XXI

Deux années auparavant, une belle et forte jeune fille, du type oriental, Tourtchaninova, était venue du territoire des Cosaques du Don à Pétersbourg pour suivre les cours de l’Université. Cette jeune fille avait fait connaissance à Pétersbourg de l’étudiant Turine, fils d’un juge de paix du gouvernement de Simbirsk, et l’avait aimé. Mais elle ne l’aimait pas comme aiment ordinairement les femmes, avec le désir de devenir sa femme et la mère de ses enfants ; elle l’aimait en ami, d’un amour nourri principalement par le sentiment de révolte et de haine, non seulement pour l’état de choses existant, mais pour les hommes qui le représentaient, et par celui de leur supériorité intellectuelle et morale sur ces hommes.

Elle était très capable, apprenait facilement les matières enseignées, passait ses examens, et, en plus, absorbait en grande quantité les livres les plus nouveaux. Elle était sûre que sa vocation n’était point de mettre au monde et d’élever des enfants (elle regardait même avec dégoût et mépris une vocation pareille), mais que sa mission était de détruire l’ordre existant qui enchaîne les meilleures forces du peuple, et de faire connaître aux hommes cette nouvelle voie de la vie qui lui était indiquée par les écrivains européens les plus avancés.

Forte, blanche, fraîche, belle, avec ses yeux noirs brillants, et une épaisse natte brune, elle éveillait chez les hommes les sentiments qu’elle ne voulait et ne pouvait partager, tant elle était absorbée par son activité agitative et verbeuse. Néanmoins il lui était agréable de provoquer ces sentiments, et c’est pourquoi, sans trop apporter de recherche à sa toilette, elle ne négligeait pas son extérieur. Il lui était agréable de plaire et de pouvoir montrer qu’elle méprisait réellement ce que d’autres femmes apprécient tant.

Dans ses opinions sur les moyens de lutte contre l’ordre existant, elle allait plus loin que la plupart de ses camarades et que son ami Turine, et elle soutenait que, dans la lutte, tous les moyens sont bons et peuvent être employés, le meurtre inclusivement.

Et cependant cette même révolutionnaire Catherine Tourtchaninova était au fond de son âme une personne très bonne et très dévouée, qui toujours à son avantage, à son plaisir, à son bien-être préférait l’avantage, le plaisir et le bien-être des autres, et toujours se réjouissait sincèrement de l’occasion de faire quelque chose d’agréable à un enfant, à un vieillard, à un animal.

Tourtchaninova passait l’été dans un chef-lieu de district, sur la Volga, chez une amie, maîtresse d’école de village. Dans le même district Turine vivait chez son père. Tous les trois, avec un médecin du district, se voyaient souvent, échangeaient des livres, discutaient et se révoltaient. La propriété des Turine était voisine du domaine des Livensoff où Piotr Nikolaievitch était entré en qualité de gérant. Aussitôt que Piotr Nikolaievitch commença à établir l’ordre, le jeune Turine, remarquant chez les paysans des Livensoff leur esprit d’indépendance et leur ferme intention de défendre leurs droits, s’intéressa à eux et vint souvent au village causer avec eux, leur développant la théorie du socialisme en général, et de la nationalisation de la terre en particulier.

Quand survint le meurtre de Piotr Nikolaievitch, et qu’arriva le tribunal militaire, le groupe des révolutionnaires du chef-lieu de district eut un très fort motif de révolte et en parlait très librement. Les visites de Turine au village, ses conversations avec les paysans furent rapportées devant le tribunal. On fit une perquisition chez Turine. On trouva chez lui quelques brochures révolutionnaires, et l’étudiant fut arrêté et conduit à Pétersbourg.

Tourtchaninova s’y rendit après lui et alla à la prison pour le voir. Mais on ne lui accorda pas d’entrevue avec lui en dehors du jour des visites, et elle ne put voir Turine qu’à travers les deux grilles. Ces visites augmentaient encore sa révolte, qui fut portée à son comble après une explication avec un bel officier de gendarmerie, lequel se montra prêt à être indulgent dans le cas où elle accepterait ses propositions. Cela l’amena au dernier degré de l’indignation et de la colère contre toutes les autorités. Elle alla trouver le chef de la police. Celui-ci lui dit la même chose que l’officier de gendarmerie, qu’il ne pouvait rien faire, qu’il fallait pour cela l’ordre du ministre. Elle adressa une requête au ministre, en demandant une entrevue. Elle reçut un refus. Alors elle se résolut à un acte désespéré et acheta un revolver.

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