Anatole sortit un moment, et revint bientôt, vêtu d’une petite pelisse retenue à la taille par une ceinture en cuir avec des ornements en argent, et coiffé d’un bonnet garni de zibeline, posé de côté d’un air crâne, qui seyait à merveille à sa belle figure. Il se regarda dans la glace, se retourna et saisit un verre rempli de vin :
« Eh bien, mon cher Dologhow ! adieu, et merci pour tout ce que tu as fait ; adieu, vous aussi, mes chers compagnons de jeunesse, adieu ! »
Anatole savait fort bien qu’ils se disposaient tous à l’accompagner, mais il tenait à rendre cette scène attendrissante et solennelle. Il parlait haut, lentement, la poitrine tendue avant, et se balançait sur une jambe :
« Prenez des verres, toi aussi, Balaga… Oui, compagnons de ma jeunesse, nous avons vécu, nous nous sommes amusés, nous avons fait des folies ensemble ; et maintenant, quand nous reverrons-nous ? Je vais à l’étranger. Adieu, mes enfants… À votre santé, hourra !… » Et, avalant d’un trait le contenu de son verre, il le jeta à terre, où il se brisa en mille morceaux.
« À votre santé ! » dit Balaga en vidant le sien à son tour et en essuyant sa barbiche avec son mouchoir.
Makarine, les larmes aux yeux, embrassait Anatole :
« Ah ! prince, quel chagrin de nous séparer, murmurait-il, quel chagrin !
– En route, en route ! s’écria Anatole… Un moment ! ajouta-t-il en voyant Balaga se diriger vers la sortie : fermez bien les portes, et asseyons-nous. » On les ferma et l’on s’assit… « Voilà qui est fait, et maintenant, mes enfants, en route ! » répéta-t-il en se levant.
Joseph, le domestique, lui présenta sa sacoche et son sabre, et tous passèrent dans le vestibule.
« Où est la pelisse ? demanda Dologhow. Hé, Ignatka ! va demander à Matrena Matféïevna la pelisse de zibeline ; entre nous, je crains qu’elle ne l’emporte, ajouta-t-il plus bas… Tu verras, elle va accourir plus morte que vive sans rien mettre sur ses épaules, et, si tu t’attardes, il y aura des pleurs, papa et maman feront leur apparition… : aussi, prends bien vite la fourrure et fais-la mettre dans le traîneau. »
Le domestique revint avec une pelisse doublée de renard ordinaire.
« Imbécile ! je t’ai dit celle de zibeline ! Hé, Matrëchka, » s’écria-t-il avec tant de force, que sa voix retentit jusqu’au fond de l’appartement.
Une jolie bohémienne, maigre et pâle, avec des yeux d’un noir de jais, des cheveux bouclés à reflets aile de corbeau, enveloppée d’un châle rouge, se précipita dans l’antichambre en apportant la fourrure de zibeline.
« Eh bien, quoi ! la voici, prenez-la, je ne la regrette pas, » dit-elle d’un ton plaintif, en contradiction avec ses paroles ; elle était intimidée à la vue de son maître.
Dologhow lui jeta sur les épaules la pelisse de renard et l’en enveloppa :
« Comme cela d’abord, dit-il en relevant le collet, et comme cela ensuite, ajouta-t-il en le faisant retomber sur sa tête, de façon à ne laisser qu’un peu de sa figure à découvert… et enfin comme cela !… » Et il poussa vers elle Anatole, qui lui appliqua un baiser sur les lèvres.
« Adieu, Matrëchka, c’est fini de mes folies ici ! ma petite colombe, adieu, et souhaite-moi bonne chance !
– Que le bon Dieu vous donne du bonheur, beaucoup de bonheur, » répondit-elle avec son accent bohémien.
Deux troïkas, tenues par deux jeunes cochers, stationnaient devant la maison : Balaga monta dans le premier traîneau, leva haut les bras, et se mit, sans se hâter, à rassembler les rênes. Anatole et Dologhow s’assirent derrière lui. Makarine, Gvostikow et le domestique prirent place dans le second.
« Est-ce prêt ? demanda Balaga… Laissez aller ! » cria-t-il en enroulant les rênes autour de sa main, et les troïkas partirent, en les emportant à fond de train le long du boulevard Nikitski.
« Hé, gare, gare ! » criaient les cochers à pleins poumons. Sur la place Arbatskaïa, une des troïkas accrocha une voiture : il y eut un craquement suivi d’un cri, mais elle continua sa course effrénée, jusqu’au moment où Balaga, d’un vigoureux coup de poignet, arrêta tout court les chevaux, au carrefour des Vieilles-Écuries.
Anatole et Dologhow mirent pied à terre sur le trottoir et s’approchèrent d’une grande porte cochère. Ce dernier siffla, on lui répondit, et une fille de service accourut à sa rencontre.
« Entrez par ici, dans la cour, autrement on vous verra ; elle va venir ! » lui dit-elle. Dologhow s’arrêta devant la porte cochère, pendant qu’Anatole, suivant la fille, tournait l’angle de la maison ; il venait de franchir les quelques marches du perron, lorsque le grand laquais de Marie Dmitrievna se dressa tout à coup devant lui.
« Ma maîtresse vous attend, lui dit-il de sa voix de basse.
– Qui ? ta maîtresse ?… Que me veux-tu ? murmura Anatole haletant.
– Venez, elle m’a donné l’ordre de vous amener près d’elle.
– Kouraguine, filons !… nous sommes trahis ! » lui cria Dologhow, qui luttait corps à corps avec le dvornik, pendant que celui-ci s’efforçait de fermer la petite porte. Se dégageant enfin de son étreinte, et saisissant le bras d’Anatole, qui revenait à lui en courant, il l’entraîna au dehors, et s’élança avec lui dans la direction de leurs traîneaux.