Élysée fit cinq verstes. Le jour commençait à poindre. Il s’arrêta sous un arbre, défit son paquet et compta son argent. Il lui restait dix-sept roubles et vingt kopecks.
– Eh bien ! pensa-t-il, avec cela, impossible de passer la mer ; et mendier pour mon voyage au nom du Christ, serait peut-être un péché de plus. Le compère Efim saura bien aller tout seul, et sans doute il mettra aussi un cierge pour moi. Et moi, mon vœu sera non avenu jusqu’à ma mort. Le Maître est miséricordieux ; il m’en relèvera.
Élysée se leva, secoua son sac derrière ses épaules, et fit volte-face. Seulement il contourna le village pour n’être pas vu. Et bientôt il arriva chez lui. Au départ, il lui avait semblé difficile et même pénible de se traîner derrière Efim. Au retour, Dieu lui donnait de marcher sans fatigue. Il marchait sans y prendre garde, en jouant avec son bâton, et faisait soixante-dix verstes dans une journée.
Quand il arriva chez lui, les travaux des champs s’étaient heureusement faits. Les siens se réjouirent fort de revoir leur vieillard. On commença par lui demander comment et pourquoi il avait perdu son compagnon, pourquoi il était revenu au logis au lieu d’aller jusqu’au bout.
– C’est que Dieu ne l’a pas voulu, répondit-il. J’ai dépensé l’argent en route et j’ai laissé mon compagnon me dépasser. Et voilà : je n’y suis pas allé. Pardonnez-moi pour la gloire du Christ.
Et il rendit le reste de l’argent à sa « vieille ». Élysée s’enquit des affaires de la maison. Elles s’étaient arrangées pour le mieux, tout allait bien ; le ménage ne manquait de rien, et tout le monde vivait en paix et en bon accord.
Les Éfimov, ayant appris dans la journée le retour d’Élysée, vinrent demander des nouvelles de leur vieillard, et Élysée leur dit la même chose.
– Votre « vieillard », dit-il, allait très bien. Nous nous sommes quittés trois jours avant la Saint-Pierre. J’ai voulu le rattraper, mais il m’est alors survenu force événements ; et je n’ai plus eu de quoi poursuivre ma route. Et voilà : je m’en suis retourné…
On s’étonna qu’un homme aussi avisé eût fait une telle sottise. « Il est parti, il n’a pas atteint le but, il a pour rien dépensé son argent. » On s’étonnait et on riait.
Et Élysée finit par oublier tout cela. Il reprit ses occupations, coupa avec ses fils du bois pour l’hiver, battit le blé avec les babas, couvrit le hangar et soigna ses ruches. Il se mit en mesure de livrer au voisin les dix essaims de jeunes abeilles. Sa « vieille » eût voulu lui cacher le compte des nouvelles abeilles ; mais Élysée savait bien lesquelles étaient pleines, lesquelles ne l’étaient pas : et il donna à son voisin dix-sept essaims au lieu de dix.
Élysée régla toutes ses affaires, envoya ses fils travailler au-dehors et se mit lui-même à tresser des lapti et à tailler des sabots pour la mauvaise saison.