Le prince Kornakov et le joyeux général s’étaient arrêtés devant un perron. Le général, tantôt donnant de grands coups de pied dans la porte qui craquait et oscillait, tantôt tirant la chaîne rouillée, qui servait de sonnette, criait :
– Hé, là-haut, Tchavaly, ouvrez !
On entendit enfin, hésitants et prudents, des pas traînants dans des savates ; une lumière brilla à travers les volets et la porte s’ouvrit. Sur le seuil parut une vieille femme voûtée, un manteau de renard jeté par-dessus sa chemise blanche et tenant une chandelle dans ses mains ridées.
Au premier coup d’œil, les traits ravinés, énergiques et rudes, les yeux noirs et brillants, les cheveux couleur de goudron, bien que parsemés de fils blancs, s’échappant d’un fichu, la peau sombre, d’une teinte brique, annonçaient la tzigane. Ayant élevé la bougie jusqu’aux visages des visiteurs, elle les reconnut avec joie :
– Ah ! Seigneur Dieu ! Ah ! mon Père ! s’écria-t-elle d’une voix gutturale, avec l’accent particulier aux tziganes. – Quelle joie ! Notre soleil rouge, et toi, Nicolas Nicolaïévitch ! Il y a longtemps que tu ne nous as honorés de ta visite. Comme mes filles vont être contentes ! Mais entrez donc, nous allons tout de suite commencer les danses !
– Tout le monde est à la maison ?
– Ils sont tous là, ils vont arriver de suite, mon « trésor ». Entrez, entrez !
– Entrons, dit le prince Kornakov.
Tous les quatre, sans retirer chapeaux ni manteaux, entrèrent dans une pièce basse et malpropre, aménagée comme un intérieur ordinaire de petits bourgeois ; on voyait un peu partout des miroirs, dans des cadres rouges, dans un coin, un canapé déchiré avec un dossier de bois, des chaises et des tables crasseuses en imitation d’acajou.
La jeunesse se laisse facilement entraîner, même vers le mal, lorsqu’elle subit l’influence de personnes respectables. Serge, oubliant déjà ses rêves, regardait ce décor étrange avec l’intérêt de quelqu’un qui assiste à des expériences chimiques. Il observait tout ce qu’il avait sous les yeux et attendait avec impatience ce qui allait se passer. Il se préparait d’avance à un joli spectacle.
Un jeune tzigane, aux longs cheveux noirs et bouclés, aux yeux bridés plutôt inquiétants, et dont le sourire découvrait de belles dents blanches, était couché sur le canapé. En un clin d’œil, il s’était levé et habillé ; il regarda autour de lui, adressa d’une voix aiguë quelques mots à la vieille, et se mit en devoir de saluer les arrivants.
– Qui est votre chef, maintenant ? s’informa le prince ; il y a longtemps que je ne suis venu.
– Ivan Matviéiévitch, répondit le tzigane.
– Vanika ?
– Oui, Vanika.
– Et le premier chanteur ?
– Tania et Maria Vassilievna.
– Macha ? Celle qui était chez les B… ? Cette jolie fille ? Elle est toujours chez vous ?
– Oui, monsieur, répondit le tzigane, toujours souriant. Elle vient de temps en temps.
– C’est bien ; va la chercher et apporte du champagne.
Le tzigane prit l’argent qu’on lui offrait et disparut. Le général, comme il convient à un familier de la maison, à califourchon sur une chaise, entama une conversation avec la vieille. Il connaissait tous les tziganes, hommes et femmes qui formaient autrefois le « Tabor », ainsi que la parenté qui les liait entre eux.
L’officier de la garde raconta qu’on ne pouvait trouver de femmes à Moscou et que les milieux tziganes étaient inabordables, tant leur saleté était grande et répugnante. Il était préférable selon lui de les inviter chez soi. Le prince protesta qu’au contraire les tziganes étaient beaucoup plus intéressants dans leur propre cadre et que c’était là qu’il fallait essayer de les comprendre. Serge écoutait la conversation sans y prendre part mais, dans son for intérieur, il approuvait les arguments du prince. L’originalité du lieu lui plaisait et le persuadait que des choses extrêmement intéressantes allaient s’y dérouler.
De temps en temps, la porte d’entrée s’ouvrait ; l’air froid du dehors s’y engouffrait tandis que les tziganes, qui composaient le chœur, entraient deux par deux. Les hommes portaient des casaques bleu clair, serrées autour de leur taille svelte, de larges pantalons repris dans leurs bottes. Tous avaient les cheveux longs et bouclés. Les femmes étaient vêtues de capes de soie brochée, doublées de renard ; elles avaient sur la tête des fichus de couleurs vives ; leurs toilettes étaient riches et belles, quoique démodées.
Le tzigane revint avec le champagne, dit que Macha viendrait un peu plus tard et proposa de commencer les chants sans elle. Il adressa quelques mots au chef du chœur – un jeune homme d’aspect plutôt chétif, mais agréable et bien pris dans sa tunique galonnée – qui accordait sa guitare sur son genou, le pied appuyé sur le rebord de la fenêtre. Celui-ci répondit sur un ton impatienté ; quelques vieilles femmes se mêlèrent à la discussion qui devint de plus en plus bruyante et dégénéra finalement en un tumulte général. Les vieilles, le regard animé, gesticulaient en poussant des cris stridents. Les hommes, ainsi que quelques jeunes femmes, leur tenaient tête. Les visiteurs, dans ces démêlés, pour eux incompréhensibles, ne distinguaient qu’un mot, fréquemment répété : « Maka, Maka ! » Stiochka, une jeune et belle fille que le chef avait présentée comme la nouvelle première chanteuse, restait assise, les yeux baissés ; elle seule ne prenait pas part à la discussion. Le général comprit ce dont il s’agissait : le tzigane, qui était allé chercher le champagne, avait probablement menti, en disant que Macha viendrait plus tard ; il voulait que les chants fussent entonnés par Stiochka. La discussion roulait sur la question de savoir s’il fallait ou non donner à Stiochka une part et demie, sur la recette de la soirée.
– Eh ! Tchavaly, écoutez donc ! cria le général.
Mais personne ne lui prêtait attention. Après bien des difficultés, il réussit enfin à se faire entendre :
– Macha ne viendra pas ! Dites-le donc une fois pour toutes ! lança-t-il.
Et le chef de répondre :
– Stiochka ne s’en tirera pas moins bien qu’elle. Il faut l’entendre dans La Nuit ; vous n’en trouverez pas de meilleure. C’est tout à fait la manière de Tanioucha ; et vous savez ce que cela veut dire, vous qui connaissez si bien tous les nôtres (il savait que par ces mots il le flattait). Écoutez-la !
De tous côtés s’élevèrent des cris approbateurs.
– C’est bon, commencez !
– Par laquelle voulez-vous que nous débutions ? s’enquit le chef, la guitare à la main, en se plaçant au centre du demi-cercle formé par les chanteurs.
– Commencez comme vous en avez l’habitude, par « Entends-tu… »
Le tzigane se mit en position, appuyant sa guitare sur son genou, et préluda par quelques accords. Le chœur entonna un chant lent et harmonieux.
– Arrêtez ! Arrêtez ! cria le général. Cela ne va pas ! Il faut boire, d’abord !
Tout le monde dut avaler un verre de mauvais champagne tiède. Le général, s’étant approché des femmes, demanda à l’une d’elles, qui avait dû être fort jolie au temps de sa jeunesse, de lui céder sa place, tandis que lui la prendrait sur ses genoux.
Le chœur reprit, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, pour terminer, à la manière typiquement tzigane, sur un rythme endiablé, avec un art inimitable. Le chœur se tut soudain. L’accord initial se fit de nouveau entendre et le leitmotiv fut repris par une voix douce, tendre et pure, avec des accents et des variations d’une surprenante originalité ; cette petite voix s’enfla peu à peu, se fit plus sonore pour transmettre sans heurt la mélodie au chœur qui la reprit avec un ensemble parfait.
Il fut un temps, en Russie, où la musique tzigane était préférée à toute autre ; les tziganes chantaient alors les vieilles chansons russes, et il n’était pas de mauvais goût de les préférer aux chanteurs italiens. De nos jours, ce sont des couplets de vaudeville que les tziganes chantent en public, et il paraît évidemment ridicule d’aimer leur chant et de le parer du nom de « musique ». Il est regrettable que leur art soit à ce point tombé. Il fut en Russie la transition naturelle entre la musique populaire et la musique de composition. Comment se fait-il qu’en Italie, n’importe quel lazzarone comprenne et aime les airs de Donizetti et de Rossini, tandis que, chez nous, le petit bourgeois ou le commerçant ne goûtent guère, dans « Le Tombeau d’Ascold » ou « La Vie pour le Tsar », autre chose que les décors. Et encore, je ne mentionne que l’opéra populaire ; mais que dire de la musique italienne, que seuls sont capables de goûter une centaine de connaisseurs russes ! N’importe quel Russe au contraire aime la musique tzigane, parce que ses sources sont populaires. On m’objectera que cette musique est fruste et sans règles… Eh bien ! me croira qui voudra, mais je dis ici ce que j’ai éprouvé moi-même : ceux qui aiment la musique tzigane me comprendront aisément et ceux qui voudront en faire l’expérience arriveront à s’en persuader. Il fut un temps où j’aimais également la musique tzigane et la musique allemande et où je les cultivais toutes deux. L’un de mes amis, excellent musicien, Allemand d’origine et formé à l’école musicale allemande, entrait constamment en discussion avec moi, me soutenant que le chœur tzigane foisonnait d’incorrections musicales impardonnables – ce qu’il se faisait fort de me prouver. Seuls trouvaient grâce à ses oreilles les soli que, comme tout le monde, il estimait excellents.
J’écrivais la musique assez bien ; lui, parfaitement. Nous décidâmes un jour, après avoir entendu une chanson une dizaine de fois, de la noter, chacun de notre côté. En comparant les deux partitions, nous trouvâmes en effet des suites de quintes, mais ne me tenant pas pour battu, j’objectai que, si nous avions pu noter les sons correctement, les temps exacts nous avaient échappé et que les quintes en question pouvaient n’être qu’une imitation de quintes, quelque chose dans le genre d’une fugue très bien agencée. Nous recommençâmes l’expérience et l’Allemand se rangea finalement à mon avis. À vrai dire, à chaque nouvelle phrase, l’allure de l’harmonie restait la même, mais l’accord devenait plus riche, ou bien la répétition du motif précédent remplaçait une note : en un mot, la forme extérieure était simulée. Il était impossible de faire chanter à chaque tzigane sa partie, ils chantaient tous la première voix et, lorsqu’ils chantaient en chœur, chacun improvisait.
Que les lecteurs qui ne s’intéresseraient pas aux tziganes et à leur musique, veuillent bien m’excuser pour cette digression déplacée ; mais mon amour pour cette musique populaire et originale, qui m’a donné tant de moments de joie, est tel, qu’il m’a entraîné plus loin que je ne l’aurais voulu.
Pendant l’exécution du premier couplet, le général avait écouté avec attention, clignant des yeux de temps à autre avec un sourire approbateur. Il s’assombrissait parfois, hochant la tête et semblant critiquer. Puis il cessa bientôt d’écouter et se mit à bavarder avec Lioubacha. Celle-ci, tantôt lui répondait par un sourire qui découvrait des dents d’un éclat de perles, tantôt mêlait au chœur le son de sa forte voix d’alto, tout en jetant des coups d’œil sévères et en faisant des signes aux tziganes qui l’entouraient.
L’officier de la garde s’était assis à côté de la jolie Stiochka et répétait sans cesse à l’adresse de Kornakov des Charmants ! et des Délicieux ! ou bien chantonnait maladroitement avec le chœur, ce qui paraissait déplaire aux femmes et les faisait murmurer.
L’une d’elles lui toucha la manche en lui disant :
– Je vous en prie, monsieur !
Le prince Kornakov, les pieds sur le divan, chuchotait constamment à l’oreille de la jolie danseuse Malachka ; Serge, ayant déboutonné son gilet, debout au centre du demi-cercle des chanteurs, écoutait, visiblement sous le charme. Il avait remarqué qu’un groupe de jeunes femmes le regardait, chuchotant entre elles. Ce ne pouvait certes pas être la moquerie qui provoquait ces rires, pensait-il, mais plutôt l’admiration, car il se savait fort beau garçon.
Le général se leva soudain et dit, en s’adressant au prince :
– Non, cela ne va pas ! Sans Machka, le chœur ne vaut rien, n’est-ce pas ?
Le prince qui, depuis le bal, paraissait apathique et somnolent, l’approuva. Le général paya les tziganes, en les dispensant de l’habituel couplet de départ.
– Partons ! dit-il.
Le prince répéta en bâillant : « Partons ».
Seul l’officier de la garde avait émis une vague protestation à laquelle personne n’avait fait attention. Ils endossèrent leurs pelisses et sortirent.