Au dix-huitième siècle, le paysan français ne pouvait plus être la proie de petits despotes féodaux ; il n’était que rarement en butte à des violences de la part du gouvernement ; il jouissait de la liberté civile et possédait une partie du sol ; mais tous les hommes des autres classes s’étaient écartés de lui, et il vivait plus seul que cela ne s’était vu nulle part peut-être dans le monde. Sorte d’oppression nouvelle et singulière, dont les effets méritent d’être considérés très-attentivement à part.
Dès le commencement du dix-septième siècle, Henri IV se plaignait, suivant Péréfixe, que les nobles abandonnassent les campagnes. Au milieu du dix-huitième, cette désertion est devenue presque générale ; tous les documents du temps la signalent et la déplorent, les économistes dans leurs livres, les intendants dans leurs correspondances, les sociétés d’agriculture dans leurs Mémoires. On en trouve la preuve authentique dans les registres de la capitation. La capitation se percevait au lieu du domicile réel : la perception de toute la grande noblesse et d’une partie de la moyenne est levée à Paris.
Il ne restait guère dans les campagnes que le gentilhomme que la médiocrité de sa fortune empêchait d’en sortir. Celui-là s’y trouvait vis-à-vis des paysans ses voisins, dans une position où jamais propriétaire riche ne s’était vu, je pense. N’étant plus leur chef, il n’avait plus l’intérêt qu’il avait eu autrefois à les ménager, à les aider, à les conduire ; et, d’une autre part, n’étant pas soumis lui-même aux mêmes charges publiques qu’eux, il ne pouvait éprouver de vive sympathie pour leur misère, qu’il ne partageait pas, ni s’associer à leurs griefs, qui lui étaient étrangers. Ces hommes n’étaient plus ses sujets, il n’était pas encore leur concitoyen : fait unique dans l’histoire.
Ceci amenait une sorte d’absentéisme de cœur, si je puis m’exprimer ainsi, plus fréquent encore et plus efficace que l’absentéisme proprement dit. De là vint que le gentilhomme résidant sur ses terres y montrait souvent les vues et les sentiments qu’aurait eus en son absence son intendant ; comme celui-ci, il ne voyait plus dans les tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d’eux à la rigueur tout ce qui lui revenait encore d’après la loi ou la coutume, ce qui rendait parfois la perception de ce qui restait des droits féodaux plus dure qu’au temps de la féodalité même.
Souvent obéré et toujours besogneux, il vivait d’ordinaire fort chichement dans son château, ne songeant qu’à y amasser l’argent qu’il allait dépenser l’hiver à la ville. Le peuple, qui d’un mot va souvent droit à l’idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du moins gros des oiseaux de proie : il l’avait nommé le hobereau.
On peut m’opposer sans doute des individus ; je parle des classes, elles seules doivent occuper l’histoire. Qu’il y eût dans ce temps-là beaucoup de propriétaires riches qui, sans occasion nécessaire et sans intérêt commun, s’occupassent du bien-être des paysans, qui le nie ? Mais ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur condition nouvelle, qui, en dépit d’eux-mêmes, les poussait vers l’indifférence, comme leurs anciens vassaux vers la haine.
On a souvent attribué cet abandon des campagnes par la noblesse à l’influence particulière de certains ministres et de certains rois : les uns à Richelieu, les autres à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée presque toujours suivie par les princes, durant les trois derniers siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes du peuple, et de les attirer à la cour et dans les emplois. Cela se voit surtout au dix-septième siècle, où la noblesse était encore pour la royauté un objet de crainte. Parmi les questions adressées aux intendants se trouve encore celle-ci : « Les gentilshommes de votre province aiment-ils à rester chez eux ou à en sortir ? »
On a la lettre d’un intendant répondant sur ce sujet ; il se plaint de ce que les gentilshommes de sa province se plaisent à rester avec leurs paysans, au lieu de remplir leurs devoirs auprès du roi. Or, remarquez bien ceci : la province dont on parlait ainsi, c’était l’Anjou ; ce fut depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient, dit-on, de rendre leurs devoirs au roi, sont les seuls qui aient défendu, les armes à la main, la monarchie en France et qui soient morts en combattant pour elle ; et ils n’ont dû cette glorieuse distinction qu’à ce qu’ils avaient su retenir autour d’eux ces paysans, parmi lesquels on leur reprochait d’aimer à vivre.
Il faut néanmoins se garder d’attribuer à l’influence directe de quelques-uns de nos rois l’abandon des campagnes par la classe qui formait alors la tête de la nation. La cause principale et permanente de ce fait ne fut pas dans la volonté de certains hommes, mais dans l’action lente et incessante des institutions ; et ce qui le prouve, c’est que, quand, au dix-huitième siècle, le gouvernement veut combattre le mal, il ne peut pas même en suspendre le progrès. À mesure que la noblesse achève de perdre ses droits politiques sans en acquérir d’autres, et que les libertés locales disparaissent, cette émigration des nobles s’accroît : on n’a plus besoin de les attirer hors de chez eux ; ils n’ont plus envie d’y rester : la vie des champs leur est devenue insipide.
Ce que je dis ici des nobles doit s’entendre, en tout pays, des propriétaires riches : pays de centralisation, campagnes vides d’habitants riches et éclairés ; je pourrais ajouter : pays de centralisation, pays de culture imparfaite et routinière, et commenter le mot si profond de Montesquieu, en en déterminant le sens : « Les terres produisent moins en raison de leur fertilité que de la liberté des habitants. » Mais je ne veux pas sortir de mon sujet.
Nous avons vu ailleurs comment les bourgeois, quittant de leur côté les campagnes, cherchaient de toutes parts un asile dans les villes. Il n’y a pas un point sur lequel tous les documents de l’ancien régime soient mieux d’accord. On ne voit presque jamais dans les campagnes, disent-ils, qu’une génération de paysans riches. Un cultivateur parvient-il par son industrie à acquérir enfin un peu de bien : il fait aussitôt quitter à son fils la charrue, l’envoie à la ville et lui achète un petit office. C’est de cette époque que date cette sorte d’horreur singulière que manifeste souvent, même de nos jours, l’agriculteur français pour la profession qui l’a enrichi. L’effet a survécu à la cause.
À vrai dire, le seul homme bien élevé, ou, comme disent les Anglais, le seul gentleman qui résidât d’une manière permanente au milieu des paysans et restât en contact incessant avec eux, était le curé ; aussi le curé fût-il devenu le maître des populations rurales, en dépit de Voltaire, s’il n’avait été rattaché lui-même d’une façon si étroite et si visible à la hiérarchie politique ; en possédant plusieurs des privilègesde celle-ci, il avait inspiré en partie la haine qu’elle faisait naître.
Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des classes supérieures ; il est éloigné de ceux mêmes de ses pareils qui auraient pu l’aider et le conduire. À mesure que ceux-ci arrivent aux lumières ou à l’aisance, ils le fuient ; il demeure comme trié au milieu de toute la nation et mis à part.
Cela ne se voyait au même degré chez aucun des grands peuples civilisés de l’Europe, et en France même le fait était récent. Le paysan du quatorzième siècle était tout à la fois plus opprimé et plus secouru. L’aristocratie le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait jamais.
Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et grossiers ; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu’elle ; son syndic ne sait pas lire ; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son ancien seigneur n’a plus le droit de le gouverner, mais il est arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, œuvres de syndic. Il n’y a plus que le pouvoir central qui s’occupe d’elle, et, comme il est placé fort loin et n’a encore rien à craindre de ceux qui l’habitent, il ne s’occupe guère d’elle que pour en tirer profit.
Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne n’a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir.
Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur l’habitant des campagnes sont retirées ou allégées, sans doute ; mais ce qu’on ne sait point assez, c’est qu’à celles-là il s’en était substitué d’autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les maux qu’avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de misères que ses pères n’avaient jamais connues.
On sait que c’est presque uniquement aux dépens des paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les hommes les plus éclairés de la nation n’ont point d’intérêt personnel à les changer.
Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur-général lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d’œuvre d’exactitude et de brièveté. « La taille, dit ce ministre, arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa perception, personnelle, et non réelle dans la plus grande partie de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des contribuables. » Tout est là en trois phrases ; on ne saurait décrire avec plus d’art le mal dont on profite.
La somme totale que devait la paroisse était fixée tous les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le ministre, de façon qu’aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an d’avance ce qu’il aurait à payer l’an d’après. Dans l’intérieur de la paroisse, c’était un paysan pris au hasard chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser la charge de l’impôt sur tous les autres.
J’ai promis que je dirais quelle était la condition de ce collecteur. Laissons parler l’assemblée provinciale du Berry en 1779 ; elle n’est pas suspecte : elle est composée tout entière de privilégiés qui ne payent point la taille et qui sont choisis par le roi. « Comme tout le monde veut éviter la charge du collecteur, disait-elle en 1779, il faut que chacun la prenne à son tour. La levée de la taille est donc confiée tous les ans à un nouveau collecteur, sans égard à la capacité ou à l’honnêteté ; aussi la confection de chaque rôle se ressent du caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime ses craintes, ses faiblesses ou ses vices. Comment, d’ailleurs, y réussirait-il bien ? il agit dans les ténèbres ; car qui sait au juste la richesse de son voisin et la proportion de cette richesse avec celle d’un autre ? Cependant l’opinion du collecteur seule doit former la décision, et il est responsable sur tous ses biens, et même par corps, de la recette. D’ordinaire, il lui faut perdre pendant deux ans la moitié de ses journées à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent pas lire sont obligés d’aller chercher dans le voisinage quelqu’un qui les supplée. »
Turgot avait déjà dit d’une autre province, un peu avant : « Cet emploi cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux qu’on en charge ; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les familles aisées d’un village. »
Ce malheureux était armé pourtant d’un arbitraire immense ; il était presque autant tyran que martyr. Pendant cet exercice, où il se ruinait lui-même, il tenait dans ses mains la ruine de tout le monde. « La préférence pour ses parents, — c’est encore l’assemblée provinciale qui parle, — pour ses amis et ses voisins, la haine, la vengeance contre ses ennemis, le besoin d’un protecteur, la crainte de déplaire à un citoyen aisé qui donne de l’ouvrage, combattent dans son cœur les sentiments de la justice. » La terreur rend souvent le collecteur impitoyable ; il y a des paroisses où le collecteur ne marche jamais qu’accompagné de garnisaireset d’huissiers. « Lorsqu’il marche sans huissiers, dit un intendant au ministre en 1764, les taillables ne veulent pas payer. » — « Dans la seule élection de Villefranche, nous dit encore l’assemblée provinciale de la Guyenne, on compte cent six porteurs de contraintes et autres recors toujours en chemin. »
Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire, le paysan français, en plein dix-huitième siècle, agit comme le juif du moyen-âge : il se montre misérable en apparence, quand par hasard il ne l’est pas en réalité ; son aisance lui fait peur avec raison : j’en trouve une preuve bien sensible dans un document que je ne prends plus en Guyenne, mais à cent lieues de là. La Société d’Agriculture du Maine annonce, dans son rapport de 1761, qu’elle avait eu l’idée de distribuer des bestiaux en prix et encouragements. « Elle a été arrêtée, dit-elle, par les suites dangereuses qu’une basse jalousie pourrait attirer contre ceux qui remporteraient ces prix, et qui, à la faveur de la répartition arbitraire des impositions, leur occasionnerait une vexation dans les années suivantes. »
Dans ce système d’impôt, chaque contribuable avait, en effet, un intérêt direct et permanent à épier ses voisins et à dénoncer au collecteur les progrès de leur richesse ; on les y dressait tous, à l’envie, à la délation et à la haine. Ne dirait-on pas que ces choses se passent dans les domaines d’un rajah de l’Hindoustan ?
Il y avait pourtant dans le même temps en France, des pays où l’impôt était levé avec régularité et avec douceur : c’étaient certains pays d’États. Il est vrai qu’on avait laissé à ceux-là le droit de le lever eux-mêmes. En Languedoc, par exemple, la taille n’est établie que sur la propriété foncière, et ne varie point suivant l’aisance du propriétaire ; elle a pour base fixe et visible un cadastre fait avec soin et renouvelé tous les trente ans, et dans lequel les terres sont divisées en trois classes, suivant leur fertilité. Chaque contribuable sait d’avance exactement ce que représente la part d’impôt qu’il doit payer. S’il ne paye point, lui seul, ou plutôt son champ seul en est responsable. Se croit-il lésé dans la répartition : il a toujours le droit d’exiger que l’on compare sa cote avec celle d’un autre habitant de la paroisse qu’il choisit lui-même. C’est ce que nous nommons aujourd’hui l’appel à l’égalité proportionnelle.
On voit que toutes ces règles sont précisément celles que nous suivons maintenant ; on ne les a guère améliorées depuis, on n’a fait que les généraliser ; car il est digne de remarque que, bien que nous ayons pris au gouvernement de l’ancien régime la forme même de notre administration publique, nous nous sommes gardés de l’imiter en tout le reste. C’est aux assemblées provinciales, et non à lui, que nous avons emprunté nos meilleures méthodes administratives. En adoptant la machine, nous avons rejeté le produit.
La pauvreté habituelle du peuple des campagnes avait donné naissance à des maximes qui n’étaient pas propres à la faire cesser. « Si les peuples étaient à l’aise, avait écrit Richelieu dans son Testament politique, difficilement resteraient-ils dans les règles. » Au dix-huitième siècle, on ne va plus si loin, mais on croit encore que le paysan ne travaillerait point s’il n’était constamment aiguillonné par la nécessité : la misère y paraît la seule garantie contre la paresse. C’est précisément la théorie que j’ai entendu quelquefois professer à l’occasion des nègres de nos colonies. Cette opinion est si répandue parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les économistes se croient obligés de la combattre en forme.
On sait que l’objet primitif de la taille avait été de permettre au roi d’acheter des soldats qui dispensassent les nobles et leurs vassaux du service militaire ; mais, au dix-septième siècle, l’obligation du service militaire fut de nouveau imposée, comme nous l’avons vu, sous le nom de milice, et, cette fois, elle ne pesa plus que sur le peuple seul, et presque uniquement sur le paysan.
Il suffit de considérer la multitude des procès-verbaux de maréchaussée qui remplissent les cartons d’une intendance, et qui tous se rapportent à la poursuite de miliciens réfractaires ou déserteurs, pour juger que la milice ne se levait pas sans obstacle. Il ne parait pas, en effet, qu’il y eut de charge publique qui fût plus insupportable aux paysans que celle-là ; pour s’y soustraire, ils se sauvaient souvent dans les bois, où il fallait les poursuivre à main armée. Cela étonne, quand on songe à la facilité avec laquelle le recrutement forcé s’opère aujourd’hui.
Il faut attribuer cette extrême répugnance des paysans de l’ancien régime pour la milice moins au principe même de la loi qu’à la manière dont elle était exécutée ; on doit s’en prendre surtout à la longue incertitude où elle tenait ceux qu’elle menaçait (on pouvait être appelé jusqu’à quarante ans, à moins qu’on ne se mariât) ; à l’arbitraire de la révision, qui rendait presque inutile l’avantage d’un bon numéro ; à la défense de se faire remplacer ; au dégoût d’un métier dur et périlleux, où toute espérance d’avancement était interdite ; mais surtout au sentiment qu’un si grand poids ne pesait que sur eux seuls, et sur les plus misérables d’entre eux, l’ignominie de la condition rendant ses rigueurs plus amères.
J’ai eu dans les mains beaucoup de procès-verbaux de tirage, dressés en l’année 1769, dans un grand nombre de paroisses ; on y voit figurer les exempts de chacune d’elles : celui-ci est domestique chez un gentilhomme ; celui-là garde d’une abbaye ; un troisième n’est que le valet d’un bourgeois, il est vrai, mais ce bourgeois vit noblement. L’aisance seule exempte ; quand un cultivateur figure annuellement parmi les plus haut imposés, ses fils ont le privilège d’être exempts de la milice : c’est ce qu’on appelle encourager l’agriculture. Les économistes, grands amateurs d’égalité en tout le reste, ne sont point choqués de ce privilège ; ils demandent seulement qu’on l’étende à d’autres cas, c’est-à-dire que la charge des paysans les plus pauvres et les moins patronnés devienne plus lourde. « La médiocrité de la solde du soldat, dit l’un d’eux, la manière dont il est couché, habillé, nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre un autre homme qu’un homme du bas peuple. »
Jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, les grands chemins ne furent point entretenus, ou le furent aux frais de tous ceux qui s’en servaient, c’est-à-dire de l’État ou de tous les propriétaires riverains ; mais, vers ce temps-là, on commença à les réparer à l’aide de la seule corvée, c’est-à-dire aux dépens des seuls paysans. Cet expédient pour avoir de bonnes routes sans les payer parut si heureusement imaginé, qu’en 1737, une circulaire du contrôleur-général Orry l’appliqua à toute la France. Les intendants furent armés du droit d’emprisonnerà volonté les récalcitrants ou de leur envoyer des garnisaires.
A partir de là, toutes les fois que le commerce s’accroît, que le besoin et le goût des bonnes routes se répandent, la corvée s’étend à de nouveaux chemins et sa charge augmente. On trouve dans le rapport fait en 1779 à l’assemblée provinciale du Berry, que les travaux exécutés par la corvée dans cette pauvre province doivent être évalués par année à 700.000 livres. On les évaluait en 1787, en basse Normandie, à la même somme à peu près. Rien ne saurait mieux montrer le triste sort du peuple des campagnes : les progrès de la société, qui enrichissent toutes les autres classes, le désespèrent ; la civilisation tourne contre lui seul.
Je lis, vers la même époque, dans les correspondances des intendants, qu’il convient de refuser aux paysans de faire emploi de la corvéesur les routes particulières de leurs villages, attendu qu’elle doit être réservée aux seuls grands chemins, ou, comme on disait alors, aux chemins du roi. L’idée étrange qu’il convient de faire payer le prix des routes aux plus pauvres et à ceux qui semblent le moins devoir voyager, cette idée, bien que nouvelle, s’enracine si naturellement dans l’esprit de ceux qui en profitent, que bientôt ils n’imaginent plus que la chose puisse avoir lieu autrement. En l’année 1776, on essaye de transformer la corvée en une taxe locale ; l’inégalité se transforme aussitôt avec elle et la suit dans le nouvel impôt.
De seigneuriale qu’elle était, la corvée, en devenant royale, s’était étendue peu à peu à tous les travaux publics. Je vois en 1719 la corvée servir à bâtir des casernes ! Les paroisses doivent envoyer leurs meilleurs ouvriers, dit l’ordonnance, et tous les autres travaux doivent céder devant celui-ci. La corvée transporte les forçatsdans les bagnes et les mendiants dans les dépôts de charité ; elle charroie les effets militaires toutes les fois que les troupes changent de place : charge fort onéreuse dans un temps où chaque régiment menait à sa suite un lourd bagage ; il fallait rassembler de très-loin un grand nombre de charrettes et de bœufs pour le traîner. Cette sorte de corvée, qui avait peu d’importance dans l’origine, devint l’une des plus pesantes quand les armées permanentes devinrent elles-mêmes nombreuses. Je trouve des entrepreneurs de l’État qui demandent à grands cris qu’on leur livre la corvée pour transporter les bois de construction depuis les forêts jusqu’aux arsenaux maritimes. Ces corvéables recevaient d’ordinaire un salaire, mais toujours arbitrairement fixé et bas. Le poids d’une charge si mal posée devient parfois si lourd, que le receveur des tailles s’en inquiète. « Les frais exigés des paysans pour le rétablissement des chemins, écrit l’un d’eux en 1751, les mettront bientôt hors d’état de payer leur taille. »
Toutes ces oppressions nouvelles auraient-elles pu s’établir s’il s’était rencontré à côté du paysan, des hommes riches et éclairés, qui eussent eu le goût et le pouvoir, sinon de le défendre, du moins d’intercéder pour lui auprès de ce commun maître qui tenait déjà dans ses mains la fortune du pauvre et celle du riche ?
J’ai lu la lettre qu’un grand propriétaire écrivait, en 1774, à l’intendant de sa province, pour l’engager à faire ouvrir un chemin. Ce chemin, suivant lui, devait faire la prospérité du village, et il en donnait les raisons, puis il passait à l’établissement d’une foire, qui doublerait, assurait-il, le prix des denrées. Ce bon citoyen ajoutait que, aidé d’un faible secours, on pourrait établir une école qui procurerait au roi des sujets plus industrieux. Il n’avait point songé jusque-là à ces améliorations nécessaires ; il ne s’en était avisé que depuis deux ans qu’une lettre de cachet le retenait dans son château. « Mon exil depuis deux ans dans mes terres, dit-il ingénument, m’a convaincu de l’extrême utilité de toutes ces choses. »
Mais c’est surtout dans les temps de disette qu’on s’aperçoit que les liens de patronage et de dépendance qui reliaient autrefois le grand propriétaire rural aux paysans sont relâchés ou rompus. Dans ces moments de crise, le gouvernement central s’effraye de son isolement et de sa faiblesse ; il voudrait faire renaître pour l’occasion les influences individuelles ou les associations politiques qu’il a détruites ; il les appelle à son aide : personne ne vient, et il s’étonne d’ordinaire en trouvant morts les gens auxquels il a lui-même ôté la vie.
En cette extrémité, il y a des intendants, dans les provinces les plus pauvres, qui, comme Turgot, par exemple, prennent illégalement des ordonnances pour obliger les propriétaires riches à nourrir leurs métayers jusqu’à la récolte prochaine. J’ai trouvé, à la date de 1770, les lettres de plusieurs curés qui proposent à l’intendant de taxer les grands propriétaires de leurs paroisses, tant ecclésiastiques que laïques, « lesquels y possèdent, disent-ils, de vastes propriétés qu’ils n’habitent point, et dont ils touchent de gros revenus qu’ils vont manger ailleurs ».
Même en temps ordinaire, les villages sont infestés de mendiants ; car, comme dit Letronne, les pauvres sont assistés dans les villes ; mais à la campagne, pendant l’hiver, la mendicité est de nécessité absolue.
De temps à autre, on procédait contre ces malheureux d’une façon très-violente. En 1767, le duc de Choiseul voulut tout à coup détruire la mendicité en France. On peut voir dans la correspondance des intendants avec quelle rigueur il s’y prit. La maréchaussée eut ordre d’arrêter à la fois tous les mendiants qui se trouvaient dans le royaume ; on assure que plus de cinquante mille furent ainsi saisis. Les vagabonds valides devaient être envoyés aux galères ; quant aux autres, on ouvrit pour les recevoir plus de quarante dépôts de mendicité : il eût mieux valu rouvrir le cœur des riches.
Ce gouvernement de l’ancien régime, qui était, ainsi que je l’ai dit, si doux et parfois si timide, si ami des formes, de la lenteur et des égards, quand il s’agissait des hommes placés au-dessus du peuple, est souvent rude et toujours prompt quand il procède contre les basses classes, surtout contre les paysans. Parmi les pièces qui m’ont passées sous les yeux, je n’en ai pas vu une seule qui fît connaître l’arrestation de bourgeois par l’ordre d’un intendant ; mais les paysans sont arrêtés sans cesse, à l’occasion de la corvée, de la milice, de la mendicité, de la police, et dans mille autres circonstances. Pour les uns, des tribunaux indépendants, de longs débats, une publicité tutélaire ; pour les autres, le prévôt, qui jugeait sommairement et sans appel.
« La distance immense qui existe entre le peuple et toutes les autres classes, écrit Necker en 1785, aide à détourner les yeux de la manière avec laquelle on peut manier l’autorité vis-à-vis de tous les gens perdus dans la foule. Sans la douceur et l’humanité qui caractérisent les Français et l’esprit du siècle, ce serait un sujet continuel de tristesse pour ceux qui savent compatir au joug dont ils sont exempts. »
Mais c’est moins encore au mal qu’on faisait à ces malheureux qu’au bien qu’on les empêchait de se faire à eux-mêmes que l’oppression se montrait. Ils étaient libres et propriétaires, et ils restaient presque aussi ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs aïeux. Ils demeuraient sans industrie au milieu des prodiges des arts, et incivilisés dans un monde tout brillant de lumières. En conservant l’intelligence et la perspicacité particulières à leur race, ils n’avaient pas appris à s’en servir ; ils ne pouvaient même réussir dans la culture des terres, qui était leur seule affaire. « Je vois sous mes yeux l’agriculture du dixième siècle, » dit un célèbre agronome anglais. Ils n’excellaient que dans le métier des armes ; là, du moins, ils avaient un contact naturel et nécessaire avec les autres classes.
C’est dans cet abîme d’isolement et de misère que le paysan vivait ; il s’y tenait comme fermé et impénétrable. J’ai été surpris, et presque effrayé, en apercevant que, moins de vingt ans avant que le culte catholique ne fût aboli sans résistance et que les églises fussent profanées, la méthode quelquefois suivie par l’administration pour connaître la population d’un canton était celle-ci : les curés indiquaient le nombre de ceux qui s’étaient présentés à Pâques à la sainte table ; on y ajoutait le nombre présumé des enfants en bas âge et des malades : le tout formait le total des habitants. Cependant les idées du temps pénétraient déjà de toutes parts ces esprits grossiers ; elles y entraient par des voies détournées et souterraines, et prenaient dans ces lieux étroits et obscurs des formes étranges. Néanmoins rien ne paraissait encore changé au dehors. Les mœurs du paysan, ses habitudes, ses croyances, semblaient toujours les mêmes ; il était soumis, il était même joyeux.
Il faut se défier de la gaieté que montre souvent le Français dans ses plus grands maux ; elle prouve seulement que, croyant sa mauvaise fortune inévitable, il cherche à s’en distraire en n’y pensant point, et non qu’il ne la sent pas. Ouvrez à cet homme une issue qui puisse le conduire hors de cette misère dont il semble si peu souffrir, il se portera aussitôt de ce côté avec tant de violence, qu’il vous passera sur le corps sans vous voir, si vous êtes sur son chemin.
Nous apercevons clairement ces choses du point où nous sommes ; mais les contemporains ne les voyaient pas. Ce n’est jamais qu’à grand-peine que les hommes des classes élevées parviennent à discerner nettement ce qui se passe dans l’âme du peuple, et en particulier dans celle des paysans. L’éducation et le genre de vie ouvrent à ceux-ci sur les choses humaines des jours qui leur sont propres et qui demeurent fermés à tous les autres. Mais, quand le pauvre et le riche n’ont presque plus d’intérêts communs, de communs griefs, ni d’affaires communes, cette obscurité qui cache l’esprit de l’un à l’esprit de l’autre devient insondable, et ces deux hommes pourraient vivre éternellement côte à côte sans se pénétrer jamais. Il est curieux de voir dans quelle sécurité étrange vivaient tous ceux qui occupaient les étages supérieurs et moyens de l’édifice social au moment même où la Révolution commençait, et de les entendre discourant ingénieusement entre eux sur les vertus du peuple, sur sa douceur, son dévouement, ses innocents plaisirs, quand déjà 93 est sous leurs pieds : spectacle ridicule et terrible !
Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons un moment, à travers tous ces petits faits que je viens de décrire, l’une des plus grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés.
La noblesse française s’obstine à demeurer à part des autres classes ; les gentilshommes finissent par se laisser exempter de la plupart des charges publiques qui pèsent sur elles ; ils se figurent qu’ils conserveront leur grandeur en se soustrayant à ces charges, et il paraît d’abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et invisible semble s’être attachée à leur condition, qui se réduit peu à peu sans que personne les touche ; ils s’appauvrissent à mesure que leurs immunités s’accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant craint de se confondre, s’enrichit au contraire et s’éclaire, à côté d’eux, sans eux et contre eux ; ils n’avaient pas voulu avoir les bourgeois comme associés ni comme concitoyens ; ils vont trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de protéger, d’assister leurs vassaux ; mais, comme en même temps il leur a laissé leurs droits pécuniaires et leurs privilèges honorifiques, ils estiment n’avoir rien perdu ; comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient qu’ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir autour d’eux des hommes que, dans les actes notariés, ils appellent leurs sujets ; d’autres se nomment leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. En réalité, personne ne les suit ; ils sont seuls, et, quand on va se présenter enfin pour les accabler, il ne leur restera qu’à fuir.
Quoique la destinée de la noblesse et celle de la bourgeoisie aient été fort différentes entre elles, elles se sont ressemblé en un point : le bourgeois a fini par vivre aussi à part du peuple que le gentilhomme lui-même. Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui le contact de leurs misères ; au lieu de s’unir étroitement à eux pour lutter en commun contre l’inégalité commune, il n’avait cherché qu’à créer de nouvelles injustices à son usage : on l’avait vu aussi ardent à se procurer des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses privilèges. Ces paysans, dont il était sorti, lui étaient devenus non-seulement étrangers, mais, pour ainsi dire, inconnus, et ce n’est qu’après qu’il leur eut mis les armes à la main qu’il s’aperçut qu’il avait excité des passions dont il n’avait pas même d’idée, qu’il était aussi impuissant à contenir qu’à conduire, et dont il allait devenir la victime après en avoir été le promoteur.
On s’étonnera dans tous les âges en voyant les ruines de cette grande maison de France qui avait paru devoir s’étendre sur toute l’Europe ; mais ceux qui liront attentivement son histoire comprendront sans peine sa chute. Presque tous les vices, presque toutes les erreurs, presque tous les préjugés funestes que je viens de peindre ont dû, en effet, soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l’art qu’ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes, afin de les gouverner plus absolument.
Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois ; lorsque, un travail analogue se continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l’intérieur de chacune d’elles de petites agrégations particulières, presque aussi isolées les unes des autres que les classes l’étaient entre elles, il se trouva que le tout ne composait plus qu’une masse homogène, mais dont les parties n’étaient plus liées. Rien n’était plus organisé pour gêner le gouvernement ; rien, non plus, pour l’aider. De telle sorte que l’édifice entier de la grandeur de ces princes put s’écrouler tout ensemble et en un moment, dès que la société qui lui servait de base s’agita.
Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s’il a échappé, en effet, à leur empire, il n’a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des mauvais penchants qu’ils lui avaient donnés ou laissé prendre. On l’a vu parfois transporter les goûts d’un esclave jusque dans l’usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire lui-même qu’il s’était montré dur pour ses précepteurs.
NOTES
Date de l’abolition du servage en Allemagne.
On verra, par le tableau qui suit, que l’abolition du servage dans la plupart des contrées de l’Allemagne est très-récente. Le servage n’a été aboli :
1o Dans le pays de Bade, qu’en 1785 ;
2o Dans Hohenzollern, en 1789 ;
3o Schleswig et Holstein, en 1804 ;
4o Nassau, en 1808 ;
5o Prusse. Frédéric-Guillaume Ier avait détruit, dès 1717, le servage dans ses domaines. Le code particulier du grand Frédéric, comme nous l’avons vu, prétendit l’abolir dans tout le royaume ; mais, en réalité, il ne fit disparaître que sa forme la plus dure, leibeigenschaft ; il le conserva sous sa forme adoucie, erbunterthænigkeit. Ce ne fut qu’en 1809 qu’il cessa entièrement ;
6o En Bavière, le servage disparut en 1808 ;
7o Un décret de Napoléon, daté de Madrid, en 1808, l’abolit dans le grand-duché de Berg et dans divers autres petits territoires, tels qu’Erfurth, Baireuth, etc. ;
8o Dans le royaume de Westphalie, sa destruction date de 1808 et 1809 ;
9o Dans la principauté de Lippe-Detmold, de 1809 ;
10o Dans Schauenburg-Lippe, de 1810 ;
11o Dans la Poméranie suédoise, de 1810 également ;
12o Dans la Hesse-Darmstadt, de 1809 et de 1811 ;
13o Dans le Wurtemberg, de 1817 ;
14o Dans le Mecklembourg, de 1820 ;
15o Dans l’Oldenbourg, de 1814 ;
16o En Saxe, pour la Lusace, de 1832 ;
17o Dans Hohenzollern-Sigmaringen, de 1833 seulement ;
18o En Autriche, de 1811. Dès 1782, Joseph II avait détruit le leibeigenschaft ; mais le servage sous sa forme adoucie, erbunterthænigkeit, a duré jusqu’en 1811.
Il y a une portion des pays aujourd’hui allemands, telle que le Brandebourg, la vieille Prusse, la Silésie, qui était originairement peuplée de Slaves, et qui a été conquise et en partie occupée par des Allemands. Dans ces pays-là, l’aspect du servage a toujours été beaucoup plus rude encore qu’en Allemagne, et il y laissait des traces encore plus marquées à la fin du dix-huitième siècle.
Code du grand Frédéric.
Parmi les œuvres du grand Frédéric, la moins connue, même dans son pays, et la moins éclatante, est le code rédigé par ses ordres et promulgué par son successeur. Je ne sais néanmoins s’il en est aucune qui jette plus de lumières sur l’homme lui-même et sur le temps, et montre mieux l’influence réciproque de l’un sur l’autre.
Ce code est une véritable constitution, dans le sens qu’on attribue à ce mot ; il n’a pas seulement pour but de régler les rapports des citoyens entre eux, mais encore les rapports des citoyens et de l’État : c’est tout à la fois un code civil, un code criminel et une charte.
Il repose ou plutôt paraît reposer sur un certain nombre de principes généraux exprimés dans une forme très-philosophique et très-abstraite, et qui ressemblent sous beaucoup de rapports à ceux qui remplissent la Déclaration des droits de l’homme dans la constitution de 1791.
On y proclame que le bien de l’État et de ses habitants y est le but de la société et la limite de la loi ; que les lois ne peuvent borner la liberté et les droits des citoyens que dans le but de l’utilité commune ; que chaque membre de l’État doit travailler au bien général dans le rapport de sa position et de sa fortune ; que les droits des individus doivent céder devant le bien général.
Nulle part il n’est question du droit héréditaire du prince, de sa famille, ni même d’un droit particulier, qui serait distinct du droit de l’État. Le nom de l’État est déjà le seul dont on se serve pour désigner le pouvoir royal.
Par contre, on y parle du droit général des hommes : les droits généraux des hommes se fondent sur la liberté naturelle de faire son propre bien sans nuire au droit d’autrui. Toutes les actions qui ne sont pas défendues par la loi naturelle ou par une loi positive de l’État sont permises. Chaque habitant de l’État peut exiger de celui-ci la défense de sa personne et de sa propriété, et a le droit de se défendre lui-même par la force, si l’État ne vient à son aide.
Après avoir exposé ces grands principes, le législateur, au lieu d’en tirer, comme dans la constitution de 1791, le dogme de la souveraineté du peuple et l’organisation d’un gouvernement populaire dans une société libre, tourne court et va à une autre conséquence également démocratique, mais non libérale ; il considère le prince comme le seul représentant de l’État, et lui donne tous les droits qu’on vient de reconnaître à la société. Le souverain n’est plus dans ce code le représentant de Dieu, il n’est que le représentant de la société, son agent, son serviteur, comme l’a imprimé en toutes lettres Frédéric dans ses œuvres ; mais il la représente seul, il en exerce seul tous les pouvoirs. Le chef de l’État, est-il dit dans l’introduction, à qui appartient le devoir de produire le bien général, seul but de la société, est autorisé à diriger et à régler tous les actes des individus vers ce but.
Parmi les principaux devoirs de cet agent tout-puissant de la société, je trouve ceux-ci : maintenir la paix et la sécurité publiques au dedans, et y garantir chacun contre la violence. Au dehors, il lui appartient de faire la paix et la guerre ; lui seul doit donner des lois et faire des règlements généraux de police ; il possède seul le droit de faire grâce et d’annuler les poursuites criminelles.
Toutes les associations qui existent dans l’État, tous les établissements publics sont sous son inspection et sa direction, dans l’intérêt de la paix et de sa sécurité générales. Pour que le chef de l’État puisse remplir ces obligations, il faut qu’il ait de certains revenus et des droits utiles ; il a donc le pouvoir d’établir des impôts sur les fortunes privées, sur les personnes, leur profession, leur commerce, leur produit ou leur consommation. Les ordres des fonctionnaires publics qui agissent en son nom doivent être suivis comme les siens mêmes pour tout ce qui est placé dans les limites de leurs fonctions.
Sous cette tête, toute moderne, nous allons maintenant voir apparaître un corps tout gothique ; Frédéric n’a fait que lui ôter ce qui pouvait gêner l’action de son propre pouvoir, et le tout va former un être monstrueux qui semble une transition d’une création à une autre. Dans cette production étrange, Frédéric montre autant de mépris pour la logique que de soin de sa puissance et d’envie de ne pas se créer de difficultés inutiles en attaquant ce qui était encore de force à se défendre.
Les habitants des campagnes, à l’exception de quelques districts et de quelques localités, sont placés dans une servitude héréditaire qui ne se borne pas seulement aux corvées et services qui sont inhérents à la possession de certaines terres, mais s’étendent, ainsi que nous l’avons vu, jusqu’à la personne du possesseur.
La plupart des privilèges des propriétaires de sol sont de nouveau consacrés par le code ; on peut même dire qu’ils le sont contre le code ; puisqu’il est dit que, dans les cas où la coutume locale et la nouvelle législation différaient, la première doit être suivie. On déclare formellement que l’État ne peut détruire aucun de ces privilèges qu’en les rachetant et en suivant les formes de la justice.
Le code assure, il est vrai, que le servage proprement dit (Leibeigenschaft), en tant qu’il établit la servitude personnelle, est aboli ; mais la subjection héréditaire qui le remplace (Erbunterthænigkeit) est encore une sorte de servitude, comme on a pu le juger en lisant le texte.
Dans ce même code, le bourgeois reste soigneusement séparé du paysan ; entre la bourgeoisie et la noblesse, on y reconnaît une sorte de classe intermédiaire : elle se compose de hauts fonctionnaires qui ne sont pas nobles, des ecclésiastiques, des professeurs des écoles savantes, gymnases et universités.
Pour être à part du reste de la bourgeoisie, ces bourgeois n’étaient pas, du reste, confondus avec les nobles ; ils restaient, au contraire, dans un état d’infériorité vis-à-vis de ceux-ci. Ils ne pouvaient pas, en général, acheter des biens équestres, ni obtenir les places les plus élevées dans le service civil. Ils n’étaient pas non plus hoffahig, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient se présenter à la cour, sinon dans des cas rares, et jamais avec leurs familles. Comme en France, cette infériorité blessait d’autant plus que chaque jour cette classe devenait plus éclairée et plus influente, et que les fonctionnaires bourgeois de l’État, s’ils n’occupaient pas les postes les plus brillants, remplissaient déjà ceux où il y avait le plus de choses et les choses les plus utiles à faire. L’irritation contre les privilèges de la noblesse, qui, chez nous, allait tant contribuer à la Révolution, préparait en Allemagne l’approbation avec laquelle celle-ci fut d’abord reçue. Le principal rédacteur du code était pourtant un bourgeois ; mais il suivait sans doute les ordres de son maître.
La vieille constitution de l’Europe n’est pas assez ruinée dans cette partie de l’Allemagne pour que Frédéric croie, malgré le mépris qu’elle lui inspire, qu’il soit encore temps d’en faire disparaître les débris. En général, il se borne à enlever aux nobles le droit de s’assembler et d’administrer en corps, et laisse à chacun d’eux individuellement ses privilèges ; il ne fait qu’en limiter et en régler l’usage. Il arrive ainsi que ce code, rédigé par les ordres d’un élève de nos philosophes, et appliqué après que la révolution française a éclaté, est le document législatif le plus authentique et le plus récent qui donne un fondement légal à ces mêmes inégalités féodales que la Révolution allait abolir dans toute l’Europe.
La noblesse y est déclarée le principal corps de l’État ; les gentilshommes doivent être nommés de préférence, y est-il dit, à tous les postes d’honneur, quand ils sont capables de les remplir. Eux seuls peuvent posséder des biens nobles, créer des substitutions, jouir des droits de chasse et de justice inhérents aux biens nobles, ainsi que des droits de patronage sur les églises ; seuls ils peuvent prendre le nom de la terre qu’ils possèdent. Les bourgeois, autorisés par exception expresse à posséder des biens nobles ne peuvent jouir que dans les limites exactes de cette permission des droits et honneurs attachés à la possession de pareils biens. Le bourgeois, fût-il possesseur d’un bien noble, ne peut laisser celui-ci à un héritier bourgeois que si cet héritier est du premier degré. Dans le cas où il n’y aurait pas de tels héritiers ou d’autres héritiers nobles, le bien devait être licité.
Une des portions les plus caractéristiques du code de Frédéric est le droit pénal en matière politique qui y est joint.
Le successeur du grand Frédéric, Frédéric-Guillaume II, qui, malgré la partie féodale et absolutiste de la législation dont je viens de donner un aperçu, croyait apercevoir dans cette œuvre de son oncle des tendances révolutionnaires, et qui en fit suspendre la publication jusqu’en 1794, ne se rassurait, dit-on, qu’en pensant aux excellentes dispositions pénales à l’aide desquelles ce code corrigeait les mauvais principes qu’il contenait. Jamais, en effet, on ne vit, même depuis, en ce genre, rien de plus complet ; non-seulement les révoltes et les conspirations sont punies avec la plus grande sévérité ; mais les critiques irrespectueuses des actes du gouvernement sont également réprimées très-sévèrement. On défend avec soin l’achat et la distribution d’écrits dangereux : l’imprimeur, l’éditeur et le distributeur sont responsables du fait de l’auteur. Les redoutes, les mascarades et autres amusements sont déclarés réunions publiques ; elles doivent être autorisées par la police. Il en doit être ainsi même des repas dans les lieux publics. La liberté de la presse et de la parole sont étroitement soumises à une surveillance arbitraire. Le port des armes à feu est défendu.
Tout à travers de cette œuvre à moitié empruntée au moyen-âge apparaissent enfin des dispositions dont l’extrême esprit centralisateur avoisine le socialisme. Ainsi il est déclaré que c’est à l’État qu’il incombe de veiller à la nourriture, à l’emploi et au salaire de tous ceux qui ne peuvent s’entretenir eux-mêmes et qui n’ont droit ni aux secours du seigneur ni aux secours de la commune : on doit assurer à ceux-là du travail conformément à leurs forces et à leur capacité. L’État doit former des établissements par lesquels la pauvreté des citoyens soit secourue. L’État est autorisé, de plus, à détruire les fondations qui tendent à encourager la paresse, et distribuer lui-même aux pauvres l’argent dont ces établissements disposaient.
Les hardiesses et les nouveautés dans la théorie, la timidité dans la pratique, qui font le caractère de cette œuvre du grand Frédéric, s’y retrouvent partout. D’une part, on proclame le grand principe de la société moderne, que tout le monde doit être également sujet à l’impôt ; de l’autre, on laisse subsister les lois provinciales qui contiennent des exemptions à cette règle. On affirme que tout procès entre un sujet et le souverain sera jugé dans les formes et suivant les prescriptions indiquées pour tous les autres litiges ; en fait, cette règle ne fut jamais suivie quand les intérêts ou les passions du roi s’y opposèrent. On montra avec ostentation le moulin de Sans-Souci, et l’on fit plier sans éclat la justice dans plusieurs autres circonstances.
Ce qui prouve combien ce code, qui innovait tant en apparence, innova peu en réalité, et ce qui le rend, par conséquent, si curieux à étudier pour bien connaître l’état vrai de la société dans cette partie de l’Allemagne à la fin du dix-huitième siècle, c’est que la nation prussienne parut à peine s’apercevoir de sa publication. Les légistes seuls l’étudièrent, et de nos jours il y a un grand nombre de gens éclairés qui ne l’ont jamais lu.
Bien des paysans en Allemagne.
On rencontrait fréquemment parmi les paysans des familles qui non-seulement étaient libres et propriétaires, mais dont les biens formaient une espèce de majorat perpétuel. La terre possédée par ceux-là était indivisible : un fils en héritait seul : c’était d’ordinaire le fils le plus jeune, comme dans certaines coutumes d’Angleterre. Celui-là devait seulement payer une dot à ses frères et sœurs.
Les erbgüter des paysans étaient plus ou moins répandus dans toute l’Allemagne ; car nulle part on n’y voyait toute la terre englobée dans le système féodal. En Silésie, où la noblesse a conservé jusqu’à nos jours des domaines immenses dont la plupart des villages faisaient partie, il se rencontrait cependant des villages qui étaient possédés entièrement par les habitants et entièrement libres. Dans certaines parties de l’Allemagne, comme dans le Tyrol et dans la Frise, le fait dominant était que les paysans possédaient la terre par erbgüter.
Mais, dans la grande majorité des contrées de l’Allemagne, ce genre de propriété n’était qu’une exception plus ou moins fréquente. Dans les villages où elle se rencontrait, les petits propriétaires de cette espèce formaient une sorte d’aristocratie parmi les paysans.
Position de la noblesse et division de la terre le long du Rhin.
De renseignements pris sur les lieux et auprès de personnes qui ont vécu sous l’ancien régime, il résulte que, dans l’électorat de Cologne, par exemple, il y avait un grand nombre de villages sans seigneurs et administrés par les agents du prince ; que, dans les lieux où la noblesse existait, ses pouvoirs administratifs étaient très-bornés ; que sa position était plutôt brillante que puissante (au moins individuellement) ; qu’elle avait beaucoup d’honneurs, entrait dans les charges du prince, mais n’exerçait pas de pouvoir réel et direct sur le peuple. Je me suis assuré d’autre part que, dans ce même électorat, la propriété était très-divisée, et qu’un très-grand nombre de paysans étaient propriétaires, ce qui est attribué particulièrement à l’état de gêne et de demi-misère dans lequel vivaient depuis longtemps déjà une grande partie des familles nobles, gêne qui leur faisait aliéner sans cesse quelques petites parties de leurs terres que les paysans acquéraient, soit moyennant rente, soit pour argent comptant. J’ai eu dans les mains un relevé de la population de l’évêché de Cologne, au commencement du dix-huitième siècle, où se trouve l’état des terres à cette époque ; j’y ai vu que dès ce temps le tiers du sol appartenait aux paysans. De ce fait naissait un ensemble de sentiments et d’idées qui mettaient ces populations-là bien plus près des révolutions que celles qui habitaient d’autres parties de l’Allemagne où ces particularités ne se voyaient pas encore.
Comment la loi sur le prêt à intérêt avait hâté la division du sol.
La loi qui défendait le prêt à intérêt, quel que fût l’intérêt, était encore en vigueur à la fin du dix-huitième siècle. Turgot nous apprend même qu’en 1769 elle était observée en beaucoup d’endroits. Ces lois subsistent, dit-il, quoique souvent violées. Les juges consulaires admettent les intérêts stipulés sans aliénation du capital, tandis que les tribunaux ordinaires les réprouvent. On voit encore des débiteurs de mauvaise foi actionner au criminel leurs créanciers pour leur avoir prêté de l’argent sans aliénation du capital.
Indépendamment des effets que cette législation ne pouvait manquer d’avoir sur le commerce et en général sur les mœurs industrielles de la nation, elle en avait une grande sur la division des terres et sur leur tenure. Elle avait multiplié à l’infini les rentes perpétuelles, tant foncières que non foncières. Elle avait porté les anciens propriétaires du sol, au lieu d’emprunter dans leurs besoins, à vendre de petites portions de leurs domaines moyennant un prix, partie en capital, partie en rente perpétuelle : ce qui avait fort contribué, d’une part, à diviser le sol, de l’autre, à surcharger la petite propriété d’une multitude de servitudes perpétuelles.
Exemple des passions qui naissaient déjà de la dîme, dix ans avant la Révolution.
En 1770, un petit avocat de Lucé se plaint dans un style très-amer, et qui déjà sent la Révolution, que les curés et autres gros décimateurs vendent aux cultivateurs, à un prix exorbitant, la paille que leur a procurée la dîme et dont ceux-ci ont un absolu besoin pour faire de l’engrais.
Exemple de la manière dont le clergé éloignait de lui le peuple par l’exercice de ses privilèges.
En 1780, le prieur et les chanoines du prieuré de Laval se plaignent de ce qu’on veut les assujettir au payement des droits de tarif pour les objets de consommation et pour les matériaux nécessaires à la réparation de leurs bâtiments. Ils prétendent que, les droits du tarif étant représentatifs de la taille, et étant eux-mêmes exempts de la taille, ils ne doivent rien. Le ministre les renvoie à se pourvoir à l’élection, avec recours à la cour des aides.
Droits féodaux possédés par des prêtres. Un exemple entre mille.
Abbaye de Cherbourg (1753).
Cette abbaye possédait alors des rentes seigneuriales, payables en argent ou en denrées, dans presque toutes les paroisses des environs de Cherbourg ; une seule lui devait trois cent six boisseaux de froment. Elle avait la baronnie de Sainte-Geneviève, la baronnie et le moulin seigneurial du Bas-du-Roule, la baronnie de Neuville-au-Plein, située à dix lieues au moins. Elle percevait, en outre, les dîmes de douze paroisses de la presqu’île, dont plusieurs étaient situées très-loin d’elle.
Irritation causée par les droits féodaux aux paysans, et en particulier par les droits féodaux des prêtres.
Lettre écrite peu avant la Révolution par un cultivateur à l’intendant lui-même. Elle ne fait point autorité pour prouver l’exactitude des faits qu’elle contient ; mais elle indique parfaitement l’état des esprits dans la classe à laquelle appartient celui qui l’avait écrite.
« Quoique nous ayons peu de noblesse dans ce pays, dit-il, il ne faut pas croire que les biens-fonds soient moins chargés de rentes ; au contraire, presque tous les fiefs appartiennent à la cathédrale, à l’archevêché, à la collégiale de Saint-Martin, aux Bénédictins de Noirmoutiers, de Saint-Julien, et autres ecclésiastiques, chez qui les rentes ne se prescrivent jamais, et où l’on en voit éclore sans cesse de vieux parchemins moisis, dont Dieu seul connaît la fabrique !
» Tout ce pays est infesté de rentes. La majeure partie des terres doit, par an, un septième de blé froment par arpent, d’autres du vin ; celui-ci doit un quart des fruits rendus à la seigneurie, celui-là le cinquième, etc., toujours dîme prélevée ; celui-ci le douzième, celui-là le treizième. Tous ces droits sont si singuliers, que j’en connais depuis la quatrième partie des fruits jusqu’à la quarantième.
» Que penser de toutes ces rentes en toutes espèces de grains, légumes, argent, volailles, corvée, bois, fruits, chandelle ? Je connais de ces singulières redevances en pain, en cire, en œufs, en porc sans tête, chaperon de rose, bouquets de violette, éperons dorés, etc. Il y a encore une foule innombrable d’autres droits seigneuriaux. Pourquoi n’a-t-on pas affranchi la France de toutes ces extravagantes redevances ? Enfin, on commence à ouvrir les yeux, et il y a tout à espérer de la sagesse du gouvernement actuel ; il tendra une main secourable à ces pauvres victimes des exactions de l’ancien régime fiscal, appelés droits seigneuriaux, qu’on ne devait jamais aliéner ni vendre.
» Que penser encore de cette tyrannie des lods et ventes ? Un acquéreur s’épuise pour faire une acquisition et est obligé de payer de gros frais d’adjudication et de contrats, prise de possession, procès-verbaux, contrôle et insinuation, centième denier, huit sous par livre, etc. ; et, par-dessus tout cela, il faut qu’il exhibe son contrat à son seigneur, qui lui fera payer les lods et ventes du principal de son acquisition : les uns, le douzième ; d’autres, le dixième. Ceux-ci prétendent avoir le quint ; d’autres, le quint et requint. Enfin, il y en a à tous prix, et même j’en connais qui font payer le tiers de la somme principale. Non, les nations les plus féroces et les plus barbares de l’univers connu n’ont jamais inventé d’exaction semblable et en aussi grand nombre que nos tyrans n’en ont accumulé sur la tête de nos pères. (Cette tirade philosophique et littéraire manque absolument d’orthographe.)
» Quoi ! le feu roi aurait permis le remboursement des rentes foncières assignées sur les héritages situés dans des villes, et il n’y aurait pas compris ceux situés dans les campagnes ? C’était par ces derniers qu’il fallait commencer. Pourquoi ne pas permettre aux pauvres cultivateurs de briser leurs chaînes, de rembourser, et de se libérer des multitudes de rentes seigneuriales et foncières qui causent tant de tort aux vassaux et si peu de profit aux seigneurs ? On ne devait pas distinguer pour les remboursements entre les villes et les campagnes, les seigneurs et les particuliers.
» Les intendants des titulaires des biens ecclésiastiques, à chaque mutation, pillent et mettent à contribution tous les fermiers. Nous en avons un exemple tout récent. L’intendant de notre nouvel archevêque a fait, en arrivant, signifier le délogement à tous les fermiers de M. de Fleury, son prédécesseur, déclarant nuls tous les baux qu’ils avaient contractés avec lui et jetant à la porte tous ceux qui n’ont pas voulu doubler leurs baux et donner de gros pots-de-vin, qu’ils avaient déjà donnés à l’intendant de M. de Fleury. On les a ainsi privés de sept ou huit années qu’il leur restait à jouir de leurs baux passés avec toute notoriété, les obligeant de sortir sur-le-champ, la veille de Noël, temps le plus critique de l’année à cause de la difficulté qu’on trouve alors à nourrir les bestiaux, sans savoir où aller demeurer. Le roi de Prusse n’aurait pas fait pis. »
Il paraît bien, en effet, que, pour les biens du clergé, les baux du titulaire précédent ne créaient pas une obligation légale pour le successeur. L’auteur de la lettre, en remarquant ci-dessus que les rentes féodales étaient rachetables dans les villes, bien qu’elles ne le fussent pas dans les campagnes, annonce un fait très-vrai. Nouvelle preuve de cet abandon où vivait le paysan, et de la manière dont tous ceux qui étaient placés au-dessus de lui trouvaient, au contraire, le moyen de se tirer d’affaires.
Toute institution qui a été longtemps dominante, après s’être établie dans sa sphère naturelle, pénètre au delà et finit par exercer une grande influence sur la partie même de la législation où elle ne règne pas ; la féodalité, quoiqu’elle appartint avant tout au droit politique, avait transformé tout le droit civil et profondément modifié la condition des biens et celle des hommes dans tout ce qui se rapporte à la vie privée. Elle avait agi sur les successions par l’inégalité des partages, dont le principe était descendu, dans certaines provinces, jusqu’à la classe moyenne (témoin la Normandie). Elle avait enveloppé, pour ainsi dire, toute la propriété foncière, car il n’y avait guère de terres qui fussent placées complètement en dehors d’elle ou dont les possesseurs ne reçussent un contre-coup de ses lois. Elle n’affectait pas seulement la propriété des individus, mais celle des communes. Elle réagissait sur l’industrie par les rétributions qu’elle levait sur celle-ci. Elle réagissait sur les revenus par l’inégalité des charges, et en général sur l’intérêt pécuniaire des hommes dans presque toutes leurs affaires : sur les propriétaires, par les redevances, les rentes, la corvée ; sur le cultivateur, de mille manières, mais, entre autres, par les banalités, les rentes foncières, les lods et ventes, etc. ; sur les marchands, par les droits de marché ; sur les commerçants, par les droits de péage, etc. En achevant de l’abattre, la Révolution s’est fait apercevoir : et toucher à la fois, pour ainsi dire, à tous les points sensibles de l’intérêt particulier.
Charité publique faite par l’État. — Favoritisme.
En 1748, le roi accorde 20,000 livres de riz (c’était une année de grande misère et de disette, comme il y en eut tant dans le dix-huitième siècle). L’archevêque de Tours prétend que c’est lui qui a obtenu le secours, et que ce secours ne doit être distribué que par lui et dans son diocèse. L’intendant affirme que le secours est accordé à toute la généralité et doit être distribué par lui à toutes les paroisses. Après une lutte qui se prolonge longtemps, le roi, pour tout concilier, double la quantité de riz qu’il destinait à la généralité, afin que l’archevêque et l’intendant puissent en distribuer chacun la moitié. Tous deux sont, du reste, d’accord que les distributions seront faites par les curés. Il n’est question ni des seigneurs ni des syndics. On voit, par la correspondance de l’intendant avec le contrôleur-général, que, suivant le premier, l’archevêque ne voulait donner le riz qu’à ses protégés, et notamment en faire distribuer la plus grande partie dans les paroisses appartenant à madame la duchesse de Rochechouart. D’un autre côté, on trouve dans cette liasse des lettres de grands seigneurs qui demandent particulièrement pour leurs paroisses, et des lettres du contrôleur-général qui signalent les paroisses de certaines personnes.
La charité légale donne lieu à des abus, quel que soit le système ; mais elle est impraticable, exercée ainsi de loin, et sans publicité, par le gouvernement central.
Exemple de la manière dont cette charité légale était faite.
On trouve, dans un rapport fait à l’assemblée provinciale de la Haute-Guyenne, en 1780 : « Sur la somme de 385,000 livres à laquelle se portent les fonds accordés par Sa Majesté à cette généralité depuis 1773, époque de l’établissement des travaux de charité, jusqu’en 1779 inclusivement, l’élection de Montauban, chef-lieu et séjour de M. l’intendant, a eu à elle seule plus de 240,000 livres, somme dont la plus grande partie a été versée dans la communauté même de Montauban. ».
Pouvoirs de l’intendant pour réglementer l’industrie.
Les archives des intendances sont pleines de dossiers qui se rapportent à cette réglementation de l’industrie.
Non-seulement l’industrie était soumise alors aux gênes que lui imposaient les corps d’état, maîtrises, etc., mais elle était, de plus, livrée à tous les caprices du gouvernement, représenté le plus souvent dans les règlements généraux par le conseil du roi, et dans les applications particulières par les intendants. On voit que ceux-ci s’occupent sans cesse de la longueur à donner aux étoffes, des tissus à choisir, des méthodes à suivre, des erreurs à éviter dans la fabrication. Ils avaient sous leurs ordres, indépendamment des subdélégués, des inspecteurs locaux d’industrie. De ce côté, la centralisation s’étendait plus loin encore que de nos jours ; elle y était plus capricieuse, plus arbitraire ; elle faisait fourmiller les fonctionnaires publics, et donnait naissance à toute sorte d’habitudes de soumission et de dépendance.
Remarquez que ces habitudes étaient surtout données aux classes bourgeoises, marchandes, commerçantes, qui allaient triompher, plus encore qu’à celles qui allaient être vaincues. La Révolution devait donc, au lieu de les détruire, les faire prédominer et les répandre.
Toutes les remarques qui précèdent sont suggérées par la lecture de nombreuses correspondances et pièces intitulées : Manufactures et fabriques, draperie, droguerie ; elles se rencontrent dans les papiers qui restent des archives de l’intendance de l’Ile-de-France. On trouve dans le même endroit les rapports fréquents et détaillés qu’adressent les inspecteurs à l’intendant sur des visites faites chez eux par des fabricants, pour s’assurer que les règles indiquées pour la fabrication sont suivies ; plus, différents arrêts du conseil, rendus sur l’avis de l’intendant, pour empêcher ou permettre la fabrication, soit dans certains endroits, soit de certaines étoffes, soit enfin d’après certains procédés.
Ce qui domine dans les observations de ces inspecteurs, qui traitent de très-haut le fabricant, c’est l’idée que le devoir et le droit de l’État sont de forcer celui-ci à faire le mieux possible, non-seulement dans l’intérêt du public, mais dans le sien propre. En conséquence, ils se croient tenus à lui faire suivre la meilleure méthode et à entrer avec lui dans les moindres détails de son art, le tout accompagné d’un grand luxe de contraventions et d’énormes amendes.
Esprit du gouvernement de Louis XI.
Il n’y a pas de document dans lequel on puisse mieux apprécier l’esprit vrai du gouvernement de Louis XI que dans les nombreuses constitutions qui ont été données par lui aux villes. J’ai eu occasion d’étudier très-particulièrement celles que lui doivent la plupart des villes de l’Anjou, du Maine et de la Touraine.
Toutes ces constitutions sont faites sur le même modèle à peu près, et les mêmes desseins s’y révèlent avec une parfaite évidence. On y voit apparaître une figure de Louis XI un peu différente de celle qu’on connaît. On considère communément ce prince comme l’ennemi de la noblesse, mais, en même temps, comme l’ami sincère, bien qu’un peu brutal, du peuple. Là, il fait voir une même haine et pour les droits politiques du peuple et pour ceux de la noblesse. Il se sert également de la bourgeoisie pour diminuer ce qui est au-dessus d’elle et pour comprimer ce qui est au-dessous ; il est tout à la fois anti-aristocratique et anti-démocratique : c’est le roi bourgeois par excellence. Il comble les notables des villes de privilèges, voulant ainsi augmenter leur importance ; il leur accorde à profusion la noblesse, dont il rabaisse ainsi la valeur, et en même temps il détruit tout le caractère populaire et démocratique de l’administration des villes, et y resserre le gouvernement dans un petit nombre de familles attachées à sa réforme et liées à son pouvoir par d’immenses bienfaits.
Une administration de ville au dix-huitième siècle.
J’extrais de l’enquête qui a été faite en 1764 sur l’administration des villes, le dossier relatif à Angers : on y trouvera la constitution de cette ville analysée, attaquée et défendue tour à tour par le présidial, le corps de la ville, le subdélégué et l’intendant. Comme les mêmes faits se reproduisent dans un grand nombre d’autres lieux, il faut voir dans ce tableau tout autre chose qu’une image individuelle.
Mémoire du présidial sur l’état existant de la constitution municipale d’Angers et sur les réformes à y faire. « Le corps de ville d’Angers, dit le présidial, ne consultant presque jamais le général des habitants, même pour les entreprises les plus importantes, si ce n’est dans le cas où il s’y trouve obligé par des ordres particuliers, cette administration est inconnue de tous ceux qui ne sont pas du corps de ville, même des échevins amovibles, qui n’en ont qu’une notion très-superficielle.
(La tendance de toutes ces petites oligarchies bourgeoises était, en effet, de consulter le moins possible ce qu’on appelle ici le général des habitants.)
» Le corps de ville est composé, d’après un arrêt de règlement du 29 mars 1681, de vingt et un officiers :
» Un maire qui acquiert la noblesse, et dont les fonctions durent quatre ans ;
» Quatre échevins amovibles, qui restent deux ans ;
» Douze conseillers échevins, qui, une fois élus, sont perpétuels ;
» Deux procureurs de ville ;
» Un procureur en survivance ;
» Un greffier.
» Ils ont différents privilèges, entre autres ceux-ci : leur capitation est fixe et modique ; ils jouissent de l’exemption du logement des gens de guerre, ustensiles, fournitures et contributions ; de la franchise des droits, de cloison double et triple, d’ancien et nouvel octroi, et accessoire sur les denrées de consommation, même du don gratuit, dont ils ont cru de leur autorité privée pouvoir s’affranchir, dit le présidial ; ils ont, en outre, des rétributions de bougies, et quelques-uns des gages et des logements. »
On voit par ce détail qu’il faisait bon être échevin perpétuel d’Angers dans ce temps-là. Remarquez toujours et partout ce système qui fait tomber l’exemption d’impôts sur les plus riches. Aussi trouve-t-on plus loin, dans ce même Mémoire : « Ces places sont briguées par les plus riches habitants, qui y aspirent pour obtenir une réduction de capitation considérable, dont la surcharge retombe sur les autres. Il y a actuellement plusieurs officiers municipaux, dont la capitation fixe est de 50 livres, qui devraient être imposés à 250 ou 300 livres ; il en est un, entre autres, qui, eu égard à sa fortune, pourrait payer 1,000 livres de capitation au moins. » On trouve dans un autre endroit du même Mémoire « qu’au nombre des plus riches habitants se rencontrent plus de quarante officiers ou veuves d’officiers (possesseurs d’office), dont les charges donnent le privilège de ne point contribuer à la capitation considérable dont la ville est chargée ; le poids de cette capitation retombe sur un nombre infini de pauvres artisans, lesquels, se croyant surchargés, réclament continuellement contre l’excès de leurs contributions, et presque toujours sans fondement, parce qu’il n’y a pas d’inégalités dans la division de ce qui reste à la charge de la ville. »
L’assemblée générale se compose de soixante-seize personnes :
Le maire,
Deux députés du chapitre,
Un syndic des clercs,
Deux députés du présidial,
Un député de l’université,
Un lieutenant-général de police,
Quatre échevins,
Douze conseillers échevins,
Un procureur du roi au présidial,
Un procureur de ville,
Deux députés des eaux et forêts,
Deux de l’élection,
Deux du grenier à sel,
Deux des traites,
Deux de la monnaie,
Deux du corps des avocats et procureurs,
Deux des juges consuls,
Deux des notaires,
Deux du corps des marchands ;
Enfin, deux députés envoyés par chacune des seize paroisses.
Ce sont ces derniers qui sont censés représenter le peuple proprement dit, et en particulier les corporations industrielles. On voit qu’on s’est arrangé pour les tenir constamment en minorité.
Quand les places deviennent vacantes dans le corps de ville, c’est l’assemblée générale qui fait choix de trois sujets pour chaque vacance.
La plupart des places de l’hôtel de ville ne sont pas affectées à certains corps, comme je l’ai vu dans plusieurs autres constitutions municipales, c’est-à-dire que les électeurs ne sont pas obligés de choisir soit un magistrat, soit un avocat, etc. : ce que les membres du présidial trouvent très-mauvais.
Suivant ce même présidial, qui paraît animé des plus violentes jalousies contre le corps de ville, et que je soupçonne fort de ne trouver mauvais dans la constitution municipale que de n’y pas avoir assez de privilèges, « l’assemblée générale, trop nombreuse et composée en partie de personnes peu intelligentes, ne devrait être consultée que dans le cas d’aliénation du domaine communal, emprunt, établissement d’octrois et élection des officiers municipaux. Toutes les autres affaires pourraient être délibérées dans une plus petite assemblée, composée seulement de notables. Ne pourraient être membres de cette assemblée que le lieutenant-général de la sénéchaussée, le procureur du roi, et douze autres notables pris dans les six corps, du clergé, de la magistrature, de la noblesse, de l’université, du commerce, des bourgeois, et autres qui ne sont pas desdits corps. Le choix des notables, pour la première fois, serait déféré à l’assemblée générale, et, dans la suite, à l’assemblée des notables, ou au corps dont chaque notable doit être tiré. »
Tous ces fonctionnaires de l’État, qui entrent ainsi comme possesseurs d’office ou comme notables dans les corps municipaux de l’ancien régime, ressemblent souvent à ceux d’aujourd’hui par le titre de la fonction qu’ils exercent, et quelquefois même par la nature de cette fonction ; mais ils en diffèrent profondément par la position, ce à quoi il faut toujours faire bien attention, si l’on ne veut arriver à des conséquences fort erronées. Presque tous ces fonctionnaires étaient, en effet, des notables de la cité avant d’être revêtus de fonctions publiques, ou avaient ambitionné les fonctions publiques pour devenir des notables ; ils n’avaient aucune idée de la quitter ni aucun espoir de monter plus haut : ce qui suffisait pour en faire tout autre chose que ce que nous connaissons aujourd’hui.
Mémoire des officiers municipaux. On y voit que le corps de ville a été créé en 1474, par Louis XI, sur les ruines de l’ancienne constitution démocratique de la ville, et toujours d’après le système indiqué plus haut, c’est-à-dire resserrement de la plupart des droits politiques dans la seule classe moyenne, éloignement ou affaiblissement du populaire, grand nombre d’officiers municipaux afin d’intéresser plus de monde à la réforme, la noblesse héréditaire prodiguée et des privilèges de toutes sortes accordés à la partie de la bourgeoisie qui administre.
On trouve dans ce même Mémoire des lettres-patentes des successeurs de Louis XI, qui reconnaissaient, en y restreignant encore le pouvoir du peuple, cette nouvelle constitution. On y apprend qu’en 1485 les lettres patentes données à cet effet par Charles VIII ont été attaquées devant le Parlement par les habitants d’Angers, absolument comme en Angleterre on eût porté devant une cour de justice les procès qui se seraient élevés à propos de la charte d’une ville. En 1601, c’est encore un arrêt du Parlement qui fixe les droits politiques naissant de la charte royale. À partir de là, on ne voit plus paraître que le conseil du roi.
Il résulte du même Mémoire que non-seulement pour les places de maire, mais pour toutes les autres places du corps de ville, l’assemblée générale présente trois candidats entre lesquels le roi choisit, en vertu d’un arrêt du conseil du 22 juin 1708. Il en résulte encore qu’en vertu d’arrêts du conseil de 1733 et 1741, les marchands avaient le droit de réclamer une place d’échevin ou de conseiller (ce sont les échevins perpétuels). Enfin, on y découvre que, dans ces temps-là, le corps de ville était chargé de la répartition des sommes levées pour la capitation, l’ustensile, le casernement, l’entretien des pauvres, des militaires, gardes-côtes et enfants-trouvés.
Suit l’énumération très-longue des peines que les officiers municipaux doivent se donner, et qui justifient pleinement, suivant eux, les privilèges et la perpétuité qu’on voit qu’ils ont grand’peur de perdre. Plusieurs raisons qu’ils donnent de leurs travaux sont curieuses, entre autres celles-ci : « Leurs occupations les plus essentielles, disent-ils, consistent dans l’examen des matières de finances, continuellement accrues par l’extension qu’on donne sans cesse aux droits d’aides, de gabelle, de contrôle, insinuation des actes, perception illicite des droits d’enregistrement et de francs-fiefs. Les contestations que les compagnies financières suscitent sans cesse à propos de ces différentes taxes les ont forcés à soutenir, au nom de la ville, des procès devant les différentes juridictions, Parlement ou conseil du roi, afin de résister à l’oppression sous laquelle on les fait gémir. L’expérience et l’exercice de trente ans leur apprennent que la vie de l’homme est à peine suffisante pour se parer des embûches et des pièges que les commis de toutes les parties des fermes tendent sans cesse au citoyen pour conserver leurs commissions. »
Ce qui est curieux, c’est que toutes ces choses sont écrites au contrôleur-général lui-même, et pour le rendre favorable au maintien des privilèges de ceux qui les lui disent, tant l’habitude était bien prise de regarder les compagnies chargées de lever l’impôt comme un adversaire sur lequel on pouvait tomber de tous côtés sans que personne le trouvât mauvais. C’est cette habitude qui, s’étendant et se fortifiant de plus en plus, finit par faire considérer le fisc comme un tyran odieux et de mauvaise foi, non l’agent de tous, mais l’ennemi commun.
« La réunion de tous les offices, ajoute le même Mémoire, a été faite une première fois au corps de ville par un arrêt du conseil du 4 septembre 1694, moyennant une somme de 22,000 livres, » c’est-à-dire que les offices ont été rachetés cette année-là pour cette somme. Par arrêt du 26 avril 1723, on a encore réuni au corps de ville les offices municipaux créés par l’édit du 24 mai 1722 ; en d’autres termes, on a admis la ville à les racheter. Par un autre arrêt du 24 mai 1723, on a permis à la ville d’emprunter 120,000 livres pour l’acquisition desdits offices. Un autre arrêt du 26 juillet 1728 a permis d’emprunter 50,000 livres pour le rachat des offices de greffier secrétaire de l’hôtel de ville. « La ville, est-il dit dans le Mémoire, a payé ces finances pour conserver la liberté de ses élections et faire jouir ses officiers élus, les uns pour deux ans, les autres à vie, des différentes prérogatives attachées à leur charge. » Une partie des offices municipaux avant été rétablie par l’édit de novembre 1733, il est intervenu un arrêt du conseil du 11 janvier 1751, sur la requête des maire et échevins, par lequel le prix de rachat a été fixé à la somme de 170,000 livres, pour le payement de laquelle la prorogation des octrois a été accordée pendant quinze ans. »
Ceci est un bon échantillon de l’administration de l’ancien régime relativement aux villes. On leur fait contracter des dettes, et puis on les autorise à établir des impôts extraordinaires et temporaires pour se libérer. À quoi il faut ajouter que, plus tard, on rend perpétuels ces impôts temporaires, comme je l’ai vu souvent, et alors le gouvernement en prend sa part.
Le Mémoire continue : « Les officiers municipaux n’ont été privés des grands pouvoirs judiciaires que leur avait concédés Louis XI, que par l’établissement de juridictions royales. Jusqu’en 1669, ils ont eu connaissance des contestations entre maîtres et ouvriers. Le compte des octrois est rendu devant l’intendant, au désir de tous les arrêts de création ou de prorogation desdits octrois. »
On voit également dans ce Mémoire, que les députés des seize paroisses dont il a été question plus haut, et qui paraissent à l’assemblée générale, sont choisis par les compagnies, corps ou communautés, et qu’ils sont strictement des mandataires du petit corps qui les députe. Ils ont sur chaque affaire des instructions qui les lient.
Enfin, tout ce Mémoire démontre qu’à Angers, comme partout ailleurs, les dépenses, de quelque nature qu’elles fussent, devaient être autorisées par l’intendant et le conseil ; et il faut reconnaître que, quand on donne l’administration d’une ville en toute propriété à certains hommes, et qu’on accorde à ces hommes, au lieu de traitements fixes, des privilèges qui les mettent personnellement hors d’atteinte des suites que leur administration peut avoir sur la fortune privée de leurs concitoyens, la tutelle administrative peut paraître une nécessité.
Tout ce Mémoire, du reste assez mal fait, décèle une crainte extraordinaire de la part des officiers de voir changer l’état de choses existant. Toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, sont accumulées par eux dans l’intérêt du maintien du statu quo.
Mémoire du subdélégué. L’intendant, ayant reçu ces deux Mémoires en sens contraire, veut avoir l’avis de son subdélégué. Celui-ci le donne à son tour.
« Le Mémoire des conseillers municipaux, dit-il, ne mérite pas qu’on s’y arrête ; il ne tend qu’à faire valoir les privilèges de ses officiers. Celui du présidial peut être utilement consulté ; mais il n’y a pas lieu d’accorder toutes les prérogatives que ces magistrats réclament. »
Il y a longtemps, suivant ce subdélégué, que la constitution de l’hôtel de ville avait besoin d’être améliorée. Outre les immunités qui nous sont déjà connues et que possédaient les officiers municipaux d’Angers, il nous apprend que le maire, pendant son exercice, avait un logement qui représentait 600 francs de loyer au moins ; plus, 50 francs de gages et 100 francs de frais de poste : plus les jetons. Le procureur-syndic était aussi logé ; le greffier de même. Pour arriver à s’exempter des droits d’aides et d’octroi, les officiers municipaux avaient établi pour chacun d’eux une consommation présumée. Chacun pouvait faire entrer dans la ville, sans payer de droits, tant de barriques de vin par an, et ainsi de suite pour toutes les denrées.
Le subdélégué ne propose pas d’enlever aux conseillers municipaux leurs immunités d’impôt ; mais il voudrait que leur capitation, au lieu d’être fixe et très-insuffisante, fût taxée par l’intendant chaque année. Il désire que ces mêmes officiers soient assujettis, comme les autres, au don gratuit, dont ils se sont dispensés on ne sait sur quel précédent.
Les officiers municipaux, dit encore le Mémoire, sont chargés de la confection des rôles de capitation pour les habitants ; ils s’en acquittent légèrement et arbitrairement ; aussi y a-t-il annuellement une multitude de réclamations et de requêtes adressées à l’intendant. Il serait à désirer que désormais cette répartition fût faite, dans l’intérêt de chaque compagnie ou communauté, par ses membres, d’une manière générale et fixe ; les officiers municipaux resteraient chargés seulement du rôle de capitation des bourgeois et autres qui ne sont d’aucun corps, comme quelques artisans et les domestiques de tous les privilégiés.
Le Mémoire du subdélégué confirme ce qu’ont déjà dit les officiers municipaux : que les charges municipales ont été rachetées par la ville, en 1735, pour la somme de 170,000 livres.
Lettre de l’intendant au contrôleur-général. Muni de tous ces documents, l’intendant écrit au ministre : « Il importe, dit-il, aux habitants et au bien de la chose publique, de réduire le corps de ville, dont le trop grand nombre de membres est infiniment à charge au public, à cause des privilèges dont ils jouissent.
« Je suis, ajoute l’intendant, frappé de l’énormité des finances qui ont été payées, dans tous les temps, pour racheter à Angers les offices municipaux. Le montant de cette finance, employé à des usages utiles, aurait tourné au profit de la ville, qui, au contraire, n’a ressenti que le poids de l’autorité et des privilèges de ses officiers.
» Les abus intérieurs de cette administration méritent toute l’attention du conseil, dit encore l’intendant. Indépendamment des jetons et de la bougie, qui consomment le fonds annuel de 2,127 livres (c’était la somme indiquée pour ces sortes de dépenses par le budget normal, qui de temps à autre était imposé aux villes par le roi), les deniers publics se dissipent et s’emploient, au gré de ces officiers, pour des usages clandestins, et le procureur du roi, en possession de sa place depuis trente ou quarante ans, s’est tellement rendu maître de l’administration, dont lui seul connaît les ressorts, qu’il a été impossible aux habitants dans aucun temps d’obtenir la moindre communication de l’emploi des revenus communaux. » En conséquence, l’intendant demande au ministre de réduire le corps de ville a un maire nommé pour quatre ans, à six échevins nommés pour six ans, à un procureur du roi nommé pour huit ans, à un greffier et à un receveur perpétuels.
Du reste, la constitution proposée par lui pour ce corps de ville est expressément celle que propose ailleurs le même intendant pour Tours. D’après lui, il faut :
1o Conserver l’assemblée générale, mais seulement comme corps électoral destiné à élire les officiers municipaux ;
2o Créer un conseil extraordinaire de notables, qui aura à remplir toutes les fonctions que l’édit de 1764 semblait donner à l’assemblée générale, conseil composé de douze membres, dont le mandat sera de six ans, et qui seront élus, non par l’assemblée générale, mais par les douze corps réputés notables (chaque corps élit le sien). Il désigne comme corps notables :
Le présidial,
L’université,
L’élection,
Les officiers des eaux et forêts,
Du grenier à sel,
Des traites,
Des monnaies,
Les avocats et procureurs,
Les juges-consuls,
Les notaires,
Les marchands,
Les bourgeois.
Comme on le remarque, presque tous ces notables étaient des fonctionnaires publics, et tous les fonctionnaires publics étaient des notables ; d’où on peut conclure, comme dans mille autres endroits de ces dossiers, que la classe moyenne était aussi avide de places alors et cherchait aussi peu que de nos jours le champ de son activité hors des fonctions publiques. La seule différence était, comme je l’ai dit dans le texte, qu’alors on achetait la petite importance que donnent les places, et qu’aujourd’hui les solliciteurs demandent qu’on leur fasse la charité de la leur procurer gratis.
On voit dans ce projet que toute la réalité du pouvoir municipal est dans le conseil extraordinaire, ce qui achève de resserrer l’administration dans une très-petite coterie bourgeoise, la seule assemblée où le peuple continuât à paraître un peu, n’étant plus chargée que d’élire les officiers municipaux et n’ayant plus d’avis à leur donner. Il faut remarquer encore que l’intendant est plus restrictif et antipopulaire que le roi, qui semblait dans son édit donner les principales fonctions à l’assemblée générale, et qu’a son tour l’intendant est beaucoup plus libéral et démocratique que la bourgeoisie, à en juger du moins par le Mémoire que j’ai cité dans le texte, Mémoire dans lequel les notables d’une autre ville sont d’avis d’exclure le peuple même de l’élection des officiers municipaux, que le roi et l’intendant laissent à celui-ci.
On a pu remarquer que l’intendant se sert des noms de bourgeois et de marchands pour désigner deux catégories distinctes de notables ; il n’est pas inutile de donner la définition exacte de ces mots pour montrer en combien de petits fragments cette bourgeoisie était coupée et de combien de petites vanités elle était travaillée.
Ce mot de bourgeois avait un sens général et un sens restreint : il indiquait les membres de la classe moyenne, et, en outre, il désignait dans le sein de cette classe un certain nombre d’hommes. « Les bourgeois sont ceux que leur naissance et leur fortune mettent en état de vivre avec bienséance sans s’adonner à aucun travail lucratif, » dit l’un des Mémoires produits à l’enquête de 1764. On voit par le reste du Mémoire que le mot de bourgeois ne doit pas s’appliquer à ceux qui font partie, soit des compagnies, soit des corporations industrielles ; mais dire précisément à qui il s’applique est chose plus difficile. « Car, remarque encore le même Mémoire, parmi ceux qui s’arrogent le titre de bourgeois, on rencontre souvent des personnes à qui il ne peut convenir que par leur seule oisiveté ; du reste, dépourvues de fortune et menant une vie inculte et obscure. Les bourgeois doivent, au contraire, être toujours distingués par leur fortune, leur naissance, talents, mœurs et manière de vivre. Les artisans composant les communautés n’ont jamais été appelés au rang de notables. »
Les marchands étaient, avec les bourgeois, la seconde espèce d’hommes qui n’appartenaient ni à une compagnie ni à une corporation ; mais quelles étaient les limites de cette petite classe ? « Faut-il, dit le Mémoire, confondre les marchands de basse naissance et de petit commerce avec les marchands en gros ? » Pour résoudre ces difficultés, le Mémoire propose de faire faire tous les ans par les échevins un tableau des marchands notables, tableau qu’on remettra à leur chef ou syndic, pour qu’il ne convoque aux délibérations de l’hôtel de ville que ceux qui s’y trouveraient inscrits. On aura soin de n’indiquer sur ce tableau aucun de ceux qui auraient été domestiques, colporteurs, voituriers, ou dans d’autres basses fonctions.
Un des caractères les plus saillants du dix-huitième siècle, en matière d’administration des villes, est moins encore l’abolition de toute représentation et de toute intervention du public dans les affaires, que l’extrême mobilité des règles auxquelles cette administration est soumise, les droits étant donnés, repris, rendus, accrus, diminués, modifiés de mille manières, et sans cesse. Rien ne montre mieux dans quel avilissement ces libertés locales étaient tombées que ce remuement éternel de leurs lois, auxquelles personne ne semble faire attention. Cette mobilité seule aurait suffi pour détruire d’avance toute idée particulière, tout goût des souvenirs, tout patriotisme local, dans l’institution qui cependant y prête le plus. On préparait ainsi la grande destruction du passé que la Révolution allait faire.
Une administration de village au dix-huitième siècle. — Tirée des papiers de l’intendance de l’Ile-de-France.
L’affaire dont je vais parler est prise parmi bien d’autres pour faire connaître par un exemple quelques-unes des formes suivies par l’administration paroissiale, faire comprendre la lenteur qui les caractérisait souvent, et enfin montrer ce qu’était, au dix-huitième siècle, l’assemblée générale d’une paroisse.
Il s’agit de réparer le presbytère et le clocher d’une paroisse rurale, celle d’Ivry, Ile-de-France. À qui s’adresser pour obtenir que ces réparations soient faites ? comment déterminer sur qui la dépense doit porter ? comment se procurer la somme nécessaire ?
1o Requête du curé à l’intendant, qui expose que le clocher et le presbytère ont besoin de réparations urgentes ; que son prédécesseur, ayant fait construire audit presbytère des bâtiments inutiles, a complètement changé et dénaturé l’état des lieux, et que les habitants l’ayant souffert, c’est à eux à supporter la dépense à faire pour remettre les choses en état, sauf à répéter la somme sur les héritiers du curé précédent.
2o Ordonnance de monseigneur l’intendant (29 août 1747) qui ordonne qu’à la diligence du syndic, il sera convoqué une assemblée pour délibérer sur la nécessité des réparations réclamées.
3o Délibération des habitants, par laquelle ils déclarent ne pas s’opposer aux réparations du presbytère, mais à celles du clocher, attendu que ce clocher est bâti sur le chœur, et que le curé, étant gros décimateur, est chargé de réparer le chœur. « Un arrêt du conseil, de la fin du siècle précédent (avril 1695), attribuait, en effet, la réparation du chœur à celui qui était en possession de percevoir les dîmes de la paroisse, les paroissiens n’étant tenus qu’à entretenir la nef.)
4o Nouvelle ordonnance de l’intendant, qui, attendu la contradiction des faits, envoie un architecte, le sieur Cordier, pour procéder à la visite et description du presbytère et du clocher, dresser devis des travaux et faire enquête.
5o Procès-verbal de toutes ces opérations, qui constate notamment qu’à l’enquête un certain nombre de propriétaires d’Ivry se sont présentés devant l’envoyé de l’intendant, lesquelles personnes paraissent être des gentilshommes, bourgeois et paysans du lieu, et ont fait inscrire leur dire pour ou contre les prétentions du curé.
6o Nouvelle ordonnance de l’intendant, portant que les devis que l’architecte envoyé par lui a dressés, seront communiqués, dans une nouvelle assemblée générale convoquée à la diligence du syndic, aux propriétaires et habitants.
7o Nouvelle assemblée paroissiale en conséquence de cette ordonnance, assemblée dans laquelle les habitants déclarent persister en leurs dires.
8o Ordonnance de monseigneur l’intendant, qui prescrit : 1o Qu’il sera procédé devant son subdélégué à Corbeil, en l’hôtel de celui-ci, à l’adjudication des travaux portés au devis, adjudication qui sera faite en présence des curé, syndic et principaux habitants de la paroisse ; 2o Que, attendu qu’il y a péril en la demeure, une imposition de toute la somme sera levée sur les habitants, sauf à ceux qui persistent à croire que le clocher fait partie du chœur et doit être réparé par le gros décimateur, à se pourvoir devant la justice ordinaire.
9o Sommation faite à toutes les parties de se trouver à l’hôtel du subdélégué, à Corbeil, où se feront les criées et l’adjudication.
10o Requête du curé et de plusieurs habitants pour demander que les frais de la procédure administrative ne soient pas mis, comme d’ordinaire, à la charge de l’adjudicataire, ces frais s’élevant très-haut et devant empêcher de trouver un adjudicataire.
11o Ordonnance de l’intendant qui porte que les frais faits pour parvenir à l’adjudication seront arrêtés par le subdélégué, pour le montant d’iceux faire partie de ladite adjudication et imposition.
12o Pouvoirs donnés par quelques notables habitants au sieur X. pour assister à ladite adjudication et la consentir au désir des devis de l’architecte.
15o Certificat du syndic, portant que les affiches et publications accoutumées ont été faites.
14o Procès-verbal d’adjudication.
Montant des réparations à faire ______ 487 l.
Frais faits pour parvenir à l’adjudication 237 1. 18 s. 6 d.
________________________________ 724 l. 18 s. 6 d.
15o Enfin, arrêt du conseil (25 juillet 1748) pour autoriser l’imposition destinée à couvrir cette somme.
On a pu remarquer qu’il était plusieurs fois question dans cette procédure de la convocation de l’assemblée paroissiale. Voici le procès-verbal de la tenue de l’une de ces assemblées ; il fera voir au lecteur comment les choses se passaient en général dans ces occasions-là.
Acte notarié : « Aujourd’hui, à l’issue de la messe paroissiale, au lieu ordinaire et accoutumé, après la cloche sonnée, ont comparu en l’assemblée tenue par les habitants de ladite paroisse, par-devant X…, notaire, à Corbeil, soussigné, et les témoins ci-après nommés, le sieur Michaud, vigneron, syndic de ladite paroisse, lequel a présenté l’ordonnance de l’intendant qui permet l’assemblée, en a fait faire lecture et a requis acte de ses diligences.
« Et à l’instant est comparu un habitant de ladite paroisse, lequel a dit que le clocher était sur le chœur, et, par conséquent, à la charge du curé ; sont aussi comparus (suivent les noms de quelques autres, qui, au contraire, consentaient à admettre la requête du curé)… Ensuite se présentent quinze paysans, manouvriers, maçons, vignerons, qui déclarent adhérer à ce qu’ont dit les précédents. Est aussi comparu le sieur Raimbaud, vigneron, lequel dit qu’il s’en rapporte entièrement à ce qui sera décidé par monseigneur l’intendant. Est aussi comparu le sieur X., docteur en Sorbonne, curé, qui persiste dans les dires et fins de la requête. Dont, et de tout ci-dessus les comparants ont requis acte. Fait et passé audit lieu d’Ivry, au devant du cimetière de ladite paroisse, par-devant le soussigné ; et a été vaqué à la rédaction du présent depuis onze heures du matin jusqu’à deux heures. »
On voit que cette assemblée de paroisse n’est qu’une enquête administrative, avec les formes et le coût des enquêtes judiciaires ; qu’elle n’aboutit jamais à un vote, par conséquent à la manifestation de la volonté de la paroisse ; qu’elle ne contient que des opinions individuelles, et n’enchaîne nullement la volonté du gouvernement. Beaucoup d’autres pièces nous apprennent en effet que l’assemblée de paroisse était faite pour éclairer la décision de l’intendant, non pour y faire obstacle, lors même qu’il ne s’agissait que de l’intérêt de la paroisse.
On remarque également, dans les mêmes pièces, que cette affaire donne lieu a trois enquêtes : une devant le notaire, une seconde devant l’architecte, et une troisième enfin devant deux notaires, pour savoir si les habitants persistent dans leurs précédents dires.
L’impôt de 524 livr. 10s., ordonné par l’arrêt du 23 juillet 1748, porte sur tous les propriétaires privilégiés ou non privilégiés, ainsi que cela avait presque toujours lieu pour ces sortes de dépenses ; mais la base dont on se sert pour fixer la part des uns et des autres est différente. Les taillables sont taxés en proportion de leur taille, et les privilégiés en raison de leur fortune présumée, ce qui laisse un grand avantage aux seconds sur les premiers.
On voit enfin, dans cette même affaire, que la répartition de la somme de 524 livr. 10 s. est faite par deux collecteurs, habitants du village, non élus, ni arrivant à leur tour comme cela se voit le plus souvent, mais choisis et nommés d’office par le subdélégué et l’intendant.
Le prétexte qu’avait pris Louis XIV pour détruire la liberté municipale des villes avait été la mauvaise gestion de leurs finances. Cependant le même fait, dit Turgot avec grande raison, persista et s’aggrava depuis la réforme que fit ce prince. « La plupart des villes sont considérablement endettées aujourd’hui, ajoute-t-il, partie pour des fonds qu’elles ont prêtés au gouvernement, et partie pour des dépenses ou décorations que les officiers municipaux, qui disposent de l’argent d’autrui, et n’ont pas de comptes à rendre aux habitants, ni d’instructions à en recevoir, multiplient dans la vue de s’illustrer, et quelquefois de s’enrichir. »
L’État était tuteur des couvents aussi bien que des communes ; exemple de cette tutelle.
Le contrôleur-général, en autorisant l’intendant à verser 15,000 livres au couvent des Carmélites, auquel on devait des indemnités, recommande à l’intendant de s’assurer que cet argent, qui représente un capital, sera replacé utilement. Des faits analogues arrivent à chaque instant.
Comment c’est au Canada qu’on pouvait le mieux juger la centralisation administrative de l’ancien régime.
C’est dans les colonies qu’on peut le mieux juger la physionomie du gouvernement de la métropole, parce que c’est là que d’ordinaire tous les traits qui le caractérisent grossissent et deviennent plus visibles. Quand je veux juger l’esprit de l’administration de Louis XIV et ses vices, c’est au Canada que je dois aller. On aperçoit alors la difformité de l’objet comme dans un microscope.
Au Canada, une foule d’obstacles que les faits antérieurs ou l’ancien état social opposaient, soit ouvertement, soit secrètement, au libre développement de l’esprit du gouvernement, n’existaient pas. La noblesse ne s’y voyait presque point, ou du moins elle y avait perdu presque toutes ses racines ; l’Église n’y avait plus sa position dominante ; les traditions féodales y étaient perdues ou obscurcies ; le pouvoir judiciaire n’y était plus enraciné dans de vieilles institutions et de vieilles mœurs. Rien n’y empêchait le pouvoir central de s’y abandonner à tous ses penchants naturels et de façonner toutes les lois suivant l’esprit qui l’animait lui-même. Au Canada, donc, pas l’ombre d’institutions municipales ou provinciales, aucune force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. Un intendant ayant une position bien autrement prépondérante que celle qu’avaient ses pareils en France ; une administration se mêlant encore de bien plus de choses que dans la métropole, et voulant de même faire de tout Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l’en séparent ; n’adoptant jamais les grands principes qui peuvent rendre une colonie peuplée et prospère, mais, en revanche, employant toutes sortes de petits procédés artificiels et de petites tyrannies réglementaires pour accroître et répandre la population : culture obligatoire, tous les procès naissant de la concession des terres retirés aux tribunaux et remis au jugement de l’administration seule, nécessité de cultiver d’une certaine manière, obligation de se fixer dans certains lieux plutôt que dans d’autres, etc., cela se passe sous Louis XIV ; ces édits sont contre-signés Colbert. On se croirait déjà en pleine centralisation moderne, et en Algérie. Le Canada est en effet l’image fidèle de ce qu’on a toujours vu là. Des deux côtés on se trouve en présence de cette administration presque aussi nombreuse que la population, prépondérante, agissante, réglementante, contraignante, voulant prévoir tout, se chargeant de tout, toujours plus au courant des intérêts de l’administré qu’il ne l’est lui-même, sans cesse active et stérile.
Aux États-Unis, le système de décentralisation des Anglais s’outre, au contraire : les communes deviennent des municipalités presque indépendantes, des espèces de républiques démocratiques. L’élément républicain, qui forme comme le fond de la constitution et des mœurs anglaises, se montre sans obstacles et se développe. L’administration proprement dite fait peu de choses en Angleterre, et les particuliers font beaucoup ; en Amérique, l’administration ne se mêle plus de rien, pour ainsi dire, et les individus en s’unissant font tout. L’absence des classes supérieures, qui rend l’habitant du Canada encore plus soumis au gouvernement que ne l’était, à la même époque, celui de France, rend celui des provinces anglaises de plus en plus indépendant du pouvoir.
Dans les deux colonies, on aboutit à l’établissement d’une société entièrement démocratique ; mais ici, aussi longtemps, du moins, que le Canada reste à la France, l’égalité se mêle au gouvernement absolu ; là, elle se combine avec la liberté. Et, quant aux conséquences matérielles des deux méthodes coloniales, on sait qu’en 1763, époque de la conquête, la population du Canada était de 60.000 âmes, et la population des provinces anglaises de 3.000.000.
Exemple, entre bien d’autres, des règlements généraux que le conseil d’État fait sans cesse, lesquels ont force de loi dans toute la France et créent des délits spéciaux dont les tribunaux administratifs sont les seuls juges.
Je prends les premiers que je trouve sous ma main. Arrêt du conseil, du 29 avril 1779, qui établit qu’à l’avenir, dans tout le royaume, les laboureurs et marchands de moutons auront à marquer leurs moutons d’une certaine manière, sous peine de 500 livres d’amende ; enjoint Sa Majesté aux intendants de tenir la main à l’exécution du présent arrêt, est-il dit ; d’où résulte que c’est à l’intendant à prononcer la peine de la contravention. Autre exemple : arrêt du conseil, 21 décembre 1778, qui défend aux rouliers et voituriers d’entreposer les marchandises dont ils sont chargés, à peine de 300 livres d’amende ; enjoint Sa Majesté au lieutenant-général de police et aux intendants d’y tenir la main.
L’assemblée provinciale de la haute Guyenne demande à grands cris l’établissement de nouvelles brigades de maréchaussée, absolument comme, de nos jours, le conseil général de l’Aveyron ou du Lot réclame sans doute l’établissement de nouvelles brigades de gendarmerie. Toujours la même idée : la gendarmerie, c’est l’ordre, et l’ordre ne peut venir avec le gendarme que du gouvernement. Le rapport ajoute : « On se plaint tous les jours qu’il n’y a aucune police dans les campagnes (comment y en aurait-il ? le noble ne se mêle de rien, le bourgeois est en ville, et la communauté, représentée par un paysan grossier, n’a, d’ailleurs, aucun pouvoir), et il faut convenir que, si on en excepte quelques cantons dans lesquels des seigneurs justes et bienfaisants se servent de l’ascendant que leur situation leur donne sur leurs vassaux pour prévenir ces voies de fait auxquelles les habitants des campagnes sont naturellement portés par la grossièreté de leurs mœurs et la dureté de leur caractère, il n’existe partout ailleurs presque aucun moyen de contenir ces hommes ignorants, grossiers et emportés. »
Voilà la manière dont les nobles de l’assemblée provinciale souffraient qu’on parlât d’eux-mêmes, et dont les membres du tiers-état, qui formaient à eux seuls la moitié de l’assemblée, parlaient du peuple dans des documents publics !
Les bureaux de tabac étaient aussi recherchés sous l’ancien régime qu’à présent. Les gens les plus notables les sollicitaient pour leurs créatures. J’en trouve qui sont donnés à la recommandation de grandes dames ; il y en a qu’on donne à la sollicitation d’archevêques.
Cette extinction de toute vie publique locale avait alors dépassé tout ce qu’on peut croire. Un des chemins qui conduisaient du Maine en Normandie était impraticable. Qui demande qu’on le répare ? La généralité de Touraine, qu’il traverse ? la province de Normandie ou celle du Maine, si intéressées au commerce des bestiaux, qui suit cette voie ? quelque canton enfin particulièrement lésé par le mauvais état de cette route ? La généralité, la province, les cantons sont sans voix. Il faut que les marchands qui suivent ce chemin et qui s’y embourbent se chargent eux-mêmes d’attirer de ce côté les regards du gouvernement central. Ils écrivent à Paris au contrôleur-général, et le prient de leur venir en aide.
Importance plus ou moins grande des rentes ou redevances seigneuriales, suivant les provinces.
Turgot dit dans ses Œuvres : « Je dois faire observer que ces sortes de redevances sont d’une tout autre importance dans la plupart des provinces riches, telles que la Normandie, la Picardie et les environs de Paris. Dans ces dernières, la principale richesse consiste dans le produit même des terres qui sont réunies en grands corps de fermes, et dont les propriétaires retirent de gros loyers. Les rentes seigneuriales des plus grandes terres n’y forment qu’une très-modique portion du revenu, et cet article est presque regardé comme honorifique. Dans les provinces les moins riches et cultivées d’après des principes différents, les seigneurs et gentilshommes ne possèdent presque point de terres à eux ; les héritages, qui sont extrêmement divisés, sont chargés de très-grosses rentes en grains, dont tous les co-tenanciers sont tenus solidairement. Ces rentes absorbent souvent le plus clair du produit des terres, et le revenu des seigneurs en est presque entièrement composé.
Influence anticaste de la discussion commune des affaires.
On voit par les travaux peu importants des sociétés d’agriculture du dix-huitième siècle l’influence anticaste qu’avait la discussion commune sur des intérêts communs. Quoique ces réunions aient lieu trente ans avant la Révolution, en plein ancien régime, et qu’il ne s’agisse que de théories, par cela seulement qu’on y débat des questions dans lesquelles les différentes classes se sentent intéressées et qu’elles discutent ensemble, on y sent aussitôt le rapprochement et le mélange des hommes, on voit les idées de réformes raisonnables s’emparer des privilégiés comme des autres, et cependant il ne s’agit que de conservation et d’agriculture.
Je suis convaincu qu’il n’y avait qu’un gouvernement ne cherchant jamais sa force qu’en lui-même, et prenant toujours les hommes à part, comme celui de l’ancien régime, qui eût pu maintenir l’inégalité ridicule et insensée qui existait en France au moment de la Révolution ; le plus léger contact du self-government l’aurait profondément modifiée et rapidement transformée ou détruite.
Les libertés provinciales peuvent subsister quelque temps sans que la liberté nationale existe, quand ces libertés sont anciennes, mêlées aux habitudes, aux mœurs et aux souvenirs, et que le despotisme, au contraire, est nouveau ; mais il est déraisonnable de croire qu’on puisse, à volonté, créer des libertés locales, ou même les maintenir longtemps, quand on supprime la liberté générale.
Turgot, dans un Mémoire au roi, résume de cette façon, qui me paraît très-exacte, quelle était l’étendue vraie des privilèges des nobles en matière d’impôt :
« 1o Les privilégiés peuvent faire valoir en exemption de toute imposition taillable une ferme de quatre charrues, qui porte ordinairement, dans les environs de Paris, 2,000 francs d’imposition.
» 2o Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien pour les bois, prairies, vignes, étangs, ainsi que pour les terres encloses qui tiennent à leurs châteaux, de quelque étendue qu’elles soient. Il y a des cantons dont la principale production est en prairies ou en vignes ; alors le noble qui fait régir ses terres s’exempte de toute imposition, qui retombe à la charge du taillable ; second avantage qui est immense. »
Privilège indirect en fait d’impôts. — Différence dans la perception, lors même que la taxe est commune.
Turgot fait également de ceci une peinture que j’ai lieu de croire exacte, d’après les pièces :
« Les avantages indirects des privilégiés en matière de capitation sont très-grands. La capitation est une imposition arbitraire de sa nature ; il est impossible de la répartir sur la totalité des citoyens autrement qu’à l’aveugle. On a jugé plus commode de prendre pour base les rôles de la taille, qu’on a trouvés tout faits. On a fait un rôle particulier pour les privilégiés ; mais, comme ceux-ci se défendent et que les taillables n’ont personne qui parle pour eux, il est arrivé que la capitation des premiers s’est réduite peu à peu, dans les provinces, à un objet excessivement modique, tandis que la capitation des seconds est presque égale au principal de la taille. »
Autre exemple de l’inégalité de perception dans une taxe commune.
On sait que dans les impôts locaux la taxe était levée sur tout le monde ; « lesquelles sommes, disent les arrêts du conseil qui autorisent ces sortes de dépenses, seront levées sur tous les justiciables, exempts ou non exempts, privilégiés ou non privilégiés, sans aucune exception, conjointement avec la capitation, ou au marc le franc d’icelle. »
Remarquez que, comme la capitation du taillable, assimilée à la taille, s’élevait comparativement toujours plus haut que la capitation du privilégié, l’inégalité se retrouvait sous la forme même qui semblait le plus l’exclure.
Même sujet.
Je trouve dans un projet d’édit de 1764, qui tend à créer l’égalité de l’impôt, toutes sortes de dispositions qui ont pour but de conserver une position à part aux privilégiés dans la perception ; j’y remarque, entre autres, que toutes les mesures dont l’objet est de déterminer, en ce qui les concerne, la valeur de la matière imposable, ne peuvent être prises qu’en leur présence ou en celle de leurs fondés de pouvoirs.
Comment le gouvernement reconnaissait lui-même que les privilégiés étaient favorisés dans la perception, lors même que la taxe était commune.
« Je vois, écrit le ministre de 1766, que la partie des impositions dont la perception est toujours la plus difficile, consiste dans ce qui est dû par les nobles et privilégiés, à cause des ménagements que les percepteurs des tailles se croient obligés d’observer à leur égard, au moyen de quoi il subsiste sur leur capitation et leurs vingtièmes (les impôts qui leur étaient communs avec le peuple) des restes très-anciens et beaucoup trop considérables. »
On trouve, dans le Voyage d’Arthur Young en 89, un petit tableau où cet état des deux sociétés est si agréablement peint et si bien encadré, que je ne puis résister au désir de le placer ici.
Young, traversant la France au milieu de la première émotion que causait la prise de la Bastille, est arrêté dans un certain village par une troupe de peuple qui, ne lui voyant pas de cocarde, veut le conduire en prison. Pour se tirer d’affaire, il imagine de leur faire ce petit discours :
« Messieurs, dit-il, on vient de dire que les impôts doivent être payés comme auparavant. Les impôts doivent être payés, assurément, mais non pas comme auparavant. Il faut les payer comme en Angleterre. Nous avons beaucoup de taxes que vous n’avez point ; mais le tiers-état, le peuple, ne les paye pas ; elles ne portent que sur le riche. Chez nous, chaque fenêtre paye ; mais celui qui n’a que six fenêtres à sa maison ne paye rien. Un seigneur paye les vingtièmes et les tailles ; mais le petit propriétaire d’un jardin ne paye rien. Le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses valets ; il paye même pour avoir la liberté de tirer ses propres perdrix ; le petit propriétaire reste étranger à toutes ces taxes. Bien plus ! nous avons en Angleterre une taxe que paye le riche pour venir au secours du pauvre. Donc, s’il faut continuer à payer des taxes, il faut les payer autrement. La méthode anglaise vaut bien mieux.
» Comme mon mauvais français, ajoute Young, allait assez de pair avec leur patois, ils m’entendirent très-bien ; il n’y eut pas un mot de ce discours auquel ils ne donnassent leur approbation, et ils pensèrent que je pouvais bien être brave homme, ce que je confirmai en criant : Vive le tiers ! Ils me laissèrent alors passer avec un hourra. »
L’église de X., élection de Chollet, tombait en ruines ; il s’agissait de la réparer suivant le mode indiqué par l’arrêt de 1684 (16 déc.), c’est-à-dire à l’aide d’un impôt levé sur tous les habitants. Lorsque des collecteurs veulent lever cet impôt, le marquis de X., seigneur de la paroisse, déclare que, comme il se charge à lui seul de réparer le chœur, il ne veut pas participer à l’impôt ; les autres habitants répliquent, avec beaucoup de raison, que, comme seigneur et comme gros décimateur (il possédait sans doute les dîmes inféodées), il est obligé à réparer seul le chœur ; que, par conséquent, cette réparation ne peut le soustraire à la charge commune. Sur quoi intervient une ordonnance de l’intendant qui déclare le marquis mal fondé et autorise la poursuite des collecteurs. Il y a au dossier plus de dix lettres de ce marquis, toutes plus pressantes les unes que les autres, demandant à grands cris que le reste de la paroisse paye à sa place, et daignant, pour l’obtenir, traiter l’intendant de monseigneur et même le supplier.
Exemple de la manière dont le gouvernement de l’ancien régime respectait les droits acquis, les contrats formels et les libertés des villes ou des associations.
Déclaration du roi qui « suspend en temps de guerre le remboursement de tous les emprunts faits par les villes, bourgs, collèges, communautés, administrations des hôpitaux, maisons de charité, communautés d’arts et métiers et autres, qui s’acquittent et se remboursent par le produit des octrois ou droits par nous concédés, est-il dit dans la déclaration, à l’effet desdits emprunts, les intérêts continuant à courir. »
C’est non-seulement la suspension du remboursement à l’époque indiquée dans le contrat fait avec les créanciers, mais encore une atteinte portée au gage donné pour répondre de la créance. Jamais de pareilles mesures, qui fourmillent dans l’ancien régime, n’auraient été praticables sous un gouvernement surveillé par la publicité ou par des assemblées. Qu’on compare cela avec ce qui s’est toujours passé pour ces sortes de choses en Angleterre et même en Amérique. Le mépris du droit est aussi flagrant ici que le mépris pour les libertés locales.
Le cas cité ici dans le texte est loin d’être le seul où les privilégiés aperçussent que le droit féodal qui pesait sur le paysan les atteignait eux-mêmes. Voici ce que disait, trente ans avant la Révolution, une société d’agriculture composée tout entière de privilégiés :
« Les rentes inamortissables, soit foncières, soit féodales, affectées sur les fonds de terre, quand elles sont un peu considérables, deviennent si onéreuses au débiteur, qu’elles causent sa ruine et successivement celle du fonds même. Il est forcé de le négliger, ne pouvant trouver la ressource de faire des emprunts sur un fonds trop chargé, ni d’acquéreurs, s’il veut vendre. Si ces rentes étaient amortissables, ce rentier ruiné ne manquerait pas d’occasions d’emprunter pour amortir, ni d’acquéreurs en état de rembourser le fonds et la rente. On est toujours aise d’entretenir et d’améliorer un bien libre dont on se croit paisible possesseur. Ce serait procurer un grand encouragement à l’agriculture que de trouver des moyens praticables pour rendre amortissables ces sortes de rentes. Beaucoup de seigneurs de fiefs, persuadés de cette vérité, ne se feraient pas prier pour se prêter à ces sortes d’arrangements. Il serait donc bien intéressant de trouver et d’indiquer des moyens praticables pour parvenir à faire cet affranchissement des rentes foncières. »
Toutes les fonctions publiques, même celles d’agent des fermes, étaient rétribuées par des immunités d’impôts, privilèges qui leur avaient été accordés par l’ordonnance de 1681. Dans une lettre adressée au ministre de 1782 par un intendant, il est dit : « Parmi les privilégiés, il n’y a pas de classe aussi nombreuse que celle des employés des gabelles, des traites, des domaines, des postes, des aides, et autres régies de toute espèce. Il est peu de paroisses où il n’en existe, et l’on en voit dans plusieurs jusqu’à deux ou trois. »
Il s’agissait de détourner le ministre de proposer au conseil un arrêt pour étendre l’immunité d’impôt aux employés et domestiques de ces agents privilégiés, immunités dont les fermiers-généraux, dit l’intendant, ne cessent de demander l’extension, afin de se dispenser de payer ceux auxquels on les accorde.
Les offices n’étaient pas absolument inconnus ailleurs. En Allemagne, quelques petits princes en avaient introduit plusieurs, mais en petit nombre et dans des parties peu importantes de l’administration publique. Le système n’était suivi en grand qu’en France.
Il ne faut pas s’étonner, quoique cela paraisse fort étrange et le soit en effet, de voir dans l’ancien régime des fonctionnaires publics, dont plusieurs appartiennent à l’administration proprement dite, plaider en Parlement pour savoir quelle est la limite de leurs différents pouvoirs. Cela s’explique lorsque l’on pense que toutes ces questions, en même temps qu’elles étaient des questions d’administration publique, étaient aussi des questions de propriété privée. Ce qu’on prend ici pour un empiétement du pouvoir judiciaire n’était qu’une conséquence de la faute que le gouvernement avait commise en mettant les fonctions publiques en office. Les places étant tenues en office et chaque fonctionnaire étant rétribué en raison des actes qu’il faisait, on ne pouvait changer la nature de la fonction sans léser un droit qui avait été acheté du prédécesseur. Exemple entre mille : le lieutenant-général de police du Mans soutient un long procès contre le bureau de finances de cette ville, pour prouver que, ayant la police des rues, il doit être chargé de faire tous les actes relatifs à leur pavage et toucher le prix de ces actes. À quoi le bureau repart que le pavage des rues lui est attribué par le titre même de sa commission. Ce n’est pas, cette fois, le conseil du roi qui décide ; comme il s’agit principalement de l’intérêt du capital engagé dans l’acquisition de l’office, c’est le Parlement qui prononce. L’affaire administrative s’est transformée en procès civil.
Analyse des cahiers de la noblesse en 1789.
La Révolution française est, je crois, la seule au commencement de laquelle les différentes classes aient pu donner séparément un témoignage authentique des idées qu’elles avaient conçues et faire connaître les sentiments qui les animaient avant que cette révolution même n’eût dénaturé ou modifié ces sentiments et ces idées. Ce témoignage authentique fut consigné, comme chacun sait, dans les cahiers que les trois ordres dressèrent en 1789. Ces cahiers ou mémoires furent rédigés en pleine liberté, au milieu de la publicité la plus grande, par chacun des ordres qu’ils concernaient ; ils furent longtemps discutés entre les intéressés et mûrement réfléchis par leurs rédacteurs ; car le gouvernement de ce temps-là, quand il s’adressait à la nation, ne se chargeait pas de faire tout à la fois la demande et la réponse. À l’époque où les cahiers furent dressés, on en réunit les parties principales en trois volumes imprimés qu’on voit dans toutes les bibliothèques. Les originaux sont déposés aux archives nationales, et avec eux se trouvent les procès-verbaux des assemblées qui les rédigèrent, et, en partie, la correspondance qui eut lieu, à la même époque, entre M. Necker et ses agents, à propos de ces assemblées. Cette collection forme une longue série de tomes in-folio. C’est le document le plus sérieux qui nous reste de l’ancienne France, et celui que doivent sans cesse consulter ceux qui veulent savoir quel était l’état d’esprit de nos pères au moment où la Révolution éclata.
Je pensais que peut-être l’extrait imprimé en trois volumes, dont il est question plus haut, avait été l’œuvre d’un parti et ne reproduisait pas exactement le caractère de cette immense enquête ; mais, en comparant l’un à l’autre, j’ai trouvé la plus grande ressemblance entre le grand tableau et la copie réduite [ Résumé Général ou Extrait des Cahiers de Pouvoirs, Instructions, Demandes et Doléances, remis par les divers Bailliages, Sénéchaussées et pays d’États du Royaume, à leurs Députés à l’Assemblée des États Généraux, ouverts à Versailles le 4 mai 1789 par Une Société de Gens de Lettres, 3 tomes, 1789. (Note de J.-P. Mayer.) ].
L’extrait des cahiers de la noblesse que je donne ici fait connaître au vrai le sentiment de la grande majorité de cet ordre. On y voit clairement ce que celle-ci voulait obstinément retenir des anciens privilèges, ce qu’elle était peu éloignée d’en céder, ce qu’elle offrait elle-même d’en sacrifier. On y découvre surtout en plein l’esprit qui l’animait tout entière alors à l’égard de la liberté politique. Curieux et triste tableau !
Droits individuels. Les nobles demandent, avant tout, qu’il soit fait une déclaration explicite des droits qui appartiennent à tous les hommes, et que cette déclaration constate leur liberté et assure leur sûreté.
Liberté de la personne. Ils désirent qu’on abolisse la servitude de la glèbe là où elle existe encore, et qu’on cherche les moyens de détruire la traite et l’esclavage des nègres ; que chacun soit libre de voyager ou de fixer sa demeure où il le veut, soit au dedans, soit au dehors du royaume, sans qu’il puisse être arrêté arbitrairement ; qu’on réforme l’abus des règlements de police et que la police soit dorénavant entre les mains des juges, même en cas d’émeute ; que personne ne puisse être arrêté et jugé que par ses juges naturels ; qu’en conséquence, les prisons d’État et autres lieux de détention illégaux soient supprimés. Quelques-uns demandent la démolition de la Bastille. La noblesse de Paris insiste notamment sur ce point.
Toutes lettres closes ou de cachet doivent être prohibées. — Si le danger de l’État rend nécessaire l’arrestation d’un citoyen sans qu’il soit livré immédiatement aux cours ordinaires de justice, il faut prendre des mesures pour empêcher les abus, soit en donnant communication de la détention au conseil d’État, ou de toute autre manière.
La noblesse veut que toutes les commissions particulières, tous les tribunaux d’attribution ou d’exception, tous les privilèges de committimus, arrêts de surséance, etc., soient abolis, et que les peines les plus sévères soient portées contre ceux qui ordonneraient ou mettraient à exécution un ordre arbitraire ; que, dans la juridiction ordinaire, la seule qui doive être conservée, on prenne les mesures nécessaires pour assurer la liberté individuelle, surtout en ce qui concerne le criminel ; que la justice soit rendue gratuitement et les juridictions inutiles supprimées. « Les magistrats sont établis pour le peuple, et non les peuples pour les magistrats, » dit-on dans un cahier. On demande même qu’il soit établi dans chaque bailliage un conseil et des défenseurs gratuits pour les pauvres, que l’instruction soit publique, et que la liberté soit donnée aux plaideurs de se défendre eux-mêmes ; que, dans les matières criminelles, l’accusé soit pourvu d’un conseil, et que, dans tous les actes de la procédure, le juge soit assisté d’un certain nombre de citoyens de l’ordre de celui qui est accusé, lesquels seront chargés de prononcer sur le fait du crime ou délit du prévenu : on renvoie à cet égard à la constitution d’Angleterre ; que les peines soient proportionnées aux délits, et qu’elles soient égales pour tous ; que la peine de mort soit rendue plus rare, et tous les supplices corporels, questions, etc., supprimés ; qu’enfin le sort des prisonniers soit amélioré, et surtout celui des prévenus.
Suivant les cahiers, on doit chercher les moyens de faire respecter la liberté individuelle dans l’enrôlement des troupes de terre et de mer. Il faut permettre de convertir l’obligation du service militaire en prestations pécuniaires, ne procéder au tirage qu’en présence d’une députation des trois ordres réunis, enfin combiner les devoirs de la discipline et de la subordination militaire avec les droits du citoyen et de l’homme libre. Les coups de plat de sabre seront supprimés.
Liberté et inviolabilité de la propriété. On demande que la propriété soit inviolable et qu’il ne puisse y être porté atteinte que pour cause d’utilité publique indispensable. Dans ce cas, le gouvernement devra donner une indemnité d’un prix élevé et sans délai. La confiscation doit être abolie.
Liberté du commerce, du travail et de l’industrie. La liberté de l’industrie et du commerce doit être assurée. En conséquence, on supprimera les maîtrises et autres privilèges accordés à certaines compagnies ; on reportera les lignes de douanes aux frontières.
Liberté de religion. La religion catholique sera la seule dominante en France ; mais il sera laissé à chacun la liberté de conscience, et on réintégrera les non-catholiques dans leur état civil et dans leurs propriétés.
Liberté de la presse, inviolabilité des secrets de la poste. La liberté de la presse sera assurée, et une loi fixera d’avance les restrictions qui peuvent y être apportées dans l’intérêt général. On ne doit être assujetti aux censures ecclésiastiques que pour les livres traitant du dogme ; pour le reste, il suffit de prendre les précautions nécessaires afin de connaître les auteurs et imprimeurs. Plusieurs demandent que les délits de la presse ne puissent être soumis qu’au jugement des jurés.
Les cahiers insistent surtout, et unanimement, pour que l’on respecte inviolablement les secrets confiés à la poste, de manière, dit-on, que les lettres ne puissent devenir un titre ou un moyen d’accusation. L’ouverture des lettres, disent-ils crûment, est le plus odieux espionnage, puisqu’il consiste dans la violation de la foi publique.
Enseignement, éducation. Les cahiers de la noblesse se bornent à demander qu’on s’occupe activement de favoriser l’éducation, qu’on l’étende aux villes et aux campagnes, et qu’on la dirige d’après des principes conformes à la destination présumée des enfants ; que surtout on donne à ceux-ci une éducation nationale en leur apprenant leurs devoirs et leurs droits de citoyen. Ils veulent même qu’on rédige pour eux un catéchisme où seraient mis à leur portée les points principaux de la constitution. Du reste, ils n’indiquent pas les moyens à employer pour faciliter et pour répandre l’instruction ; ils se bornent à réclamer des établissements d’éducation pour les enfants de la noblesse indigente.
Soins qu’il faut prendre du peuple. Un grand nombre de cahiers insistent pour que plus d’égards soient montrés au peuple. Plusieurs réclament contre l’abus des règlements de police, qui, disent-ils, traînent habituellement, arbitrairement et sans jugement régulier, dans les prisons, maisons de force, etc., une foule d’artisans et de citoyens utiles, souvent pour des fautes ou même de simples soupçons, ce qui est une atteinte à la liberté naturelle. Tous les cahiers demandent que la corvée soit définitivement abolie. La majorité des bailliages désire qu’on permette le rachat des droits de banalité et de péage. Un grand nombre demande qu’on rende moins pesante la perception de plusieurs droits féodaux et l’abolition du droit de franc-fief. Le gouvernement est intéressé, dit un cahier, à faciliter l’achat et la vente des terres. Cette raison est précisément celle qu’on va donner pour abolir d’un seul coup tous les droits seigneuriaux et mettre en vente les biens de mainmorte. Beaucoup de cahiers veulent qu’on rende le droit de colombier moins préjudiciable à l’agriculture. Quant aux établissements destinés à conserver le gibier du roi, connus sous le nom de capitaineries, ils en demandent l’abolition immédiate, comme attentatoires au droit de propriété. Ils veulent qu’on substitue aux impôts actuels des taxes d’une perception moins onéreuse au peuple.
La noblesse demande qu’on cherche à répandre l’aisance et le bien-être dans les campagnes ; qu’on établisse des filatures et tissages d’étoffes grossières dans les villages pour occuper les gens de la campagne pendant la saison morte ; qu’on crée dans chaque bailliage des greniers publics sous l’inspection des administrations provinciales, pour prévenir les disettes et maintenir le prix des denrées à un certain taux ; qu’on cherche à perfectionner l’agriculture et à améliorer le sort des campagnes ; qu’on augmente les travaux publics, et particulièrement qu’on s’occupe de dessécher les marais et de prévenir les inondations, etc. ; qu’enfin on distribue dans toutes les provinces des encouragements au commerce et à l’agriculture.
Les cahiers voudraient qu’on répartit les hôpitaux en petits établissements créés dans chaque district, que l’on supprimât les dépôts de mendicité et qu’on les remplaçât par des ateliers de charité ; qu’on établit des caisses de secours sous la direction des états provinciaux, et que des chirurgiens, médecins et sages-femmes fussent distribués dans les arrondissements, aux frais des provinces, pour soigner gratuitement les pauvres ; que, pour le peuple, la justice fût toujours gratuite ; qu’enfin on songeât à créer des établissements pour les aveugles, sourds et muets, enfants trouvés, etc.
Du reste, en toutes ces matières, l’ordre de la noblesse se borne, en général, à exprimer ses désirs de réformes sans entrer dans de grands détails d’exécution. On voit qu’il a moins vécu que le bas clergé au milieu des classes inférieures, et que, moins en contact avec leur misère, il a moins réfléchi aux moyens d’y remédier.
De l’admissibilité aux fonctions publiques, de la hiérarchie des rangs et des privilèges honorifiques de la noblesse. C’est surtout, ou plutôt c’est seulement en ce qui concerne la hiérarchie des rangs et la différence des conditions que la noblesse s’écarte de l’esprit général des réformes demandées, et que, tout en faisant quelques concessions importantes, elle se rattache aux principes de l’ancien régime. Elle sent qu’elle combat ici pour son existence même. Ses cahiers demandent donc avec instance le maintien du clergé et de la noblesse comme ordres distinctifs. Ils désirent même qu’on cherche les moyens de conserver dans toute sa pureté l’ordre de la noblesse ; qu’ainsi il soit défendu d’acquérir le titre de gentilhomme à prix d’argent, que ce titre ne soit plus attribué à certaines places, qu’on ne l’obtienne qu’en le méritant par de longs et utiles services rendus à l’État. Ils souhaitent que l’on recherche et qu’on poursuive les faux nobles. Tous les cahiers enfin insistent pour que la noblesse soit maintenue dans tous ses honneurs. Quelques-uns veulent qu’on donne aux gentilshommes une marque distinctive qui les fasse extérieurement reconnaître.
On ne saurait rien imaginer de plus caractéristique qu’une pareille demande et de plus propre à montrer la parfaite similitude qui existait déjà entre le noble et le roturier, en dépit de la différence des conditions. En général, dans ses cahiers, la noblesse, qui se montre assez coulante sur plusieurs de ses droits utiles, s’attache avec une ardeur inquiète à ses privilèges honorifiques. Elle veut conserver tous ceux qu’elle possède, et voudrait pouvoir en inventer qu’elle n’a jamais eus, tant elle se sent déjà entraînée dans les flots de la démocratie et redoute de s’y dissoudre. Chose singulière ! elle a l’instinct de ce péril, et elle n’en a pas la perception.
Quant à la distribution des charges, les nobles demandent que la vénalité des offices soit supprimée pour les places de magistrature ; que, quand il s’agit de ces sortes de places, tous les citoyens puissent être présentés par la nation au roi, et nommés par lui indistinctement, sauf les conditions d’âge et de capacité. Pour les grades militaires, la majorité pense que le tiers état n’en doit pas être exclu, et que tout militaire qui aura bien mérité de la patrie est en droit d’arriver jusqu’aux places les plus éminentes. « L’ordre de la noblesse n’approuve aucune des lois qui ferment l’entrée des emplois militaires à l’ordre du tiers état, » disent quelques cahiers ; seulement, les nobles veulent que le droit d’entrer comme officier dans un régiment sans avoir d’abord passé par les grades inférieurs soit réservé à eux seuls. Presque tous les cahiers demandent, du reste, que l’on établisse des règles fixes, et applicables à tout le monde, pour la distribution des grades de l’armée ; que ceux-ci ne soient pas entièrement laissés à la faveur, et que l’on arrive aux grades autres que ceux d’officier supérieur par droit d’ancienneté.
Quant aux fonctions cléricales, ils demandent qu’on rétablisse l’élection dans la distribution des bénéfices, ou qu’au moins le roi crée un comité qui puisse l’éclairer dans la répartition de ces bénéfices.
Ils disent enfin que désormais les pensions doivent être distribuées avec plus de discernement, qu’il convient qu’elles ne soient plus concentrées dans certaines familles, et que nul citoyen ne puisse avoir plus d’une pension, ni toucher les émoluments de plus d’une place à la fois ; que les survivances soient abolies.
Église et clergé. Quand il ne s’agit plus de ses droits et de sa constitution particulière, mais des privilèges et de l’organisation de l’Église, la noblesse n’y regarde plus de si près ; là, elle a les yeux fort ouverts sur les abus.
Elle demande que le clergé n’ait point de privilèges d’impôt et qu’il paye ses dettes sans les faire supporter à la nation ; que les ordres monastiques soient profondément réformés. La majorité des cahiers déclare que ces établissements s’écartent de l’esprit de leur institution.
La majorité des bailliages veut que les dîmes soient rendues moins dommageables à l’agriculture ; il y en a même un grand nombre qui réclame leur abolition. « La plus forte partie des dîmes, dit un cahier, est perçue par ceux des curés qui s’emploient le moins à procurer au peuple des secours spirituels. On voit que le second ordre ménageait peu le premier dans ses remarques. Ils n’en agissent guère plus respectueusement à l’égard de l’Église elle-même. Plusieurs bailliages reconnaissent formellement aux États généraux le droit de supprimer certains ordres religieux et d’appliquer leurs biens à un autre usage. Dix-sept bailliages déclarent que les États généraux sont compétents pour régler la discipline. Plusieurs disent que les jours de fêtes sont trop multipliés, nuisent à l’agriculture et favorisent l’ivrognerie ; qu’en conséquence, il faut en supprimer un grand nombre, qu’on renverra au dimanche.
Droits politiques. Quant aux droits politiques, les cahiers reconnaissent à tous les Français le droit de concourir au gouvernement, soit directement, soit indirectement, c’est-à-dire le droit d’élire et d’être élu, mais en conservant la hiérarchie des rangs ; qu’ainsi personne ne puisse nommer et être nommé que dans son ordre. Ce principe posé, le système de représentation doit être établi de manière à garantir à tous les ordres de la nation le moyen de prendre une part sérieuse à la direction des affaires.
Quant à la manière de voter dans l’assemblée des États généraux, les avis se partagent : la plupart veulent un vote séparé pour chaque ordre ; les uns pensent qu’il doit être fait exception à cette règle pour le vote de l’impôt ; d’autres, enfin, demandent que cela ait toujours lieu ainsi. « Les voix seront comptées par tête, et non par ordre, disent ceux-là, cette forme étant la seule raisonnable, et la seule qui puisse écarter et anéantir l’égoïsme de corps, source unique de tous nos maux ; rapprocher les hommes et les conduire au résultat que la nation a droit d’espérer d’une assemblée où le patriotisme et les grandes vertus seront fortifiés par les lumières. » Toutefois, comme cette innovation, faite trop brusquement, pourrait être dangereuse dans l’état actuel des esprits, plusieurs pensent qu’on ne doit l’adopter qu’avec précaution, et qu’il faut que l’assemblée juge s’il ne serait pas plus sage de remettre le vote par tête aux États généraux suivants. Dans tous les cas, la noblesse demande que chaque ordre puisse conserver la dignité qui est due à tout Français ; qu’en conséquence, on abolisse les formes humiliantes auxquelles le tiers état était assujetti dans l’ancien régime, par exemple, de se mettre à genoux, « le spectacle d’un homme à genoux devant un autre blessant la dignité humaine, et annonçant, entre des êtres égaux par la nature, une infériorité incompatible avec leurs droits essentiels, » dit un cahier.
Du système à établir dans la forme du gouvernement, et des principes de la constitution. Quant à la forme du gouvernement, la noblesses demande le maintien de la constitution monarchique, la conservation dans la personne du roi des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, mais, en même temps, l’établissement des lois fondamentales destinées à garantir les droits de la nation dans l’exercice de ses pouvoirs.
En conséquence, les cahiers proclament tous que la nation a le droit de s’assembler en États généraux, composés d’un nombre de membres assez grand pour assurer l’indépendance de l’assemblée. Ils désirent que ces États se réunissent désormais à des époques périodiques fixes, ainsi qu’à chaque nouvelle succession au trône, sans qu’il y ait jamais besoin de lettres de convocation. Beaucoup de bailliages déclarent même qu’il serait à souhaiter que cette assemblée fût permanente. Si la convocation des États généraux n’avait pas lieu dans le délai indiqué par la loi, on aurait le droit de refuser l’impôt. Un petit nombre veut que, pendant l’intervalle qui sépare une tenue d’États de l’autre, il soit établi une commission intermédiaire chargée de surveiller l’administration du royaume ; mais la généralité des cahiers s’oppose formellement à l’établissement de cette commission, en déclarant qu’une telle commission serait tout à fait contraire à la constitution. La raison qu’ils en donnent est curieuse : ils craignent qu’une si petite assemblée restée en présence du gouvernement ne se laisse séduire par les instigations de celui-ci.
La noblesse veut que les ministres n’aient pas le droit de dissoudre l’assemblée, et qu’ils soient punis juridiquement lorsqu’ils en troublent l’ordre par leurs cabales ; qu’aucun fonctionnaire, aucune personne dépendante en quelque chose que ce soit du gouvernement ne puisse être député ; que la personne des députés soit inviolable, et qu’ils ne puissent, disent les cahiers, être poursuivis pour les opinions qu’ils auraient émises ; qu’enfin les séances de l’assemblée soient publiques, et que, pour convier davantage la nation à ses délibérations, elles soient répandues par la voie de l’imprimerie.
La noblesse demande unanimement que les principes qui doivent régler le gouvernement de l’État soient appliqués à l’administration des diverses parties du territoire ; qu’en conséquence, dans chaque province, dans chaque district, dans chaque paroisse, il soit formé des assemblées composées de membres librement élus et pour un temps limité.
Plusieurs cahiers pensent que les fonctions d’intendants et de receveurs généraux doivent être supprimées ; tous estiment que désormais les assemblées provinciales doivent seules être chargées de répartir l’impôt et de surveiller les intérêts particuliers de la province. Ils entendent qu’il en soit de même des assemblées d’arrondissement et de celles des paroisses, lesquelles ne dépendront plus désormais que des états provinciaux.
Distinction des pouvoirs. Pouvoir législatif. Quant à la distinction des pouvoirs entre la nation assemblée et le roi, la noblesse demande qu’aucune loi ne puisse avoir d’effet qu’autant qu’elle aura été consentie par les États généraux et le roi, et transcrite sur le registre des cours chargées d’en maintenir l’exécution ; qu’aux États généraux appartient exclusivement d’établir et de fixer la quotité de l’impôt ; que les subsides qui seront consentis ne puissent l’être que pour le temps qui s’écoulera d’une tenue d’états à l’autre ; que tous ceux qui auraient été perçus ou constitués sans le consentement des États soient déclarés illégaux, et que les ministres et percepteurs qui auraient ordonné et perçu de pareils impôts soient poursuivis comme concussionnaires ;
Qu’il ne puisse de même être consenti aucun emprunt sans le consentement des États généraux ; qu’il soit seulement ouvert un crédit fixé par les États, et dont le gouvernement pourra user en cas de guerre ou de grandes calamités, sauf à provoquer une convocation d’États généraux dans le plus bref délai ;
Que toutes les caisses nationales soient mises sous la surveillance des États ; que les dépenses de chaque département soient fixées par eux, et qu’il soit pris les mesures les plus sûres pour que les ressources votées ne puissent être excédées.
La plupart des cahiers désirent qu’on sollicite la suppression de ces impôts vexatoires, connus sous le nom de droits d’insinuation, centième denier, entérinements, réunis sous la dénomination de régie des domaines du roi. « La dénomination de régie suffirait seule pour blesser la nation, puisqu’elle annonce comme appartenant au roi des objets qui sont une partie réelle de la propriété des citoyens, » dit un cahier ; que tous les domaines qui ne seront pas aliénés soient mis sous l’administration des états provinciaux, et qu’aucune ordonnance, aucun édit bursal ne puisse être rendu que du consentement des trois ordres de la nation.
La pensée évidente de la noblesse est de conférer à la nation toute l’administration financière, soit dans le règlement des emprunts et impôts, soit dans la perception de ces impôts, par l’intermédiaire des assemblées générales et provinciales.
Pouvoir judiciaire. De même, dans l’organisation judiciaire, elle tend à faire dépendre, au moins en grande partie, la puissance des juges de la nation assemblée. C’est ainsi que plusieurs cahiers déclarent :
« Que les magistrats seront responsables du fait de leurs charges à la nation assemblée ; » qu’ils ne pourront être destitués qu’avec le consentement des États généraux ; qu’aucun tribunal ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, être troublé dans l’exercice de ses fonctions sans le consentement de ces états ; que les prévarications du tribunal de cassation, ainsi que celles des parlements, seront jugées par les États généraux. D’après la majorité des cahiers, les juges ne doivent être nommés par le roi que sur une présentation faite par le peuple.
Pouvoir exécutif. Quant au pouvoir exécutif, il est exclusivement réservé au roi ; mais on y met les limites nécessaires pour prévenir les abus.
Ainsi, quant à l’administration, les cahiers demandent que l’état des comptes des différents départements soit rendu public par la voie de l’imprimerie, et que les ministres soient responsables à la nation assemblée ; de même, que, avant d’employer les troupes à la défense extérieure, le roi fasse connaître ses intentions d’une manière précise aux États généraux. À l’intérieur, ces mêmes troupes ne pourront être employées contre les citoyens que sur la réquisition des États généraux. Le contingent des troupes devra être limité, et les deux tiers seulement, en temps ordinaire, resteront dans le second effectif. Quant aux troupes étrangères que le gouvernement pourra avoir à sa solde, il devra les écarter du centre du royaume et les envoyer sur les frontières.
Ce qui frappe le plus en lisant les cahiers de la noblesse, mais ce qu’aucun extrait ne saurait reproduire, c’est à quel point ces nobles sont bien de leur temps : ils en ont l’esprit, ils en emploient-très couramment la langue. Ils parlent des droits inaliénables de l’homme, des principes inhérents au pacte social. Quant il s’agit de l’individu, ils s’occupent d’ordinaire de ces droits, et quand il s’agit de la société, des devoirs de celle-ci. Les principes de la politique leur semblent aussi absolus que ceux de la morale, et les uns et les autres ont pour base commune la raison. Veulent-ils abolir les restes du servage, il s’agit d’effacer jusqu’aux dernières traces de la dégradation de l’espèce humaine. Ils appellent quelquefois Louis XVI un roi citoyen, et parlent à plusieurs reprises du crime de lèse-nation, qui va leur être si souvent imputé. À leurs yeux comme aux yeux de tous les autres, on doit tout se promettre de l’éducation publique, et c’est l’État qui doit la diriger. Les États généraux, dit un cahier, s’occuperont d’inspirer un caractère national par des changements dans l’éducation des enfants. Comme le reste de leurs contemporains, ils montrent un goût vif et continu pour l’uniformité de législation, excepté pourtant dans ce qui touche à l’existence des ordres. Ils veulent l’uniformité administrative, l’uniformité des mesures, etc., autant que le Tiers état ; ils indiquent toutes sortes de réformes, et ils entendent que ces réformes soient radicales. Suivant eux, tous les impôts sans exception doivent être abolis ou transformés ; tout le système de la justice changé, sauf les justices seigneuriales, qui ont seulement besoin d’être perfectionnées. Pour eux comme pour tous les autres Français, la France est un champ d’expériences, une espèce de ferme modèle en politique, où tout doit être retourné, tout essayé, si ce n’est un petit endroit où croissent leurs privilèges particuliers ; encore faut-il dire à leur honneur que celui-là même n’est guère épargné par eux.
Exemple du gouvernement religieux d’une province ecclésiastique au milieu du dix-huitième siècle.
1o L’archevêque ;
2o Sept vicaires généraux ;
3o Deux cours ecclésiastiques nommées officialités : l’une, appelée officialité métropolitaine, connaît des sentences des suffragants ; l’autre, appelée officialité diocésaine, connaît : 1o des affaires personnelles entre clercs ; 2o de la validité des mariages quant au sacrement.
Ce dernier tribunal est composé de trois juges. Il y a des notaires et des procureurs qui y sont attachés.
4o Deux tribunaux fiscaux.
L’un, appelé le bureau diocésain, connaît en premier ressort de toutes les affaires qui se rapportent aux impositions du clergé dans le diocèse. (On sait que le clergé s’imposait lui-même.) Ce tribunal, présidé par l’archevêque, est composé de six autres prêtres.
L’autre cour juge sur appel les causes qui ont été portées aux autres bureaux diocésains de la province ecclésiastique. Tous ces tribunaux admettent des avocats et entendent des plaidoiries.
Esprit du clergé dans les états et assemblées provinciales.
Ce que je dis ici dans le texte des états du Languedoc s’applique aussi bien aux assemblées provinciales réunies en 1779 et en 1787, notamment dans la haute Guyenne. Les membres du clergé, dans cette assemblée provinciale, sont parmi les plus éclairés, les plus actifs, les plus libéraux. C’est l’évêque de Rodez qui propose de rendre publics les procès-verbaux de l’assemblée.
Cette disposition libérale, en politique, des prêtres, qui se voit en 1789, n’était pas seulement produite par l’excitation du moment ; on la voit déjà paraître à une époque fort antérieure. Elle se montre notamment dans le Berry, dès 1779, par l’offre que fait le clergé de 68,000 livres de dons volontaires, à la seule condition que l’administration provinciale sera conservée.
Faites bien attention que la société politique était sans liens, mais que la société civile en avait encore. On était lié les uns aux autres dans l’intérieur des classes ; il restait même quelque chose du lien étroit qui avait existé entre la classe des seigneurs et le peuple. Quoique ceci se passât dans la société civile, la conséquence s’en faisait sentir indirectement dans la société politique ; les hommes ainsi liés formaient des masses irrégulières et inorganisées, mais réfractaires sous la main du pouvoir. La Révolution, avant brisé ces liens sociaux sans établir à leur place de liens politiques, a préparé à la fois l’égalité et la servitude.
Exemple de la manière dont les tribunaux s’exprimaient à l’occasion de certains actes arbitraires.
D’un mémoire mis sous les yeux d’un contrôleur général, en 1781, par l’intendant de la généralité de Paris, il résulte qu’il était dans l’usage de cette généralité que les paroisses eussent deux syndics, l’un élu par les habitants dans une assemblée présidée par le subdélégué, l’autre choisi par l’intendant, et qui était le surveillant du premier. Dans la paroisse de Rueil, une querelle survint entre les deux syndics, le syndic élu ne voulant pas obéir au syndic choisi. L’intendant obtint de M. de Breteuil de faire mettre pour quinze jours à la Force le syndic élu, lequel fut, en effet, arrêté, puis destitué, et un autre mis à sa place. Là-dessus, le parlement, saisi à la requête du syndic emprisonné, commence une procédure, dont je n’ai pas trouvé la suite, où il dit que l’emprisonnement de l’appelant et son élection cassée ne peuvent être considérés que comme des actes arbitraires et despotiques. La justice était alors parfois mal embouchée !
Loin que les classes éclairées et aisées, sous l’ancien régime, fussent opprimées et asservies, on peut dire que toutes, en y comprenant la bourgeoisie, étaient souvent beaucoup trop libres de faire ce qui leur convenait, puisque le pouvoir royal n’osait pas empêcher leurs membres de se créer sans cesse une position à part, au détriment du peuple, et croyait presque toujours avoir besoin de leur livrer celui-ci pour obtenir leur bienveillance ou faire cesser leur mauvais vouloir. On peut dire que, dans le dix-huitième siècle, un Français appartenant à ces classes-là avait souvent beaucoup plus de facilité pour résister au gouvernement, et pour forcer celui-ci de le ménager, que n’en aurait eu un Anglais du même temps, dans la même situation. Le pouvoir se fût cru parfois obligé envers lui à plus de tempérament et à une marche plus timide que le gouvernement anglais ne s’y fût cru tenu vis-à-vis d’un sujet de la même catégorie : tant on a tort de confondre l’indépendance avec la liberté. Il n’y a rien de moins indépendant qu’un citoyen libre.
Raison qui forçait souvent, dans l’ancienne société, le gouvernement absolu à se modérer
Il n’y a guère que l’augmentation d’anciens impôts, et surtout que la création de nouveaux, qui puissent, dans les temps ordinaires, créer de grands embarras au gouvernement et émouvoir le peuple. Dans l’ancienne constitution financière de l’Europe, quand un prince avait des passions dépensières, quand il se jetait dans une politique aventureuse, quand il laissait introduire le désordre dans ses finances, ou bien encore lorsqu’il avait besoin d’argent pour se soutenir en gagnant beaucoup de gens par de gros profits ou par de gros salaires qu’on touchait sans les avoir gagnés, en entretenant de nombreuses armées, en faisant faire de grands travaux, etc., il lui fallait aussitôt recourir aux impôts : ce qui éveillait et agitait immédiatement toutes les classes, celle surtout qui fait les révolutions violentes, le peuple. Aujourd’hui, dans la même situation, on fait des emprunts dont l’effet immédiat est presque inaperçu, et dont le résultat final ne sera senti que par la génération suivante.
Je trouve comme exemple de ceci, entre bien d’autres, que les principaux domaines situés dans l’élection de Mayenne étaient affermés à des fermiers généraux, qui prenaient pour sous-fermiers de petits métayers misérables, qui n’avaient rien à eux, et à qui on fournissait jusqu’aux ustensiles les plus nécessaires. On comprend que de pareils fermiers généraux ne devaient pas ménager les fermiers ou débiteurs de l’ancien seigneur féodal qui les avait mis à sa place, et que, exercée par leurs mains, la féodalité put paraître souvent plus dure qu’au moyen âge.
Autre exemple.
Les habitants de Montbazon avaient porté à la taille les régisseurs du duché que possédait le prince de Rohan, quoique ces régisseurs n’exploitassent qu’en son nom. Ce prince (qui était sans doute fort riche) non-seulement fait cesser cet abus, comme il l’appelle, mais obtient de rentrer dans une somme de 5,544 livres 15 sous qu’on lui avait fait indûment payer et qui sera reportée sur les habitants.
Exemple de la manière dont les droits pécuniaires du clergé lui aliénaient le cœur de ceux que leur isolement aurait du rapprocher de lui.
Le curé de Noisai prétend que les habitants sont obligés de réparer sa grange et son pressoir, et demande une imposition locale pour cela. L’intendant répond que les habitants ne sont tenus qu’à la réparation du presbytère ; la grange et le pressoir resteront à la charge de ce pasteur, plus préoccupé de sa ferme que de ses ouailles (1767).
On trouve dans un des mémoires envoyés en 1788 par des paysans, en réponse à une enquête que faisait une assemblée provinciale, mémoire écrit avec clarté et sur un ton modéré, ceci : « Aux abus de la perception de la taille se joint encore celui des garnisaires. Ils arrivent d’ordinaire cinq fois pendant le recouvrement de la taille. Ce sont le plus souvent des soldats invalides ou des suisses. Ils séjournent à chaque voyage quatre ou cinq jours sur la paroisse et sont taxés par le bureau de la recette des tailles à trente-six sous par jour. Quant à l’assiette des tailles, nous n’exposerons pas les abus de l’arbitraire trop connus, ni les mauvais effets qu’ont produits les rôles faits d’office par des officiers souvent incapables et presque toujours partiaux et vindicatifs. Ils ont été pourtant la source de troubles et de différends. Ils ont occasionné des procès très-dispendieux pour les plaideurs et très-avantageux aux sièges des élections. »
Supériorité des méthodes suivies dans les pays d’états, reconnue par les fonctionnaires du gouvernement central lui-même.
Dans une lettre confidentielle écrite le 3 juin 1772 par le directeur des impositions à l’intendant, il est dit : « Dans les pays d’états, l’imposition étant d’un tantième fixe, chaque contribuable y est assujetti et la paye réellement. On fait dans la répartition une augmentation sur ce tantième en proportion de l’augmentation demandée par le roi sur le total qui doit être fourni (1 million, par exemple, au lieu de 900,000 livres). C’est une opération simple, au lieu que, dans la généralité, la répartition est personnelle et, pour ainsi dire, arbitraire ; les uns payent ce qu’ils doivent, les autres ne payent que la moitié ; d’autres le tiers, le quart ou rien du tout. Comment donc assujettir l’imposition à un neuvième d’augmentation ? »
De la manière dont les privilégiés, au début, comprenaient les progrès de la civilisation par les chemins.
Le comte de X. se plaint, dans une lettre à l’intendant, du peu d’empressement qu’on met à établir une route qui l’avoisine. C’est, dit-il, la faute du subdélégué, qui ne met pas assez d’énergie dans ses fonctions et ne force pas les paysans à faire leurs corvées.
Prison arbitraire pour la corvée.
Exemple : on voit dans une lettre d’un grand prévôt, en 1748 : « J’avais ordonné hier d’emprisonner trois hommes, sur la réquisition de M. C., le sous-ingénieur, pour n’avoir pas satisfait à leur corvée. Sur quoi, il y eut émotion parmi les femmes du village, qui se sont écriées : « Voyez-vous ! on songe aux pauvres gens quand il s’agit de la corvée ; on ne s’en occupe point pour les faire vivre. »
Les ressources pour faire les chemins étaient de deux sortes : 1o la plus grande était la corvée pour tous les gros ouvrages qui n’exigeaient que du travail ; 2o la plus petite était tirée d’une imposition générale dont le produit était mis à la disposition des ponts et chaussées pour subvenir aux ouvrages d’art. Les privilégiés, c’est-à-dire les principaux propriétaires, plus intéressés que tous aux chemins, ne contribuaient point à la corvée, et, de plus, l’imposition des ponts et chaussées étant conjointe à la taille et levée comme elle, ces privilégiés en étaient encore exempts.
Exemple de corvée pour transporter des forçats.
On voit, par une lettre qu’adresse, en 1761, à l’intendant, un commissaire préposé à la police des chaînes, que les paysans étaient forcés de charrier en voiture les forçats, qu’ils le faisaient de très-mauvaise volonté, et qu’ils étaient souvent maltraités par les gardes-chiourmes, « attendu, dit le commissaire, que les gardes sont gens grossiers et brutaux, et que ces paysans, qui font ce service malgré eux, sont souvent insolents. »
Turgot fait des inconvénients et des rigueurs de la corvée employée à transporter les effets militaires des peintures qui, après la lecture des dossiers, ne me semblent pas exagérées ; il dit, entre autres choses, que son premier inconvénient est l’extrême inégalité d’une charge très-forte en elle-même. Elle tombe tout entière sur un petit nombre de paroisses que le malheur de leur situation y expose. La distance à parcourir est souvent de cinq, six, et quelquefois dix et quinze lieues ; il faut alors trois jours pour aller et venir. Le payement accordé aux propriétaires n’est que le cinquième de la charge qu’ils supportent. Le moment de cette corvée est presque toujours l’été, le temps des récoltes. Les bœufs y sont presque toujours surmenés, et souvent malades après y avoir été employés, à ce point qu’un grand nombre de propriétaires préfèrent donner 15 à 20 livres plutôt que de fournir une voiture et quatre bœufs. Il y règne enfin un désordre inévitable ; le paysan y est sans cesse exposé à la violence des militaires. Les officiers exigent presque toujours plus qu’il ne leur est dû ; quelquefois ils obligent de force les conducteurs d’atteler des chevaux de selle à des chaises, au risque de les estropier. Les soldats se font porter sur des voitures déjà très-chargées ; d’autres fois, impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées, et, si le paysan veut faire quelques représentations, il est fort mal venu.
Exemple de la manière dont on appliquait la corvée à tout.
L’intendant de la marine de Rochefort se plaint de la mauvaise volonté des paysans, obligés par corvée de charrier les bois de construction achetés par les fournisseurs de la marine dans les différentes provinces. On voit par cette correspondance qu’en effet les paysans étaient encore tenus (1775) à cette corvée, dont l’intendant fixait le prix. Le ministre de la marine, qui renvoie cette lettre à l’intendant de Tours, lui dit qu’il faut faire fournir les voitures qui sont réclamées. L’intendant, M. Ducluzel, refuse d’autoriser ces sortes de corvées. Le ministre de la marine lui écrit une lettre menaçante, où il lui annonce qu’il rendra compte de sa résistance au roi. L’intendant répond sur-le-champ, 11 décembre 1775, avec fermeté, que, depuis dix ans qu’il est intendant à Tours, il n’a jamais voulu autoriser ces corvées, à cause des abus inévitables qu’elles entraînent, abus que le prix fixé pour les voitures n’allège pas ; « car souvent, dit il, les animaux sont estropiés par la charge de pièces énormes qu’ils sont obligés d’enlever par des chemins aussi mauvais que les saisons dans lesquelles on les commande. » Ce qui rend l’intendant si ferme parait être une lettre de M. Turgot, jointe aux pièces, datée du 30 juillet 1774, époque de son entrée au ministère, où celui-ci dit qu’il n’a jamais autorisé ces corvées à Limoges, et approuve M. Ducluzel de ne pas le faire à Tours.
Il résulte d’autres parties de cette correspondance que les fournisseurs de bois exigeaient même souvent ces corvées sans y être autorisés par les marchés passés entre eux et l’État, parce qu’ils y trouvaient au moins un tiers d’économie des frais de transport. Un exemple de ce profit est donné par un subdélégué. « Distance pour transporter les bois du lieu où ils sont abattus à la rivière, par des chemins de traverse presque impraticables, dit-il, six lieues ; temps employé pour aller et venir, deux jours. En passant aux corvéables, pour leur indemnité, le pied cube à raison de six liards par lieue, cela fera 13 fr. 10 s. pour le voyage, ce qui est à peine suffisant pour couvrir la dépense du petit propriétaire, celle de son aide, et des bœufs ou chevaux dont il faut que sa charrette soit attelée. Ses peines, son temps, le travail de ses bestiaux, tout est perdu pour lui. » Le 17 mai 1776, l’ordre positif du roi de faire faire cette corvée est intimé à l’intendant par le ministre. M. Ducluzel étant mort, son successeur, M. l’Escalopier, se hâte d’obéir et de publier une ordonnance qui porte que « le subdélégué fera la répartition de la charge entre les paroisses, à l’effet de quoi les divers corvéables desdites paroisses seront contraints de se rendre, au lieu et heure qui leur seront prescrits par les syndics, à l’endroit où se trouvent les bois, et de les charrier au prix qui sera réglé par le subdélégué. »
Exemple de la manière dont on procédait souvent à l’égard des paysans.
1768. Le roi accorde 2,000 francs de remise de taille à la paroisse de la Chapelle-Blanche, près de Saumur. Le curé prétend distraire une partie de cette somme pour faire construire un clocher et se délivrer du bruit des cloches qui l’incommode, dit-il, dans son presbytère. Les habitants résistent et se plaignent. Le subdélégué prend parti pour le curé et fait arrêter de nuit et renfermer en prison trois des principaux habitants.
Autre exemple : Ordre du roi pour faire rester en prison pendant quinze jours une femme qui a insulté deux cavaliers de la maréchaussée. Autre ordre pour faire emprisonner pendant quinze jours un tisseur de bas qui a mal parlé de la maréchaussée. L’intendant répond au ministre qu’il a déjà fait mettre cet homme en prison, ce dont ce ministre l’approuve fort. Les injures adressées à la maréchaussée avaient eu lieu à propos de l’arrestation violente des mendiants, mesure qui, à ce qu’il paraît, révoltait la population. Le subdélégué, en faisant arrêter le tisseur, fait, dit-il, savoir au public que ceux qui continueront encore à insulter la maréchaussée seront plus sévèrement punis.
On voit par la correspondance des subdélégués et de l’intendant (1760-1770) que l’intendant leur donnait l’ordre de faire arrêter les gens nuisibles, non pour les faire juger, mais pour les faire détenir. Le subdélégué demande à l’intendant de faire détenir à perpétuité deux mendiants dangereux qu’il avait fait arrêter. Un père réclame contre l’arrestation de son fils, arrêté comme vagabond parce qu’il voyageait sans papiers. Un propriétaire de X. demande qu’on fasse arrêter un homme, son voisin, dit-il, qui est venu s’établir dans sa paroisse, qu’il a secouru, mais qui se conduit très-mal à son égard et l’incommode. L’intendant de Paris prie celui de Rouen de vouloir bien rendre ce service à ce propriétaire, qui est son ami.
A quelqu’un qui veut faire mettre en liberté des mendiants, l’intendant répond que « le dépôt des mendiants ne doit pas être considéré comme une prison, mais seulement comme une maison destinée à retenir, par correction administrative, ceux qui mendient et les vagabonds. » Cette idée a pénétré jusque dans le Code pénal, tant les traditions de l’ancien régime, en cette matière, se sont bien conservées.