La voiture était attelée, mais le cocher tardait encore. Il entra dans la salle des cochers. Dans la pièce, sombre et étouffante, il faisait une chaleur écrasante ; il y régnait une odeur d’habitation, de pain cuit, de choux et de mouton. Quelques cochers s’y trouvaient réunis ; la cuisinière était occupée près du poêle, et un malade, enveloppé dans une peau de mouton, était couché sur le poêle.
– Oncle Chwedor ! Oncle Chwedor ! cria le cocher, un jeune garçon, en entrant dans la pièce avec sa pelisse de peau de mouton et le fouet à la ceinture, et en se tournant du côté du malade.
– Que veux-tu à Fedka, rôdeur ? fit la voix d’un des cochers. Tu sais pourtant qu’ils t’attendent dans la voiture.
– Je veux lui demander des bottes,… les miennes sont à faire honte, répliqua le jeune homme, en rejetant ses cheveux en arrière et en arrangeant ses gants derrière sa ceinture. Il dort bien ! Hé, oncle Chwedor ! répéta-t-il, en s’approchant du poêle.
– Qu’y a-t-il ? fit une voix faible, et un visage rouge et maigre apparut, se penchant de dessus le poêle pour regarder.
Une large main couverte de poils, amaigrie et décolorée, serra sa souquenille sur une poitrine couverte d’une chemise sale.
– Donne-moi à boire, frère… As-tu quelque chose ?
Le garçon lui tendit une écuelle pleine d’eau.
– Eh ! Fedka ! dit-il d’un air embarrassé, tu ne te sers sans doute pas de tes bottes neuves en ce moment,… prête-les-moi, tu ne les mettras plus sans doute…
Le malade inclina la tête vers l’écuelle de terre et but longuement et avec avidité, en mouillant dans l’eau trouble sa barbe inculte. Cette barbe embroussaillée était malpropre, et ses yeux, enfoncés et ternes, se levaient péniblement vers le visage de son interlocuteur. Après avoir bu assez, il voulut soulever sa main pour s’essuyer sa bouche mouillée, mais il ne put achever ce mouvement et il s’essuya sur la manche de son vêtement. Silencieux et respirant avec peine par le nez, il regarda le garçon dans le blanc des yeux, rassemblant toutes ses forces.
– Peut-être les as-tu déjà promises à quelqu’un ? fit le cocher. Alors c’est inutile. Voici la chose : il fait mouillé dehors, il me faut conduire des voyageurs, et je me suis dit alors : Tu vas demander ses bottes à Fedka, sans doute il n’en a pas besoin.
Quelque chose, en ce moment, souleva la poitrine du malade, et il s’y fit un gargouillement, et une toux creuse, profonde, persistante, le secoua.
– Comment en aurait-il besoin ! fit la cuisinière d’une voix bruyante qui retentit soudain dans toute la pièce. Depuis deux mois il ne peut bouger du poêle et en descendre. Il tousse tellement que, rien que de l’entendre, cela me fait mal à moi-même. À quoi lui serviraient ses bottes ? On ne l’enterrera pas avec ses bottes neuves. Et il en serait bien temps, que Dieu me pardonne mes péchés ! Voyez seulement comme il tousse ! On ferait mieux de le mettre dans une autre pièce, n’importe où. Dans les villes, il y a des hospices… Est-ce juste cela ? Il occupe tout le coin, maintenant on n’a plus du tout de place. Et la malpropreté !…
– Aïe, Serega ! Viens donc, monte sur ton siège… les voyageurs attendent, cria le maître de poste, du seuil de la porte.
Serega voulait partir, sans attendre une décision, mais le malade, tout en toussant, lui fit des yeux signe qu’il allait lui répondre.
– Prends les bottes, Serega, dit-il en étouffant sa toux et reprenant un peu haleine. Tu achèteras seulement une pierre, quand je serai mort, ajouta-t-il d’une voix enrouée.
– Très bien, oncle ! Je les prends donc et j’achèterai la pierre.
– Vous avez entendu, les enfants ! parvint à dire le malade, et, de nouveau, il se pencha en avant, la toux l’étranglait.
– C’est bon, nous l’avons entendu, dit un des cochers. Va, Serega, monte, sans quoi on va revenir te chercher. Tu sais, Mme de Schirkin est malade.
Serega relira brusquement ses grandes bottes trempées et difformes et les jeta sous un banc. Les bottes neuves de l’oncle Fédor furent mises en un clin d’œil et Serega sortit, en les regardant, pour gagner la voiture.
– Ah ! voici de bien belles bottes, je te les graisserai, dit un cocher, qui tenait de la graisse à la main, lorsque Serega monta sur le siège et prit les rênes. Te les a-t-il données ?
– Tu es bien curieux ! répliqua Serega en ramenant son vêtement sur ses pieds. Allons, en route ! Aïe, mes amours ! cria-t-il à ses chevaux en brandissant son fouet ; et voiture et calèche roulèrent brusquement avec leurs voyageurs et leurs malles sur la route humide, et disparurent dans le brouillard d’automne.
Le cocher malade restait sur le poêle dans la chambre surchauffée, et, sans avoir cessé de tousser, il se jeta, en faisant appel à toutes ses forces, sur l’autre côté, et il resta sans parler.
Jusqu’au soir, il y eut une allée et venue de gens dans la pièce, on dîna ; – le malade ne se fit pas entendre. Avant de se coucher, la cuisinière grimpa sur le poêle et tira à elle sa pelisse qui était sur les pieds du malade.
– Ne sois pas de mauvaise humeur après moi, Nastasïa, dit le malade, je débarrasserai bientôt ton coin.
– C’est bon ! c’est bon ! cela ne fait rien, grommela Nastasïa. Où souffres-tu, oncle ? Dis ?
– Tout mon intérieur est dévoré. Dieu sait ce qu’il y a.
– Ne crains rien… En toussant, souffres-tu aussi dans la gorge ?
– J’ai mal partout. Ma dernière heure est là, voilà ce que c’est ! Ah ! ah ! soupira le malade.
– Couvre-toi les pieds, fit la cuisinière en lui ramenant la souquenille sur les pieds, et elle redescendit du poêle.
Pendant la nuit, une veilleuse brûlait dans la salle. Nastasïa et une dizaine de cochers passèrent la nuit couchés par terre ou sur les bancs, soufflant bruyamment. Seul, le malade soupirait doucement, toussait, et se jetait de ci de là sur le poêle. Vers le matin il se tut complètement.
– C’est singulier ce que j’ai vu en rêve, fit la cuisinière en se réveillant : j’ai vu Chwedor qui descendait du poêle et qui allait fendre du bois. « Je vais t’aider Nastasïa, » me dit-il. – Je lui dis : « Comment peux-tu encore fendre du bois ? » – Mais le voici qui empoigne la hache ! et il se met à fendre du bois, si vite, si vite, que les copeaux volaient. « Non, me dit-il, je suis très bien ! »… Et comme il s’arrêtait, je fus prise d’angoisse et d’inquiétude. En voulant crier, je me suis réveillée… N’y aurait-il pas quelqu’un de mort ? Oncle Chwedor ! Eh ! oncle !
Fédor ne fit aucune réponse.
– Ne serait-il pas mort ? Nous allons voir, fit un des cochers qui venait aussi de se réveiller.
La main maigre et velue qui pendait du poêle était froide et décolorée.
– Il faut que j’avertisse le maître de poste… il me semble qu’il est mort, dit le cocher.
Le lendemain, on l’enterrait derrière un buisson dans le nouveau cimetière, et, pendant plusieurs jours, Nastasïa racontait son rêve à tout le monde, et elle disait qu’elle avait été la première qui avait mis la main sur l’oncle Fédor.