– C’est ainsi que j’ai vécu comme un porc, moi aussi, continua-t-il d’une voix plus posée. Ce qu’il y avait de plus fort, c’est que je croyais mener une vie de famille exemplaire parce que je ne cédais pas aux séductions des autres femmes ; je me croyais moral, et les scènes qui se passaient entre ma femme et moi, je les attribuais exclusivement à son caractère.
Naturellement, je me trompais, elle était comme toutes, comme la majorité. Son éducation avait été conforme aux exigences de notre monde, semblable à celle de toutes les jeunes filles de classe aisée, telle qu’elle doit leur être donnée à toutes.
On parle d’une nouvelle éducation féminine. Vaines paroles. L’éducation de la femme est ce qu’elle doit être suivant la conception, que l’homme se fait de la destination de la femme.
Nous savons quelle est cette conception : « La Femme, le Vin, la Chanson », comme chantent les poètes. Considérez toute la poésie, toute la peinture, toute la sculpture, les poèmes d’amour, les Vénus et les Phryné toutes nues, partout la femme apparaît comme instrument de plaisir. Elle l’est dans les bas-fonds comme dans le grand monde.
Et notez cette ruse diabolique : si encore on disait que la femme est un plaisir, un morceau de choix et que, du moins, on l’entendait ainsi. Eh bien, non ! Primitivement, messieurs les chevaliers assuraient qu’ils adoraient la femme ; aujourd’hui, ils affirment qu’ils respectent la femme. Les uns lui cèdent leur place, ramassent son mouchoir ; d’autres lui reconnaissent le droit d’occuper toutes les fonctions administratives, de participer au gouvernement, etc. Mais l’idée qu’on se fait de la femme demeure la même : instrument de plaisir. Et elle le sait.
C’est de l’esclavage, car l’esclavage n’est rien d’autre que l’utilisation du travail du grand nombre par quelques-uns. Aussi, pour faire disparaître l’esclavage, il faut que les hommes considèrent l’utilisation du travail forcé des autres comme un péché ou comme une honte. En réalité, on a aboli la forme extérieure de l’esclavage, on a supprimé la vente et l’achat flagrants des esclaves, et l’on s’imagine que l’esclavage n’existe plus, alors qu’il est plus que jamais en vigueur, puisque les hommes continuent à jouir du travail des autres et estiment cela parfaitement juste ; et l’institution étant considérée comme juste, il se trouve toujours des hommes qui, plus forts ou plus rusés, savent en tirer profit.
Il en est de même de l’émancipation de la femme. L’esclavage de la femme est uniquement dans le désir des hommes d’en faire un instrument de jouissance, désir qu’ils estiment parfaitement justifié. On émancipe la femme, on lui octroie des droits égaux à ceux de l’homme, mais on l’envisage toujours comme un moyen de plaisir. Elle est élevée dans cette idée depuis l’enfance, et l’opinion générale l’y confirme. C’est ainsi qu’elle continue à demeurer une esclave soumise et dépravée, tandis que l’homme reste l’éternel maître débauché.
On émancipe la femme en lui facilitant l’accès à l’Université, au Parlement, mais on continue à la traiter en objet de volupté. Apprenez-lui, comme on le fait, à croire qu’elle l’est, et elle demeurera toujours un être inférieur. Ou bien, par les soins de misérables médecins, elle empêchera la conception, sera une prostituée, descendue non pas au degré de l’animal, mais à l’état d’objet ; ou bien elle sera ce qu’elle est dans la plupart des cas : une hystérique, une malheureuse, inapte à tout progrès moral.
Toutes les hautes études des femmes ne sauraient modifier cette situation. Seule la modification de l’idée que l’homme se fait de la femme et de celle-ci sur elle-même pourrait y apporter un changement. La situation changera quand la femme verra dans son état de virginité un état supérieur. Tant que cela n’est pas, l’idéal de toute jeune fille, quelle que soit son instruction, sera de charmer le plus grand nombre possible de mâles, afin de pouvoir mieux choisir parmi eux.
Le fait que l’une est plus forte en mathématique et que l’autre sait mieux jouer de la harpe ne change rien à la situation. La femme trouve son plus grand bonheur quand elle réussit à séduire un homme. C’est là son but suprême. Ce fut et ce sera toujours ainsi.
Il en est ainsi pour les jeunes filles et pour les femmes mariées. Chez les premières, c’est nécessaire pour pouvoir choisir ; chez les secondes, c’est un moyen de dominer le mari.
Une seule chose vient interrompre cette façon de vivre, ce sont les enfants, à la condition que la femme soit bien portante et les nourrisse elle-même. Mais ici encore reparaissent les médecins.
Ma femme, qui voulait nourrir elle-même ses enfants, tomba malade à la naissance du premier ; mais elle a pu nourrir les cinq autres. Les médecins la déshabillèrent cyniquement, la tâtèrent partout – ce pourquoi je dus leur adresser de grands remerciements et les payer grassement, – et déclarèrent qu’elle ne pouvait nourrir. Elle se trouva ainsi privée, dès le début, de la seule diversion possible à sa coquetterie.
Nous prîmes une nourrice, c’est-à-dire que nous exploitâmes la pauvreté, le besoin, l’ignorance d’une femme, nous la volâmes à son propre enfant au profit du nôtre et nous la parâmes d’un kokoschnik à galons d’argent… Mais il ne s’agit pas de cela. Ce que je voulais dire, c’est que cette liberté momentanée réveilla chez ma femme, en lui donnant une force nouvelle, la coquetterie féminine un peu endormie pendant la période qui avait précédé. Alors naquit en moi une jalousie telle que jamais auparavant je n’en avais soupçonné l’existence. Dieu ! que de souffrances ! D’ailleurs ce sentiment est général à tous les maris qui vivent comme je vivais avec ma femme, c’est-à-dire immoralement.