VIII La soirée

C’était dans le petit cabinet rouge situé au fond du restaurant Novo-Troitzki, réservé aux habitués de marque, qu’étaient réunis le prince Kornakov, le général, l’officier de la garde Atalov, de Saint-Pétersbourg, et Serge.

– Je bois à la santé de qui vous savez, dit Serge au prince Kornakov, en remplissant sa coupe et en la portant à ses lèvres.

Serge était très rouge et ses yeux brillaient d’un éclat trouble et artificiel.

– Eh oui, buvons ! acquiesça Kornakov, son expression impassible et ennuyée avait fait place à un sourire caressant.

On répéta plusieurs fois le toast en l’honneur de la personne inconnue.

Le général avait dénoué sa cravate et s’était étendu sur le divan, un cigare à la main. À portée de sa main, une bouteille de cognac, un petit verre et un morceau de fromage. Son visage était plus rouge et plus bouffi qu’à l’ordinaire. Ses yeux insolents et légèrement clignotants exprimaient la satisfaction.

– Voilà qui me plaît ! disait-il en regardant Serge, qui assis en face de lui, vidait un verre après l’autre. Il fut un temps où, moi aussi, je buvais le champagne comme cela. Au souper, une bouteille entière y passait, après quoi, je dansais comme si de rien n’était, et l’on ne m’en trouvait que plus aimable.

– Ce n’est pas cela que je regrette, dit Kornakov qui, appuyant son visage sur sa main, fixait tristement les beaux yeux animés d’Ivine Je suis encore capable de boire tout ce que l’on veut, mais à quoi bon ? Ce que je regrette, c’est le temps où, comme lui, je portais des toasts à la santé de X…, où j’étais prêt à mourir, plutôt que de renoncer à boire à sa santé, où j’aurais tout fait pour que m’échoie le fond de la bouteille, et où j’étais persuadé que j’épouserais celle en l’honneur de qui je vidais ce fond de bouteille. Oh ! si j’avais épousé toutes celles à la santé de qui j’ai bu la dernière goutte… que de magnifiques épouses j’aurais eues ! Si vous pouviez les imaginer, Serge !… Il fit un geste de la main. Voici votre fond de bouteille, lui dit-il en lui versant une dernière rasade. Mais, que fais-je ? vous n’en avez pas besoin et il lui sourit avec gaîté et tendresse.

– Oh ! ne me rappelez pas toutes ces choses impossibles ! Je les ai oubliées et ne veux pas m’en souvenir. Je me sens si bien maintenant !

Et dans son regard brillait la véritable joie d’un être jeune et spontané, qui s’abandonne sans frein à sa première passion.

– Il est gentil, n’est-ce pas ? dit Kornakov en se tournant vers le général. C’est incroyable comme il me rappelle l’adolescent que j’étais ! Débouchons-le tout à fait.

– Oui, s’esclaffa le général. Sais-tu ce que je… Allons chez les femmes et emmenons-le !

Cinq minutes plus tard, Serge se trouvait dans le traîneau de Kornakov. L’air glacial lui fouettait le visage, le dos épais du cocher lui bouchait l’horizon ; quelques pâles lanternes éclairaient les murs qui fuyaient de chaque côté.

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