VIII

Ce même jour, alors que Piotr Avdéieff rendait l’âme à l’hôpital de Vozdvijenskaia, son vieux père, la femme de son frère aîné pour lequel il s’était engagé, ainsi que la fille de ce frère, tout juste fiancée, battaient l’avoine sur l’aire.

La veille, une neige épaisse était tombée, et il y avait eu le matin une forte gelée. Le vieux s’était éveillé au chant du coq, et, voyant à travers la vitre gelée la lumière claire de la lune, il était sorti du lit, s’était chaussé, avait mis sa pelisse, son bonnet, et s’était rendu à la grange. Après avoir travaillé deux heures durant, le vieux était ensuite retourné à l’isba pour réveiller ses fils et les femmes. Quand elles arrivèrent à la grange, l’aire était bien nettoyée, la pelle de bois enfoncée dans la neige blanche qui commençait à fondre à côté d’un balai, planté la tête en haut, et les meules d’avoine disposées sur deux rangs, entourés de longues cordes. Chacun prit son fléau et se mit à battre la paille régulièrement, trois coups tour à tour. Le vieux frappait très fort, avec un lourd fléau, en écrasant la paille ; la jeune fille frappait après lui, et la bru ramassait le grain.

La lune se couchait ; le jour commençait à poindre, et le travail touchait à sa fin quand arriva le fils aîné, Akim, en pelisse de peau de mouton et coiffé d’un bonnet.

« Que fais-tu là, à fainéanter ! lui cria le père, s’arrêtant de battre et s’appuyant sur le fléau.

– Il faut bien que quelqu’un soigne les chevaux !

– Que quelqu’un soigne les chevaux ! singea le père. La vieille les soignera. Prends le fléau ; tu deviens trop gras, ivrogne !

– Ce n’est pas toi qui m’aurais donné à boire, grommela le fils.

– Comment ? » fit sévèrement le vieillard, fronçant les sourcils et manquant un coup.

Le fils, sans mot dire, s’empara d’un fléau, et ils se mirent à battre à quatre : tram, ta, pa, tam… Tram… frappait le lourd fléau du vieillard.

« Regarde sa nuque ; il s’est coiffé comme un monsieur, alors que moi, mon pantalon ne tient même plus », dit le vieux qui manqua encore un coup mais balança quand même en l’air le fléau pour ne pas perdre la mesure.

Une rangée était terminée, et les femmes se mirent à rassembler la paille avec des râteaux.

« Quel imbécile ce Piotr de s’être engagé pour toi ! Si tu avais été soldat, on te l’aurait chassée, ta paresse ! Et lui, s’il était resté à la maison, il en vaudrait cinq comme toi.

– Assez, père ! coupa la bru en rejetant les liens.

– Oui, il faut vous nourrir tous, six personnes, et aucun de vous n’est capable de travailler. Piotr, lui, travaillait pour deux. Ce n’est pas comme… »

Une vieille femme s’approchait par le sentier opposé à la cour en faisant grincer la neige sous ses lapti neufs entourant ses bandelettes de laine nouées très serrées. Les hommes mettaient le grain en tas ; la femme et la jeune fille les aidaient.

« L’ancien du village est arrivé ; nous devons tous amener des briques, pour la corvée, dit la vieille ; j’ai préparé le déjeuner. Allons, venez !

– Bon, attelle le cheval et vas-y, ordonna le vieux à Akim, et prends garde qu’on ne soit pas obligé comme l’autre jour de répondre pour toi. Rappelle-toi Piotr.

– Quand il était à la maison on l’injuriait, répondit Akim à son père ; et maintenant qu’il n’est plus là, c’est mon tour !

– Tu le mérites, déclara avec colère la mère. Ne te compare pas à Piotr.

– C’est bon, lâcha le fils.

– Comment ça, “c’est bon” ? Tu as vendu la farine pour boire, et maintenant tu oses encore dire “c’est bon” !

– Il ne faut pas parler deux fois du vieux levain », dit la bru.

La mésentente entre le père et le fils datait déjà d’un certain temps ; elle avait éclaté presque aussitôt après le départ de Piotr pour le régiment. Dès les premiers jours, le père sentit qu’il avait échangé le coucou contre l’épervier. Mais le vieux respectait la tradition, laquelle enseignait que le fils qui était sans enfants devait s’engager à la place de celui qui en avait. Akim avait cinq enfants, Piotr n’en avait pas. Mais Piotr travaillait aussi bien que le vieux, il était habile, intelligent, fort, patient et laborieux. C’était un travailleur acharné. S’il passait devant des gens en train de travailler, il faisait comme le vieux, il leur donnait un coup de main : il fauchait deux rangées, ramassait le fumier, coupait un arbre, ou fendait du bois. Le vieux le regrettait, mais il n’y avait rien à faire. Le service militaire, c’est comme la mort, un soldat c’est un membre retranché ; il ne faut pas se le rappeler, pour ne pas raviver la vieille blessure. Aussi n’était-ce que très rarement, et seulement pour faire des reproches à son fils aîné, comme aujourd’hui, que le vieux pensait à Piotr. La mère, elle, se rappelait souvent son fils cadet, et depuis longtemps, deux ans maintenant, elle demandait au vieux de lui envoyer de l’argent. Mais le vieux faisait la sourde oreille.

La famille des Kourenkoff était une famille aisée ; le vieux avait de l’argent caché quelque part, cependant pour rien au monde il ne se serait décidé à toucher à ses économies. Mais aujourd’hui, quand la vieille entendit qu’il parlait du fils cadet, elle résolut à nouveau de lui demander d’envoyer à son fils au moins un rouble, quand on vendrait l’avoine.

Quand elle se trouva seule avec le vieux, après que les jeunes gens furent partis à la corvée, elle arracha à son mari la promesse d’envoyer un rouble à Piotr sur l’argent de l’avoine. Quand douze tchetvert d’avoine dans des sacs soigneusement fermés avec des épingles de bois furent montés sur le traîneau pour être portés en ville, elle remit alors au vieux une lettre écrite sous sa dictée par le sacristain, et le vieux lui promit d’ajouter à la lettre un rouble et de l’envoyer à son fils.

Le vieux, vêtu d’une pelisse neuve et d’un caftan, les jambes entourées de chaudes bandelettes de laine blanche, prit la lettre, la mit dans son calepin, et après avoir prié Dieu s’assit dans le traîneau de tête et prit le chemin de la ville. Son petit-fils conduisait le traîneau de derrière.

Une fois arrivé, le vieux demanda à un portier de lui lire la lettre, et il écouta avec attention en acquiesçant de la tête. Dans sa lettre, la mère de Piotr lui envoyait d’abord sa bénédiction, ensuite le salut de tout le monde, puis lui annonçait la nouvelle de la mort du parrain avant de lui expliquer qu’Axinia (la femme de Piotr) n’avait plus voulu vivre avec eux et était partie en service chez des étrangers : « On nous a dit qu’elle vivait bien et honnêtement. » La lettre mentionnait encore le cadeau – le rouble – et venait ensuite ce que la vieille toute triste, les larmes aux yeux, avait ordonné au sacristain d’écrire mot pour mot sous sa dictée : « Et enfin, mon cher enfant, mon petit pigeon, mon Piotr, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps sur ton sort. Mon soleil bien-aimé, à qui m’as-tu laissée ? » À ce passage la vieille s’était mise à sangloter et avait choisi de laisser cela ainsi. Et on l’avait laissé. Mais Piotr ne put recevoir ni la nouvelle du départ de sa femme, ni le rouble, ni les dernières paroles de sa mère. La lettre et l’argent revinrent avec un message annonçant que Piotr avait été tué à la guerre en défendant le tsar, la patrie et la religion orthodoxe, selon les mots du scribe militaire.

Quand la vieille apprit la nouvelle, elle cria sa douleur tant qu’elle put, puis se remit au travail. Le premier dimanche qui suivit, elle fit dire une messe et inscrire le nom de Piotr parmi les défunts, puis elle distribua des petits morceaux de pain béni aux braves gens afin qu’ils prient pour le serviteur de Dieu, Piotr.

Axinia pleura aussi en apprenant la mort de son mari bien-aimé, avec qui elle n’avait vécu qu’une année. Elle le plaignit car il avait gâché sa vie, et au milieu de ses sanglots, elle songeait aux boucles blondes de Piotr Mikhaïlovitch, à son amour, à sa triste vie avec l’orphelin Ivan, et reprochait amèrement à Piotr d’avoir davantage eu pitié de son frère que d’elle, qui était forcée de gagner son pain chez les étrangers. Mais au fond de son âme Axinia se réjouissait malgré tout de la mort de Piotr car elle était de nouveau enceinte de l’employeur chez qui elle travaillait ; désormais personne ne pourrait plus l’injurier, et son amant serait libre de l’épouser comme il le lui promettait quand il lui parlait d’amour.

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