaient de se rendre propres à l’état social que la Providence impose aux hommes de nos jours, et cherchaient ainsi à échapper au despotisme ou à l’anarchie qui les menacent, quelles raisons avons-nous de croire qu’ils dussent échouer dans leurs efforts ?

L’organisation et l’établissement de la démocratie parmi les chrétiens est le grand problème politique de notre temps. Les Américains ne résolvent point sans doute ce problème, mais ils fournissent d’utiles enseignements à ceux qui veulent le résoudre.

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