IV

Un mois plus tard, une chapelle en pierre s’élevait sur la tombe de la morte. Sur la tombe du cocher Fédor, il n’y avait que l’herbe d’un vert pâle, croissant sur la butte de terre, le seul signe marquant qu’il y avait là un être humain enterré.

– Ce sera un péché sur ta conscience, Serega, disait un jour la cuisinière de la maison de poste, si tu n’achètes pas une pierre pour Fédor. Avant, tu disais : C’est l’hiver ! c’est l’hiver !… Mais, maintenant, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole ? Il est déjà venu une fois le demander pourquoi tu n’achetais pas la pierre… S’il vient une deuxième fois, il t’étranglera.

– Eh quoi ! Est-ce que je m’y refuse ? répliqua Serega. J’achèterai la pierre, comme je l’ai dit… je l’achèterai… pour un rouble et demi d’argent je l’achèterai… Je ne l’ai pas oubliée, mais il faudra encore l’apporter ici. Dès qu’il se présentera une occasion d’aller à la ville, je l’achèterai.

– Si tu avais seulement placé une croix de bois, ce serait déjà quelque chose, dit un vieux cocher, mais c’est très mal. Tu portes pourtant les bottes.

– Où veux-tu aller prendre une croix ? Tu ne vas pas en tailler une avec une bûche.

– Qu’est-ce que tu me chantes là ? En tailler une dans une bûche !… Prends une hache et va de bonne heure dans le bois, là tu pourrais en tailler une. Tu n’as qu’à abattre un jeune frêne ou quelque chose de semblable. Cela fera bien un Golubez . Et tu n’auras pas besoin de payer du wodka au garde. Pour si peu de chose il n’est pas nécessaire de lui donner à boire. Il y a quelques jours, j’avais cassé le timon de ma voiture, je m’en suis coupé un neuf superbe… et personne ne m’a rien dit.

Le lendemain matin, – l’aurore rougissait à peine, – Serega prit une hache et se rendit au bois.

La rosée tombait encore, et le soleil n’éclairait pas encore. Au levant, l’obscurité se dissipait insensiblement et une lumière pâle se jouait dans la voûte céleste recouverte de légers nuages. Pas un brin d’herbe, pas une seule feuille au sommet des arbres ne bougeait. De loin en loin le calme du bois n’était troublé que par un battement d’ailes dans les branches des arbres ou par un frôlement sur le sol. Soudain, un bruit étranger à la forêt éclata à la lisière du bois. Ce bruit résonna de nouveau et commença à se répéter régulièrement au pied d’un des arbres qui se dressaient là immobiles.

Le sommet d’un des arbres fut agité d’un mouvement inusité ; ses feuilles, pleines de sève, murmurèrent, et la fauvette perchée sur une de ses branches prit par deux fois son vol en gazouillant, puis se posa, en balançant la queue, sur un autre arbre.

La hache résonnait de plus en plus bruyamment, des éclats de bois volaient çà et là sur l’herbe mouillée de rosée, et, à chaque coup de hache, on entendait un faible craquement. Le tronc entier tremblait, s’inclinait et se redressait aussitôt, se balançait sur ses racines. Un instant, tout demeura calme, mais l’arbre se pencha de nouveau, de nouveau un craquement se fit entendre dans le tronc et le sommet de l’arbre, qui tomba sur le sol humide en écrasant les taillis et brisant ses petites branches. La fauvette fit entendre un gazouillement et s’envola plus haut. Le rameau sur lequel elle se posa se balança un instant, puis se raidit avec ses feuilles, comme tous les autres. Les arbres se dressèrent orgueilleusement et plus joyeux, avec leurs branches immobiles au-dessus du nouvel espace libre.

Perçant la nuée transparente, les premiers rayons de soleil brillèrent, se répandant dans le ciel et sur la terre. Le brouillard commença à s’élever des vallées, la rosée brilla étincelante sur la verdure et de petits nuages blancs flottèrent sur le ciel bleu.

Les oiseaux volaient dans le fourré et gazouillaient des chants de bonheur ; les feuilles, pleines de sève, se murmuraient de joyeux secrets, et les branches des arbres vivants se balançaient lentement et majestueusement au-dessus de l’arbre mort, de l’arbre tombé…

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