– Deux jours plus tard, je quittai ma femme et je partis pour l’assemblée dans le meilleur état d’esprit.
Au chef-lieu du district, j’avais toujours nombre d’affaires à expédier. Deux jours de suite, j’eus des séances de dix heures. Le second jour, on m’apporta à la chancellerie du Zemstvo une lettre de ma femme. Je la lus aussitôt.
Elle me parlait des enfants, de l’oncle, de la nourrice, d’achats, et entre autres choses, le plus naturellement du monde, d’une visite de Troukhatchevsky qui lui avait apporté les partitions promises. Il lui avait proposé de jouer encore, mais elle avait refusé.
Je ne pouvais me rappeler qu’il eût promis des partitions ; il m’avait semblé, au contraire, qu’il avait pris définitivement congé ; aussi fus-je surpris désagréablement. Mais j’étais si absorbé par mes affaires que je n’eus pas le temps d’y songer.
Le soir, en rentrant à l’hôtel, je relus la lettre. Outre que Troukhatchevsky était revenu en mon absence, le ton de la lettre semblait avoir quelque chose de forcé. La jalousie se mit à rugir en moi comme un fauve en son repaire, prête à bondir au dehors. Mais j’en eus peur et je la contins.
« Quel abominable sentiment que la jalousie ! Qu’y avait-il de plus naturel que ce qu’elle écrivait ? » pensais-je.
Je me couchai et me mis à songer aux affaires du lendemain.
D’ordinaire j’avais le sommeil difficile pendant ces assemblées du Zemstvo ; ce soir-là, je m’endormis immédiatement. Mais, comme cela arrive parfois, une brusque commotion me réveilla. Ma pensée se porta aussitôt vers elle, vers mon amour sensuel pour elle, vers Troukhatchevsky ; je pensai qu’ils s’entendaient. La rage et l’épouvante m’envahirent de nouveau. Je tentai néanmoins de me calmer.
C’est fou, me disais-je, il n’y a pas le moindre motif de jalousie ; il n’y a rien, rien, entre eux. Pourquoi nous avilir ainsi, moi surtout, en de telles suppositions ? Quelque chose comme un « violoneux » payé, ayant la réputation d’un vaurien, et d’autre part, une femme honnête, respectable, ma femme à moi. Mais c’est absurde ! Et cependant je me répétais : Pourquoi cette chose serait-elle impossible ? Pourquoi ? N’est-ce pas là le même sentiment qui m’a poussé au mariage avec elle, la même seule chose que je voulais d’elle, que d’autres désirent, que ce musicien aussi ?… Il est célibataire, robuste – j’avais vu comme il brisait avec ses dents les cartilages d’une côtelette et comme il trempait avidement dans le vin ses lèvres rouges, – bien nourri, et s’il a un principe, c’est évidemment celui de ne manquer aucune jouissance. – La musique, cet excitant raffiné de la volupté, est un lien entre eux.
Qu’est-ce qui le retiendrait ? Rien. Tout l’attire au contraire. Et elle ? Elle est comme elle a toujours été, une énigme restée indéchiffrable pour moi. Je ne connais d’elle que sa nature animale, et un animal ne peut ni ne doit se retenir et être retenu par rien.
Je me rappelai alors l’expression de leur physionomie quand, après la Sonate à Kreutzer, ils avaient joué un morceau passionné de je ne sais plus qui, un morceau sensuel jusqu’à la lubricité.
« Comment ai-je pu partir ? me disais-je en songeant à cette expression. N’était-il pas clair, que l’accord avait été conclu entre eux ce soir-là ? N’apparaissait-il pas nettement que plus rien ne les séparait et que ce qui s’était passé les avait mis tous deux, elle surtout, dans un certain embarras ?
Je la revoyais, avec son sourire doux et heureux, essuyant son visage coloré et baigné de sueur : Leurs regards se fuyaient et ce ne fut qu’au souper, quand il lui versa un peu d’eau, qu’ils échangèrent, dans un regard, un sourire imperceptible. Je me les rappelais avec terreur, ce regard et ce sourire à peine perceptibles : « C’en est fait », me disait une voix, tandis qu’une autre criait : » C’est une idée fixe, cette chose est impossible. »
L’obscurité me pesait ; j’allumai une bougie. Une grande inquiétude m’envahit à la vue de cette petite chambre à tapisserie jaunâtre. J’allumai une cigarette, et, comme on fait toujours quand on est enlisé dans un bourbier de contradictions, je fumai une cigarette après l’autre pour m’étourdir et me cacher ces contradictions.
Je ne pus me rendormir de la nuit, et, vers cinq heures, alors qu’il ne faisait pas jour encore, je résolus, pour ne point rester plus longtemps dans ce pénible état d’esprit, de partir sur-le-champ.
Je réveillai le portier et le priai d’aller me chercher une voiture. J’envoyai à l’assemblée du Zemstvo une lettre disant que j’étais rappelé à Moscou pour une affaire urgente, qu’on voulût bien me faire remplacer par un autre membre. À huit heures, je montai en tarantass et je partis.