HISTOIRE DE LA JOURNÉE D’HIER

J’écris l’histoire de la journée d’hier, non que cette journée fût en soi remarquable, mais parce que, depuis longtemps déjà, je désirais retracer tout au long la suite des impressions dont est faite une journée.

Dieu seul sait combien sont diverses et curieusement assemblées, combien de pensées suscitent en nous ces impressions vagues, obscures, mais cependant compréhensibles à notre âme. S’il était possible de les raconter de telle sorte que chacun les pût lire comme s’il les eût lui-même écrites et qu’il s’y retrouvât tout entier, ce serait là un livre fort instructif et d’un puissant intérêt ; pour écrire un tel livre, certes, il n’y aurait pas assez d’encre sur la terre, ni assez de typographes pour le composer.

Hier, je me suis levé tard – dix heures moins le quart – pour la simple raison que je m’étais couché après minuit. Depuis longtemps déjà je me suis fixé pour règle de ne pas y me coucher après minuit, et cependant, trois fois par semaine environ, il m’arrive d’enfreindre cette règle ; mais, selon les circonstances, je classe ce genre de délits soit parmi les crimes, soit parmi les fautes vénielles. Hier, voici quelles furent les circonstances (ici je prie le lecteur de m’excuser, car je vais être obligé de conter ce qui m’est arrivé avant-hier – les romanciers souvent n’écrivent-ils pas de longues histoires qui ont trait aux générations antérieures à leurs héros ?) : j’avais joué aux cartes, mais nullement par passion du jeu, comme on pourrait être tenté de le croire, il y avait là, en moi, à peu près autant de passion pour le jeu, qu’il y a de passion pour la promenade en celui qui danse une polonaise !

Parmi tant d’autres conseils qu’il donnait, et que personne ne voulait suivre, Jean-Jacques Rousseau proposait qu’en société on jouât au bilboquet afin d’avoir les mains occupées. Mais ceci ne suffit pas en société, il convient aussi que la tête soit occupée ou tout au moins s’absorbe en partie à quelque exercice qui laisse le loisir ou de parler ou de se taire. Un tel exercice, mais le voici tout trouve ! C’est le jeu de cartes.

Les gens de la vieille génération se plaignent que l’art de la conversation disparaisse. Je ne sais ce qu’étaient les hommes de la génération passée (sans doute étaient-ils tout pareils à nous) mais, ce que je puis affirmer, c’est que la conversation n’est pas quelque chose qui existe en soi. La conversation, en tant qu’occupation, est une invention stupide. Et ce n’est point du tout le manque d’esprit qui tue la conversation mais l’égoïsme, chacun veut parler de soi ou de ce qui le préoccupe, et si l’un parle et que l’autre écoute, ce n’est plus une conversation, mais une leçon. Si deux hommes intéressés par les mêmes questions se rencontrent, il suffit que survienne un tiers pour tout gâcher, ce dernier s’en mêle, il faut lui donner part au débat et toute la conversation va au diable.

Il arrive aussi qu’une conversation s’engage entre deux personnes préoccupées des mêmes sujets et que nul importun ne les vienne déranger, là, c’est pire encore, chacun parle de la même chose, mais en se plaçant à son propre point de vue, en ajustant tout à sa mesure, plus la conversation se prolonge, plus l’un s’éloigne de l’autre, jusqu’à ce que chacun s’aperçoive qu’il ne parle plus, mais prêche, se prenant soi-même à témoin de ce qu’il avance et que, faisant de même, son interlocuteur ne l’écoute pas. Vous est-il déjà arrivé de prendre part au jeu des œufs pendant la semaine sainte ? Vous lancez sur une planchette inclinée deux œufs semblables, en ayant soin d’orienter inversement leurs pointes, ils rouleront d’abord dans la même direction, mais bientôt chacun s’en ira dans le sens indiqué par sa pointe. Rien ne ressemble davantage à ce jeu qu’une conversation, seules les coques vides roulent à grand bruit mais ne vont pas loin, les œufs pleins et bien pointus, eux, roulent Dieu sait où, mais vous n’en trouverez pas deux qui suivront le même chemin. Chacun a sa pointe.

Je ne parle pas de ces conversations qui s’engagent parce qu’il serait impoli de ne pas parler, comme il serait inconvenant de sortir sans cravate. L’un pense « Vous savez fort bien que ce dont je parle ne m’intéresse nullement, mais il faut bien dire quelque chose » Et l’autre « Parle donc, mon pauvre ami, puisqu’il le faut ! »

Ce n’est plus une conversation, mais plutôt quelque chose qui ressemble à l’habit noir, aux cartes de visite et aux gants, c’est une affaire de convenances.

En jouant aux cartes, par contre, on peut se dispenser de parler, ou bien se donner de temps à autre de petites satisfactions d’amour-propre en lançant un bon mot, sans pour cela être obligé de poursuivre sur le même ton, comme dans une société qui ne s’est réunie que pour le plaisir de converser.

Il faut garder la dernière cartouche pour le dernier tour, pour l’instant où l’on prend son chapeau, c’est alors le moment de faire éclater le feu d’artifice, de donner toute sa réserve comme un cheval de course qui touche au but, sinon vous paraîtrez terne et pauvre. J’ai remarqué que, non seulement les gens intelligents, mais encore ceux qui passent pour brillants et spirituels en société, gâchent souvent leur charme, pour ne pas savoir graduer leurs effets. Si l’on s’enflamme trop vite, si l’on parle jusqu’à s’épuiser, jusqu’à n’avoir plus même envie de répondre, la dernière impression de l’auditoire sera « Dieu, quelle bûche ! »

Lorsqu’on joue aux cartes, voilà une chose qui ne saurait arriver, il vous est loisible de vous taire sans encourir nulle critique. En outre, il arrive aussi que des femmes jeunes prennent part au jeu, et que peut-on désirer de mieux que de rester deux à trois heures aux côtés d’une jolie femme ?

Voici : je jouais donc aux cartes ; j’étais assis tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt en face et partout je me trouvais bien. Cela dura jusqu’à minuit moins le quart. On avait joué trois parties.

Pourquoi cette femme m’aime-t-elle ?… (comme j’aurais voulu mettre ici un point !) Cela me trouble, d’autant plus qu’en sa présence je ne me sens pas à mon aise : tantôt il me semble que mes mains ne sont pas tout à fait propres, tantôt que je suis mal assis ; tantôt c’est un bouton sur la joue (justement celle qui est tournée de son côté) qui me tracasse.

Pourtant il me semble qu’elle n’y est pour rien ; c’est moi qui ne suis jamais à mon aise avec les gens que je n’aime pas ou que j’aime trop. Pourquoi cela ? C’est bien simple : parce que j’ai envie de montrer aux uns que je ne les aime pas et aux autres que je les aime ; et montrer ce que l’on ressent n’est pas chose aisée. Chez moi, en tout cas, cela réussit toujours à l’inverse. Quand je veux être froid, il me semble que je le suis à l’excès et je deviens alors trop aimable ; s’il s’agit au contraire des gens que j’aime – et que j’aime infiniment – à la seule pensée qu’ils pourraient croire que je ne les aime pas, je me trouble et deviens sec et brusque.

Elle est pour moi, femme, parce qu’elle possède toutes ces charmantes qualités qui nous forcent à aimer les femmes ou, pour mieux dire, à l’aimer, elle – en un mot parce que je l’aime. Mais la pensée qu’elle puisse appartenir à un homme ne me trouble nullement ; cela ne me vient même pas à l’esprit. Elle a la mauvaise habitude (un peu sotte) de roucouler avec son mari, même en société ; mais cela m’est complètement indifférent – aussi indifférent que si elle embrassait le poêle ou la table.

Elle joue avec le monde et trouve toujours une attitude qui correspond à chaque circonstance de la vie. Elle est coquette. Non ! pas seulement coquette ; elle aime à plaire, même à faire tourner les têtes, je rejette le mot « coquette » parce que ce mot, ou en tout cas l’idée qui s’y attache, a quelque chose de malveillant. À mon avis, étaler sa nudité, mentir en amour, ce n’est pas de la coquetterie, c’est tout simplement de la vulgarité, de la bassesse. Mais avoir le désir de plaire et de faire tourner les têtes, voilà qui n’a rien de laid, au contraire ; cela ne fait de mal à personne – car il n’y a plus de Werther – et c’est la source d’un plaisir innocent pour celle qui en est animée, comme pour ceux qui le subissent. Ainsi, moi par exemple, je suis très heureux qu’elle me plaise et je n’aspire à rien d’autre.

Et puis, il y a deux genres de coquetterie : l’une intelligente, l’autre sotte. La coquetterie intelligente est celle qui ne se remarque pas, que l’on ne peut jamais prendre sur le fait. La coquetterie sotte au contraire ne dissimule rien ; voici comment elle parle : « Je ne suis pas très belle, mais, voyez, j’ai des jambes magnifiques. Regardez-les quand je monte en voiture. Avez-vous vu ? Ne sont-elles pas belles ? » – « Vos jambes sont peut-être belles, mais je ne les ai pas remarquées parce que vous me les avez montrées. »

Et la coquetterie intelligente dit : « Il m’est complètement indifférent que vous me regardiez ou non ; j’ai chaud, c’est pourquoi j’ai enlevé mon chapeau. » – « Mais, je vois tout. » – « Et que voulez-vous que cela me fasse ? »

Dans la coquetterie intelligente, tout est innocent et spirituel.

Je regardai ma montre et me levai. C’est étonnant ! Je n’ai jamais vu son regard se poser sur moi, excepté quand je lui parle ; et cependant, aucun de mes mouvements ne lui échappe.

– Tiens, vous avez une montre rose !

Je fus extrêmement froissé qu’elle eût trouvé ma montre Breguet, rose. Sans doute mon dépit fut-il très visible, car, lorsque je répliquai que c’était une très belle montre, elle se troubla à son tour. Je pense qu’elle regrettait d’avoir dit quelque chose qui m’ait déplu. Nous comprîmes l’un et l’autre combien tout cela était ridicule et un sourire glissa sur nos lèvres. Il m’était très agréable de sentir qu’ensemble nous avions éprouvé le même trouble et qu’ensemble nous avions souri – en somme, que nous avions fait ensemble une sottise. J’aime ces relations mystérieuses qui s’expriment par un sourire, par un regard et qui ne se peuvent expliquer ; non que l’un comprenne l’autre, mais chacun comprend que l’autre comprend, qu’il le comprend, etc. Voulait-elle mettre fin à cette conversation si douce pour moi ? Voulait-elle voir comment je refuserais ou savoir si je refuserais de continuer le jeu ? Elle regarda les chiffres écrits sur la table, prit une craie, dessina une figure qui ne pouvait prétendre à être ni mathématique ni artistique et, glissant son regard entre son mari et moi, elle dit :

– Faisons encore une partie.

J’étais si absorbé dans la contemplation, non seulement de ses mouvements, mais de cette chose indéfinissable appelée charme, que mon imagination, partie Dieu sait où, ne put revenir à temps pour orner mes mots d’une formule heureuse. Je dis tout simplement :

– Non, je ne puis pas.

À peine avais-je prononcé cette phrase que je commençai à me repentir – c’est-à-dire, non pas moi tout entier, mais une parcelle de moi. Il n’est pas une seule de nos actions qui ne soit condamnée par une quelconque parcelle de notre âme : par contre, il s’en trouvera toujours une autre pour les justifier : « Qu’est-ce que cela fait si tu te couches après minuit ? Es-tu sûr d’avoir encore l’occasion de passer une soirée aussi agréable ? »

Sans doute cette parcelle parlait-elle avec beaucoup d’éloquence et de conviction (il m’est malheureusement impossible de retranscrire ce langage avec exactitude), car je fus saisi de crainte et commençai à chercher des arguments : « Premièrement, tu n’éprouves pas un si grand plaisir, me disais-je ; elle ne te plaît nullement et, de plus, tu te trouves dans une situation embarrassante : tu as déjà dit que tu ne pouvais rester ; tu te perds dans son estime… »

– Comme il est aimable, ce jeune homme !

Cette phrase qui suivit immédiatement la mienne interrompit mes pensées, je commençai à m’excuser, disant qu’il m’était impossible d’accepter ; mais, comme de telles phrases se prononcent sans qu’il soit besoin d’y réfléchir, je continuai à laisser courir mes pensées. Il me plaît infiniment qu’elle parle de moi à la troisième personne ; en allemand ce serait grossier, mais, même en allemand, cela m’aurait plu. Pourquoi ne trouve-t-elle pas une manière convenable de s’adresser à moi ? Elle paraît gênée de m’appeler par mon prénom, par mon nom ou par mon titre. Ou bien est-ce parce que…

– Reste à dîner avec nous, dit son mari.

Absorbé que j’étais par mes réflexions sur les formules de la troisième personne, je n’avais pas remarqué comment mon corps, après s’être excusé de ne pouvoir rester, déposait de nouveau le chapeau, et s’installait tranquillement dans un fauteuil. De toute évidence la partie spirituelle de mon moi ne participait aucunement à cette ineptie.

J’étais très contrarié et recommençais à me faire des reproches quand une circonstance très agréable vint me distraire. La jeune femme s’était mise à dessiner quelque chose avec une grande attention – quelque chose que je ne pouvais voir – puis elle souleva la craie un peu plus haut qu’il ne le fallait, la posa sur la table et, s’appuyant des bras sur le divan où elle était assise, s’adossa en se laissant glisser légèrement ; elle leva la tête – une tête au contour fin et ovale, aux yeux noirs mi-clos mais énergiques, au nez droit et mince ; la bouche surtout était ravissante, accordant son expression à celle des yeux, et exprimant toujours quelque chose de nouveau.

En cet instant, que signifiait cette bouche ? Il y avait là de la songerie, de l’ironie, de la mièvrerie, une envie de rire contenue, de la dignité et du caprice, de l’intelligence et de la sottise, de la passion et de l’apathie. Et que n’exprimait-elle encore !…

Son mari sortit à ce moment, sans doute pour commander le dîner. Quand on me laisse seul avec elle, je suis toujours saisi d’une sorte d’effroi et pris d’angoisse. En suivant des yeux ceux qui partent, je me sens aussi mal à l’aise que lorsque, dans la cinquième figure du quadrille, je vois ma danseuse passer de l’autre côté et qu’il me faut rester seul. Je suis sûr qu’il était moins douloureux à Napoléon de voir, à Leipzig, les Saxons passer à l’ennemi, qu’à moi, dans ma prime jeunesse, d’assister à cette évolution cruelle. Le moyen dont j’use au quadrille me sert aussi dans le cas dont je viens de parler : je fais semblant de ne pas remarquer que je suis resté seul.

La conversation commencée avant le départ du mari se termina ; je répétai les derniers mots que j’avais prononcés, en ajoutant seulement :

– N’est-ce pas ainsi ?

Et elle se contenta de dire « oui ».

Mais ici commença une autre conversation, silencieuse, celle-là.

Elle : « Je sais pourquoi vous répétez ce que vous avez déjà dit : vous êtes troublé et vous voyez que je le suis également. Pour que nous ayons l’air occupés, vous avez prononcé quelques mots ; je vous remercie beaucoup de cette attention, mais, entre nous, ce que vous avez dit, n’était pas bien intelligent. »

Moi : « C’est vrai, votre remarque est juste, mais je me demande pourquoi vous êtes troublée. Pensez-vous qu’étant seul avec vous, je vais vous dire des choses qui vous seront désagréables ? Et pour vous prouver que je suis prêt à vous sacrifier tous mes plaisirs, bien que cette conversation muette me soit extrêmement agréable, je vais parler à haute vois ; ou, plutôt, commencez vous-même. »

Elle : « Vous le voulez ? »

À peine ma bouche se disposait-elle à prononcer de ces vagues paroles qui laissent le loisir de penser à tout autre chose, qu’elle s’engagea dans une conversation à haute voix – conversation qui aurait pu se prolonger très longtemps. Mais dans une situation comme celle-là les sujets les plus intéressants tombent dans le vide, car c’est l’autre conversation qui se poursuit. Après avoir, chacun à notre tour, prononcé une phrase, nous nous tûmes encore. Et voici l’autre conversation :

Moi : « Non, impossible de parler ! Je vois que vous êtes troublée. Il serait préférable que votre mari revînt. »

Elle (à haute voix, s’adressant à un domestique) : – Où est Ivan Ivanovitch ? Priez-le de venir.

Si quelqu’un a des doutes sur le fait qu’une telle conversation mystérieuse puisse avoir lieu, je lui en donnerai pour preuve ce qui suit.

« Je suis très content que nous soyons seuls – continuai-je de la même manière – je vous ferai remarquer que, souvent, votre méfiance me blesse ; s’il m’arrive par hasard que mon pied effleure le vôtre, vous vous empressez aussitôt de vous excuser, sans me laisser le soin de le faire moi-même, bien que j’aie à peine eu le temps de m’apercevoir qu’il s’agissait de votre pied. Je ne suis pas aussi prompt que vous, et vous, vous pensez que je manque de délicatesse. »

Le mari venait de rentrer dans la pièce. On dîna, on bavarda et, à minuit et demi, je pris congé.

C’est le printemps ; nous sommes le 25 mars. La nuit est douce et claire. En face, au-dessus du toit rouge d’une grande maison blanche, se lève le jeune croissant de la lune. Il ne reste que de rares traces de neige.

– Fais avancer !

Mes traîneaux étaient seuls à attendre dans la rue et Dmitri savait bien, sans que le valet eût besoin de le héler, que j’allais sortir ; en effet j’avais reconnu le bruit de ses lèvres, semblable au bruit d’un baiser dans l’obscurité – ce bruit dont il se servait d’ordinaire pour stimuler le petit cheval et l’aider à faire démarrer le traîneau sur les pavés où les patins grinçaient et crissaient désagréablement. Le traîneau s’avança ; le valet m’offrit son bras pour m’aider à traverser. Sans lui, j’aurais tout simplement sauté dans le traîneau ; mais, pour ne pas froisser le bonhomme, je marchai lentement, de sorte que je défonçai la mince couche de glace qui couvrait une mare et me mouillai les pieds :

– Merci, mon ami ! Eh bien, Dmitri, il gèle ?

– Eh ! oui, toutes les nuits, maintenant, ça va geler !

C’est stupide ! Pourquoi avais-je besoin de le questionner ? Mais non, cela n’a rien de stupide ! Tu as envie de parler, tu veux bavarder avec quelqu’un parce que tu es de bonne humeur. Et pourquoi suis-je de bonne humeur ? Si j’étais monté en traîneau une demi-heure plus tôt, je n’aurais certainement pas eu le désir de parler. Mais maintenant, te voilà joyeux parce que tu as beaucoup parlé avant ton départ, parce que le mari en te reconduisant t’a dit : « Quand nous reverrons-nous ? », parce que le valet, qui pourtant empestait l’ail, s’est empressé auprès de toi (il faut dire qu’un jour, je lui avais donné un rouble).

Dans tous nos souvenirs, les faits intermédiaires s’effacent ; seules demeurent la première et la dernière impression – et surtout la dernière. De là sans doute vient cette très jolie coutume qui veut que le maître de maison accompagne son hôte jusqu’à la porte, et là, en le saluant, lui adresse quelques mots aimables, quel que soit le degré d’intimité de leurs relations. Contrevenir à cette règle serait malséant. Ainsi : « Quand nous verrons-nous à nouveau ? » ne signifie rien, mais l’amour-propre de l’invité traduit ainsi cette formule : « quand ? » signifie : « venez au plus vite » ; « nous » signifie : « moi et ma femme qui sera elle aussi très heureuse de te voir » ; « verrons-nous à nouveau » signifie : « nous avons passé avec toi une soirée charmante, fais-nous encore une fois ce plaisir ». Et l’hôte part ainsi sur une impression agréable.

Il est indispensable, surtout dans les maisons mal organisées, où les valets et, en particulier, le portier (c’est celui des domestiques qui laisse la première et la dernière impression) ne sont pas très stylés – il est indispensable, dis-je, de distribuer des pourboires. Les domestiques vous accueilleront alors et vous reconduiront comme un familier, et leur empressement, dont la source est cinquante kopecks, peut se traduire ainsi :

« Ici tout le monde vous aime et vous respecte, c’est pourquoi tout en étant agréables à nos maîtres, nous pouvons prendre soin de vous. »

Même si c’est le valet seul qui vous aime et vous respecte, cela vous est cependant agréable. Et qu’importe si l’on se trompe ? Si l’on ne se trompait pas, il n’y aurait pas…

– Tu perds le nord, ma parole !

Dmitri nous conduisait lentement et prudemment, le long du boulevard, évitant la glace et tenant sa droite, lorsque soudain un « loup-garou » (Dmitri ne l’a baptisé ainsi que quelques instants plus tard), conduisant une calèche, nous accrocha. On se tira d’affaire comme on put et ce fut seulement dix pas plus loin que Dmitri s’écria :

– En voilà un loup-garou ! il ne connaît même pas sa main droite !

N’allez pas croire que Dmitri était un homme timide ou peu prompt à la riposte ! Tout au contraire : bien qu’il fût de petite taille et ne portât pas de barbe (il ne gardait que la moustache), il avait une profonde conscience de sa dignité et accomplissait strictement son devoir ; la cause de sa défaillance dans le cas présent tenait à deux circonstances : premièrement, Dmitri avait eu l’habitude de conduire des équipages qui inspiraient le respect ; mais nous en avions alors un bien piteux, attelé d’un tout petit cheval dans des brancards si longs que l’on avait peine à atteindre avec le fouet cette haridelle dont les jambes arrière se démenaient maladroitement. Il est évident que tout cela ne faisait pas un très brillant ni très imposant ensemble et Dmitri en souffrait à tel point que cela risquait de lui faire perdre le sentiment de sa dignité. Et deuxièmement, ma question au sujet du gel lui avait rappelé, je pense, les questions que l’on pose d’habitude en automne, au départ pour la chasse. Dmitri était grand chasseur ; sans doute, s’était-il pris à rêver de la chasse, et de ce fait en avait oublié d’invectiver le cocher qui ne tenait pas sa droite. Entre cochers – comme d’ailleurs partout – la raison est du côté de celui qui, le premier, a crié le plus fort. Il y a cependant des exceptions : par exemple, Vanka le cocher de fiacre, ne s’emportera jamais contre une voiture de maître ; un attelage à un cheval, si élégant qu’il soit, serait mal venu de s’en prendre à un attelage à quatre chevaux. Tout cela, il est vrai, dépend du caractère de chacun, des circonstances, mais avant tout de la personnalité du cocher. Un jour, à Toula, j’eus un exemple frappant de l’influence que, grâce à son audace, un homme peut exercer sur un autre. C’était pendant un défilé de carnaval : traîneaux à deux chevaux, à quatre chevaux, calèches, trotteurs, pur-sang – tout cela défilait noblement le long de la rue de Kiev, suivi d’une foule de piétons. Tout à coup un cri retentit, venant d’une rue transversale :

– Hé ! là ! Hé ! attention ! Rangez-vous, que diable ! lançait une voix forte et assurée.

Involontairement, avec un ensemble parfait, les piétons s’étaient écartés, les attelages avaient freiné. Et que pensez-vous que l’on vit apparaître ? Un cocher de fiacre tout dépenaillé, debout sur son traîneau disloqué et qui faisait tournoyer un bout de rêne au-dessus de sa tête ; il traversa la rue avec son carcan et disparut avant que quiconque fût revenu de sa surprise. Les agents de police eux-mêmes riaient à gorge déployée.

Dmitri, bien que de tempérament emporté et ayant le juron facile, est doué d’un cœur excellent et prend pitié des animaux. Il se sert du fouet, non pour stimuler le cheval – ce qui ne serait pas digne d’un bon cocher – mais seulement pour le corriger (par exemple si le cheval piaffe trop impatiemment devant le portail). Tout à l’heure encore, j’ai eu l’occasion de faire à ce sujet quelques remarques. Pour passer d’une rue à l’autre, notre cheval avait toutes les peines du monde à éviter les amoncellements de neige et, aux mouvements désespérés du dos de Dmitri, au claquement de ses lèvres, je compris qu’il était dans une situation difficile. Frapper avec le fouet ? Il n’en avait pas l’habitude ! Et cependant si le cheval s’était arrêté, il en aurait été profondément mortifié, bien qu’il n’y eût là personne pour lui lancer un : « donne-lui donc son picotin ! » ou autre quolibet du même genre. Voilà la preuve que Dmitri obéit davantage à sa conscience du devoir qu’à sa vanité.

J’ai souvent réfléchi aux différentes manières d’être des cochers entre eux, à leur présence d’esprit, à leur ingéniosité, à leur fierté. Sans doute, lorsqu’ils se réunissent, se reconnaissent-ils, et il y a fort à parier que ceux qui se sont disputés deviennent alors les meilleurs amis du monde. Ici-bas, tout est intéressant et, en particulier, les relations des hommes appartenant à des milieux qui nous sont étrangers.

Si les équipages suivent la même direction, la dispute se prolonge ; celui qui a lancé l’injure s’efforce de dépasser sa victime ou bien de rester en arrière ; l’autre parfois réussit à lui démontrer ses torts et prend le dessus ; au demeurant, quand on va dans la même direction, l’avantage reste à celui dont les chevaux sont les plus rapides.

L’attitude des maîtres entre eux et envers les cochers, au cours de semblables incidents, ne manque pas non plus d’intérêt.

– Eh là ! canaille ! Où vas-tu ?

Quand cela s’adresse à l’équipage tout entier, involontairement, les maîtres prennent un air sérieux, gai ou insouciant – bref, un air qu’ils n’avaient pas auparavant. Il est visible qu’ils auraient de beaucoup préféré que la situation fût inverse. J’ai remarqué notamment que les maîtres portant moustaches sont particulièrement sensibles aux affronts faits à leurs équipages.

– Qui va là ?

C’est une sentinelle qui a crié – cette même sentinelle qui, ce matin, avait été, sous mes yeux, vertement remise en place par un cocher. Une calèche stationnait à la porte d’un immeuble, juste en face de la guérite de la sentinelle. Un magnifique cocher à barbe rousse, assis sur ses rênes et les coudes appuyés sur ses genoux, se chauffait le dos au soleil. De toute évidence, il prenait à cela grand plaisir, car ses yeux étaient béatement mi-clos. En face, la sentinelle faisait les cent pas devant sa guérite, et, du bout de sa hallebarde, s’efforçait de remettre en place une planche qui recouvrait une flaque. Tout à coup quelque chose lui déplut ; était-ce la calèche qui restait là ? Ou bien enviait-il le cocher qui se chauffait si tranquillement au soleil, ou tout simplement la langue lui démangeait-elle ? Frappant de sa hallebarde sur la planche, il cria :

– Hé ! toi là-bas, tu barres la route !

Le cocher entrouvrit l’œil gauche, lorgna sur la sentinelle et rabaissa aussitôt sa paupière.

– C’est à toi qu’on parle ! Va-t’en de là ! Aucun effet.

– Es-tu sourd ? Circule, te dis-je !

La sentinelle, voyant qu’elle n’obtenait pas de réponse, s’approcha, se préparant à dire quelque chose de cinglant. À ce moment, le cocher se redressa, arrangea les rênes et, tournant ses yeux somnolents vers la sentinelle, lui lança :

– As-tu fini de brailler ? Regardez-moi cet imbécile ! On n’a même pas voulu lui confier un fusil ! Qu’est-ce que tu as à braire ?

– Circule !

Le cocher acheva de se réveiller, puis fit avancer sa voiture. Je lançai un coup d’œil à la sentinelle qui grommela et me jeta un regard furieux ; il lui était apparemment fort désagréable de voir que j’avais tout entendu et de lire dans mon regard une certaine désapprobation. Je sais qu’il n’est, pour un homme, plus grand affront que de lui laisser entendre que l’on a tout vu, mais que l’on préfère ne rien dire. Je me sentis gêné pour la sentinelle ; j’eus pitié d’elle et m’éloignai.

Ce que j’aime aussi dans Dmitri, c’est sa faculté d’inventer des sobriquets ; cela m’amuse beaucoup : « Eh ! range-toi donc, Chapeau ! Subalterne ! Barbe ! Attention, juge ! Gare-toi, Blanchisseuse ! Va donc, eh ! Vétérinaire ! Ta droite, Figure ! Attention, Moussié ! » La faculté qu’a le Russe de trouver un sobriquet blessant pour un homme qu’il voit pour la première fois – et non seulement pour l’homme, mais encore pour la classe sociale à laquelle il appartient – est quelque chose d’étonnant. Le petit bourgeois devient un « écorcheur de chat » (comme si tous les petits bourgeois mangeaient des chats) ; le valet de chambre, un « lèche-plat » ; le cocher, un « mangeur-de-rênes », etc.… On ne peut tout énumérer. Quand un Russe se querelle avec un homme qu’il voit pour la première fois, il lui trouve immédiatement un nom qui le touchera au vif : « chien-borgne », « diable-loucheur », « canaille-lippue », « nez-en-l’air ». Il faut en avoir fait soi-même l’expérience pour savoir à quel point cela tombe juste. Je n’oublierai jamais le camouflet que je reçus un jour : un Russe avait dit de moi en mon absence : « Ah ! l’homme aux dents clairsemées ! » (il faut dire que j’ai en effet de très mauvaises dents cariées et espacées).

Me voici arrivé à la maison.

Dmitri s’est précipité de son siège pour courir ouvrir la porte cochère, et moi je me suis précipité pour passer par la petite porte. Chaque fois c’est le même manège : je me hâte de rentrer, selon mon habitude ; lui s’empresse de me conduire jusqu’au perron, selon sa routine.

Il me faut sonner longtemps ; la bougie coule et Prove, mon vieux domestique, s’est endormi. Tout en sonnant, je pensais : « Pourquoi ai-je toujours une certaine répugnance à rentrer à la maison, quel que soit l’endroit où j’habite ? Je suis las de voir toujours ce même Prove à la même place, de voir la même bougie, les mêmes taches sur les tentures, les mêmes tableaux ; tout cela fait naître en moi une infinie tristesse. Ce sont les papiers peints et les tableaux qui m’agacent le plus parce qu’ils ont la prétention d’être divertissants, et pourtant il suffit de les avoir vus pendant deux jours pour qu’ils deviennent plus ennuyeux que des murs blancs. Cette impression désagréable que j’éprouve en rentrant chez moi vient probablement de ce que l’homme n’est pas fait pour vivre célibataire à vingt-deux ans.

C’eût été bien différent sans doute si l’on avait pu demander à Prove (qui aurait sursauté et frappé le plancher de ses bottes pour montrer qu’il attendait depuis longtemps et qu’il faisait bien son service) :

– Ouvre. Madame est-elle couchée ?

– Non, Madame lit.

C’eût été autre chose de pouvoir prendre entre ses deux mains une petite tête ; de la tenir devant soi, de l’admirer, de l’embrasser, de la regarder à nouveau et à nouveau de l’embrasser. Il ne serait pas ennuyeux alors de rentrer au foyer ! Mais maintenant, je n’ai qu’une seule question à poser à Prove pour lui montrer que je suis certain qu’en mon absence il ne dort jamais.

– Quelqu’un est-il venu ?

– Personne, monsieur !

Et invariablement Prove répond à ma question d’une voix larmoyante et chaque fois j’ai envie de lui dire :

– Pourquoi dis-tu cela d’une voix pleurarde ? Je suis très content que personne ne soit venu.

Mais je me retiens, car Prove pourrait se froisser, et c’est malgré tout un brave homme.

Habituellement, le soir, j’écris mon journal et je fais les comptes de la journée. Aujourd’hui, je n’ai rien dépensé puisque je n’avais pas d’argent. Donc pas de compte à faire. Quant au journal, c’est autre chose ; je devrais écrire, mais il est tard ; je remets à demain.

Souvent, j’entends dire de moi : « C’est un homme vain ; il vit sans but. » Certes ! Je me le dis moi-même souvent, non pour le plaisir de répéter les paroles des autres, mais parce que je sens au fond de moi qu’il est mal de vivre ainsi et qu’il faut avoir un but dans la vie.

Mais comment faire pour devenir « un homme d’action et vivre avec un but » ? Me fixer un but, je n’y parviens pas ; j’ai déjà essayé plusieurs fois sans succès. Et puis, un but, cela ne s’invente pas ; il faudrait en découvrir un qui soit conforme à vos inclinations ; qui, bien que déjà existant, corresponde en vous à quelque chose de profond. Or il me semblait avoir trouvé un tel but : acquérir une science universelle et développer en soi toutes les facultés. Le moyen le plus efficace d’y parvenir m’avait paru devoir être la rédaction de notes et d’un « Journal-Franklin ».

Dans les notes, je confesse chaque jour tout ce que j’ai fait de mauvais. Dans le « Journal-Franklin », toutes mes faiblesses sont classées par colonnes : paresse, mensonge, gourmandise, indécision, prétention, sensualité, fierté, etc. Je reporte ainsi dans les colonnes du journal, au moyen de petites croix, toutes les fautes commises et inscrites dans les notes quotidiennes.

Je commençai à me déshabiller et pensai : « Où sont ici la science universelle et le développement des facultés et des vertus ? Est-ce par cette voie que tu parviendras à la vertu ? Où ce journal te mènera-t-il, lui qui te sert uniquement à dénombrer tes faiblesses d’ailleurs innombrables et dont le nombre augmente tous les jours ; même si tu parvenais à les anéantir, tu ne parviendrais jamais à la vertu. Tu te leurres et tu joues avec tout cela comme un enfant avec un jouet. Suffit-il à un peintre de savoir ce qu’il ne faut pas faire, pour devenir un bon peintre ?

» Et peut-on parvenir au bien en s’abstenant seulement de ce qui est mauvais ?

» Il ne suffit pas à l’agriculteur de sarcler ses champs ; il lui faut aussi les labourer et les ensemencer. Pose-toi une règle de vertu et observe-la. »

Tout cela était dit par cette partie de mon esprit dont le rôle est de faire la critique. Je devins pensif ; suffit-il d’anéantir la cause du mal, pour qu’il devienne le bien ? Le bien est positif et non pas négatif. C’est pour cette raison que le mal peut être anéanti et non le bien. Le bien est toujours en notre âme, car l’âme est le bien ; le mal n’est qu’une greffe. Si le mal était anéanti, le bien s’épanouirait. La comparaison avec l’agriculteur, en fait, ne convient pas exactement, car celui-ci doit ensemencer, alors que, dans notre âme, le bien est déjà semé. Un artiste doit s’exercer pour atteindre à la perfection dans l’art, à condition qu’il ne se conforme pas à des règles négatives. Il doit rejeter l’arbitraire. Pour se perfectionner dans la vertu, point n’est besoin d’exercices : l’exercice ici, c’est la vie.

Le froid est l’absence de chaleur ; l’absence de lumière, ce sont les ténèbres ; le mal est l’absence du bien. Pourquoi l’homme aime-t-il la chaleur, la lumière, le bien ? Parce qu’ils sont naturels. Les causes de la chaleur, de la lumière, du bien, sont le soleil et Dieu. Mais, de même qu’il ne peut y avoir de soleil sombre et froid, il ne peut y avoir de Dieu méchant. Nous voyons la lumière et ses rayons, nous en cherchons la cause, et nous disons que le soleil existe. La lumière, la chaleur et la loi de gravitation nous le prouvent ; ceci dans le monde physique. Dans le monde moral nous voyons le bien, nous voyons son rayonnement, et la même loi de gravitation vers quelque chose de plus haut, dont la source est Dieu. Dépouillez le diamant de sa gangue grossière, et vous verrez son éclat ; rejetez la gangue des faiblesses, vous trouverez la vertu.

« Mais penses-tu vraiment que ce soient ces vétilles notées dans ton journal qui t’empêchent d’être vertueux ? N’y a-t-il pas des passions plus graves ? Et d’où vient que, si souvent, se rencontrent dans les rubriques des mentions telles que celles-ci, poltronnerie, mensonge envers soi-même ? On ne voit aucune amélioration, on ne remarque aucun progrès. »

C’était encore là des remarques de l’esprit critique. Il est vrai que toutes les faiblesses que je note peuvent être rangées en trois catégories (chacune comportant plusieurs degrés, les combinaisons sont infinies).

1° l’orgueil,

2° la faiblesse de volonté,

3° le manque de lucidité.

Mais dans ces catégories, il est difficile de classer toutes les faiblesses, résultant de ces combinaisons. De plus, les deux premières catégories sont en voie de régression, tandis que la troisième, qui est indépendante, ne peut se modifier qu’avec le temps.

Ainsi aujourd’hui j’ai menti, apparemment sans raison : étant prié pour un dîner, j’ai d’abord carrément refusé, alléguant ensuite une leçon.

– Quelle leçon ?

– Une leçon d’anglais.

Il s’agissait en réalité d’une leçon de gymnastique.

Les raisons de ce mensonge ?

1° manque de lucidité, je ne m’aperçus pas tout de suite que je mentais bêtement.

2° manque de volonté, j’hésitai d’abord avant de donner la raison de mon refus.

3° orgueil stupide, il me sembla que la leçon d’anglais était un prétexte plus honorable que la leçon de gymnastique.

La vertu ne consiste-t-elle qu’à corriger les faiblesses qui vous discréditent ? La vertu, au contraire, semblerait impliquer le renoncement à soi-même. Eh bien ! non ! C’est là une erreur ! La vertu donne le bonheur, parce que le bonheur donne la vertu. Chaque fois que j’écris mon journal avec une parfaite franchise, mes faiblesses ne m’irritent aucunement ; il me semble que, une fois avouées, elles cessent d’exister. Et c’est une sensation très agréable.

Je fis ma prière et me couchai. Le soir je prie mieux que le matin. Je comprends mieux ce que je dis et le ressens plus intensément. Le soir, je n’ai pas peur de moi-même, tandis que le matin me trouve plein d’angoisse : trop de choses nouvelles m’attendent.

Que le sommeil est donc une chose merveilleuse, et dans toutes ses phases la préparation, l’assoupissement et le sommeil lui-même ! À peine couché, je pensai : « Quel délice de s’envelopper bien chaudement et d’oublier jusqu’à sa propre existence ! » Mais à peine commençai-je à m’endormir, que je me souvins tout à coup qu’il était agréable de s’endormir et je m’éveillai. Toutes les délices du corps sont anéanties par la conscience. Il ne faut pas prendre conscience, le charme était rompu et je ne parvins plus à m’endormir. Quel ennui ! Pourquoi Dieu nous a-t-il donné la conscience, puisqu’elle nous empêche de vivre ? Les jouissances morales se ressentent plus intensément quand elles sont conscientes, il est vrai. Raisonnant ainsi, je me retournai et, par ce mouvement, me découvris. Quelle sensation désagréable que de se trouver dans l’obscurité ! Il me sembla que ma jambe était soudain à la merci d’un contact brûlant ou glacial. Je me recouvris en toute hâte en me bordant soigneusement. Je m’enfouis la tête dans l’oreiller et commençai à m’endormir en implorant :

– Morphée, prends-moi dans tes bras ! (Je serais volontiers devenu le prêtre de cette divinité.)

Vous souvenez-vous de l’indignation de cette dame, à laquelle quelqu’un avait dit : « Quand je suis passé chez vous, vous étiez encore dans les bras de Morphée » ? Elle assimilait Morphée à un nom quelconque, André ou Malafée. Quel drôle de nom ! Mais que l’expression dans les bras est donc belle ! Je me représentai très nettement cette situation, et mieux encore les bras eux-mêmes des bras nus jusqu’aux épaules, avec des fossettes, des bras potelés, sortant d’une chemise blanche, indiscrètement échancrée. Les bras sont en général quelque chose de très joli et je pensai en particulier à certaine fossette de ma connaissance !

Je m’étirai et me souvins aussitôt que saint Thomas interdisait qu’on le fît, Saint Thomas me fait penser à Dietrichs.

Nous chevauchions côte à côte au cours d’une splendide chasse à courre quand, tout près du stanovoï, Denika se mit à crier. Naliote galopait ventre à terre à travers le seigle. Et la colère de Serge ! Il est chez sa sœur en ce moment. Quelle ravissante créature cette Macha ! Ah ! Si je l’avais pour femme !

Morphée serait très beau, en chasseur, mais il lui faudrait monter à cheval tout nu et comme on pourrait rencontrer une femme ! Il exagère un peu, ce saint Thomas. La femme menait toujours la chasse. Puis elle s’étira, mais en vain, cela doit être si bon pourtant d’être dans ses bras !

À ce moment, je m’endormis sans doute complètement. Je me vis encore essayant de rattraper la dame. Soudain, une montagne se dresse devant moi, je la renverse d’une poussée de mes bras (mon oreiller venait de rouler à terre). Puis je rentre chez moi, le dîner n’est pas prêt. Pourquoi ce Vassili prend-il des airs suffisants ? (Derrière la cloison, la gouvernante avait demandé. « Quel est donc ce bruit ? », et la femme de chambre lui avait répondu. À travers le sommeil j’avais entendu tout cela, et c’était probablement là ce qui avait provoqué mon rêve) Vassili entre. Tout le monde s’apprête à lui demander pourquoi le dîner n’est pas prêt, quand on s’aperçoit qu’il est en uniforme, l’épée au côté. Je prends peur et me jette à ses genoux, en lui baisant les mains. Cela m’est aussi agréable que d’embrasser les mains de celle que je poursuivais, et même davantage. Vassili, ne prêtant aucune attention à ma personne, demande :

– Est-ce chargé ?

C’est le confiseur de Toula, Dietrichs, qui répond :

– C’est prêt ! Tire !

La salve part (C’était le volet qui battait contre le mur). Nous nous élançons, Vassili et moi, pour un tour de danse, tout à coup je m’aperçois que ce n’est plus Vassili que j’enlace, mais elle ! Soudain, oh ! horreur ! mon pantalon est devenu tellement court, que mes genoux nus sont visibles. Ma torture est indescriptible (mes jambes s’étaient découvertes dans mon sommeil, et je n’arrivais pas à les recouvrir. J’y parvins enfin). Mais mon rêve n’était pas terminé. Nous continuons notre danse, à laquelle s’était également jointe la reine du Wurtemberg. Tout à coup, je ne puis me retenir d’attaquer une danse cosaque. On m’apporte enfin un manteau et des bottes. Mais ma situation est encore plus tragique, je me trouve maintenant sans pantalon du tout ! Il est impossible que tout ceci se passe à l’état de veille ! Je dors sans doute.

Je m’éveillai, pour me rendormir aussitôt, bien qu’absorbé par mes réflexions. Derechef, mon imagination recommença à travailler, des tableaux, dans une suite très logique, défilèrent. Puis mon imagination s’endormit à son tour, les images devinrent brumeuses et confuses, mon corps avait sombré dans le sommeil.

Le rêve se compose de la première et de la dernière impression de la conscience. Il me semblait que, sous cette couverture, rien ni personne ne pouvait m’attendre. Le sommeil est un état dans lequel l’homme perd entièrement conscience. Mais le sommeil ne le gagnant que peu à peu, il perd conscience graduellement. La conscience n’est autre chose que ce qu’on appelle d’habitude « âme », cependant ce qu’on entend par le mot âme est un élément simple, tandis qu’il y a autant de consciences que de parties distinctes dans l’être humain, c’est-à-dire trois :

1° la raison,

2° le sentiment,

3° le corps.

La raison est située à l’échelon supérieur, elle n’appartient qu’aux êtres évolués Les animaux et les êtres qui leur ressemblent n’en ont pas. C’est elle qui s’engourdit la première. Le sentiment, qui, lui aussi, n’appartient qu’à l’espèce humaine, s’endort en second lieu. C’est le corps qui s’endort en dernier et rarement d’une façon complète.

Les animaux ne connaissent pas cette graduation, de même que les hommes qui ont perdu conscience soit sous l’empire d’une impression trop violente, soit en état d’ivresse. Dès que l’on prend conscience que l’on est en train de rêver, on sort de l’état de sommeil. Le souvenir du temps passé en rêve ne provient pas de la même source que celui de la vie active, c’est-à-dire de la mémoire. Ce n’est plus la faculté de reproduire nos impressions qui est en jeu mais celle de les grouper. Au réveil nous réunissons toutes les impressions ressenties au moment de l’assoupissement et pendant le sommeil (l’homme ne dormant jamais complètement), cela sous l’influence directe de l’impression qui a causé le réveil, celui-ci se poursuit graduellement selon le même processus que celui de l’assoupissement, c’est-à-dire en commençant par les facultés inférieures pour s’achever par la plus haute. Ce phénomène se développe si rapidement, qu’il est difficile d’en prendre conscience. Habitués au rythme du temps qui marque le développement de la vie active, nous faisons de l’ensemble de ces impressions le souvenir du temps qui s’est écoulé pendant notre rêve. Comment expliquer la durée du rêve – qui vous paraît extraordinairement longue – alors que le rêve a précisément été déclenché par la circonstance qui a provoqué le réveil ? Vous rêvez par exemple que vous partez pour la chasse, vous chargez votre fusil, le gibier se lève, vous tirez, en réalité, le bruit que vous avez pris pour un coup de feu n’est autre que celui produit par une carafe que vous avez fait tomber en dormant. Ou bien encore vous rêvez que vous allez voir votre ami N…, vous l’attendez enfin, arrive un domestique qui annonce N…. C’est en réalité la voix de votre propre domestique, qui vient vous réveiller.

Pourtant gardez-vous bien de croire à ceux qui veulent toujours voir dans les rêves des faits et des présages significatifs. Ces gens tirent leurs conclusions des racontars de diseurs de bonne aventure. Ils donnent à leurs rêves une forme préconçue, ajoutant de leur propre imagination ce qui manque, et omettant volontairement ce qui ne cadre pas avec cette forme. Une mère va vous raconter, par exemple, avoir rêvé que sa fille s’envolait vers le ciel, en disant « Adieu, maman, je vais prier pour vous ! » Sans doute a-t-elle tout simplement vu sa fille grimper sur un toit, sans prononcer une parole, et prendre soudain l’apparence du cuisinier Ivan, s’écriant « Vous n’arriverez pas à grimper jusqu’ici ! »

Si vous voulez vérifier cela, faites l’expérience vous-même. Rappelez-vous toutes vos pensées, toutes les images qui ont pu se présenter à vous au moment où vous vous êtes endormi, ou mieux encore, faites-vous raconter, par quelqu’un qui a assisté à votre sommeil, toutes les circonstances qui ont pu agir sur celui-ci, vous comprendrez alors pourquoi vous avez vu ceci et non cela, dans votre rêve. Ces circonstances peuvent être très nombreuses, elles dépendent de votre constitution, de l’état de votre estomac, et de bien d’autres facteurs physiques. On dit que lorsque nous rêvons que nous volons ou que nous nageons, cela signifie que nous grandissons. Notez soigneusement pourquoi un jour vous nagez, tandis qu’un autre jour vous volez. Si vous vous souvenez de tout, l’explication sera aisée. Il est possible d’ailleurs que, par la force de l’habitude, et grâce à leur imagination, les gens qui ont accoutumé d’expliquer leurs rêves selon une formule préconçue, arrivent à une combinaison parfaite c’est alors une preuve de plus à l’appui de ma théorie.

Si mon rêve avait été celui d’un de ces « devins », voici ce qu’il en aurait tiré : « J’ai vu saint Thomas courir, courir très longtemps, et comme je lui demandais : « Pourquoi courez-vous ? » Il me répondit : « Je cherche une fiancée. »

« Vous verrez, il se mariera sûrement, ou alors nous recevrons une lettre de lui sous peu ! »

Remarquez aussi qu’il n’y a pas de gradation de temps dans les souvenirs. Dans le souvenir que vous gardez d’un rêve, vous vous rappelez en premier lieu ce que vous avez vu tout d’abord. Dès mon réveil, ce matin, je me rappelai mon rêve. Nous étions donc allés, mon frère et moi, à cette chasse à courre, durant laquelle nous nous sommes lancés à la poursuite d’une femme de la plus haute vertu ! Non ! avant de partir pour la chasse, saint Thomas était venu me demander pardon…

Il arrive fréquemment, au cours de la nuit, que l’on se réveille plusieurs fois. Mais ce ne sont que les deux consciences inférieures, celles du corps et du sentiment, qui s’éveillent. Celles-ci s’endorment à nouveau, et les impressions enregistrées pendant ce réveil s’ajoutent aux impressions du rêve, sans aucun ordre et sans suite logique. S’il arrivait que le troisième degré de la conscience, celui de la raison, se réveillât, pour se rendormir aussitôt, le rêve se scinderait en deux parties bien distinctes.

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