V

La vie des peuples n’est pas contenue dans celle de quelques personnages, puisqu’on n’a pas trouvé le lien qui unissait ces quelques personnages et ces peuples. La théorie qui veut que ce lien repose sur le transfert de la somme des volontés des masses sur un certain personnage historique n’est qu’une hypothèse que les faits ne confirment pas.

Cette théorie peut sans doute expliquer bien des choses dans le domaine de la science du droit, et sans doute est-elle nécessaire à ses desseins particuliers ; mais si on l’applique à l’histoire, dès qu’il y a révolution, conquête, guerre civile, c’est-à-dire dès que l’histoire commence, cette théorie n’explique plus rien.

Cette théorie semble irréfutable justement parce que l’acte de transfert de la volonté des masses est d’autant moins vérifiable qu’il n’a jamais existé.

Quel que soit l’événement, quel que soit le personnage qui se trouve à la tête de l’événement, cette théorie peut toujours prétendre que le personnage en question a été placé là par la somme des volontés transférées sur lui.

Les réponses que donne cette théorie aux problèmes historiques ressemblent aux réponses d’un homme qui, voyant un troupeau en marche, ne prendrait en considération ni la qualité différente du fourrage dans les divers endroits du pâturage, ni l’activité du berger et qui, pour expliquer telle ou telle direction que prend le troupeau, ne s’occuperait que de l’animal marchant à sa tête.

« Le troupeau va dans telle direction parce que l’animal qui va en tête le conduit, et que la somme des volontés de tous les autres animaux lui est transférée. »Ainsi s’expriment les historiens de la première catégorie, qui admettent le transfert inconditionné de la puissance.

« Si les animaux marchant en tête du troupeau se voient changés, c’est que la somme des volontés de tout le troupeau se porte d’un meneur sur un autre, suivant que ce meneur sait bien ou mal le conduire dans la direction choisie par tout le troupeau. » C’est ainsi que s’expriment les historiens qui prétendent que la somme des volontés des masses passe aux dirigeants selon des conditions inconnues. En pareil cas, il arrive souvent à l’observateur, d’après la direction choisie par lui, de prendre comme guides ceux qui, dès qu’il y a un changement dans la direction suivie par la masse, au lieu d’être en tête, sont sur le côté, et parfois en arrière.

« Si les animaux qui sont en tête du troupeau sont constamment changés, et si la direction que le troupeau suit change aussi, cela provient de ce que, pour atteindre cette direction connue de nous, les animaux remettent leurs volontés à ceux que nous distinguons parmi les autres, donc, pour étudier le mouvement du troupeau, et qui vont de tous les côtés du troupeau. » C’est ainsi que s’expriment les historiens de la troisième catégorie qui regardent tous les personnages historiques, des monarques aux journalistes, comme l’expression de leur temps.

La théorie du transfert de la volonté des masses sur un personnage historique n’est rien de plus qu’une tautologie – une simple façon d’exprimer avec d’autres mots les termes mêmes de la question.

Quelle est la cause des événements historiques ? – Le pouvoir. – Qu’est-ce que le pouvoir ? – La somme des volontés reportée sur un seul personnage. – À quelles conditions se fait ce report ? – À la condition que le personnage choisi exprime la volonté de tous. Autrement dit le pouvoir est le pouvoir. Autrement dit le pouvoir est un mot dont le sens nous échappe.

Si le domaine de la science humaine se limitait à la seule pensée abstraite, l’humanité, après avoir soumis à la critique l’explication du pouvoir donnée par la science, arriverait à la conclusion que le pouvoir n’est qu’un mot et n’existe pas en réalité. Mais pour prendre connaissance des phénomènes, l’homme a un autre instrument que la pensée abstraite, et c’est l’expérience, grâce à laquelle il contrôle ses raisonnements abstraits. Or l’expérience prouve que le pouvoir n’est pas un mot, qu’il est une réalité.

Sans parler du fait qu’aucune description de l’activité collective des hommes ne peut se passer d’une définition du pouvoir, l’existence du pouvoir est démontrée tant par l’histoire que par l’observation des événements contemporains.

Chaque fois qu’un événement se produit, on voit apparaître un homme, ou plusieurs, par la volonté desquels cet événement s’est accompli. Napoléon III ordonne, et les Français partent pour le Mexique. Le roi de Prusse et Bismarck ordonnent, et leurs armées se rendent en Bohême. Napoléon 1 er ordonne, et ses soldats s’en vont en Russie. Alexandre I er ordonne, et les Français se soumettent aux Bourbons. L’expérience nous démontre qu’un événement, quel qu’il soit, est toujours lié à la volonté d’un ou de plusieurs personnages qui l’ont ordonné.

Grâce à la vieille habitude qu’ils ont de voir l’intervention de Dieu dans les affaires de ce monde, les historiens veulent que la cause d’un événement soit dans la volonté d’un personnage revêtu du pouvoir, mais cette conclusion n’est confirmée ni par le raisonnement ni par l’expérience.

D’un côté, le raisonnement démontre que l’expression de la volonté d’un homme – ses paroles – n’est qu’une partie de l’activité globale qui s’exprime dans un événement, une guerre par exemple, ou une révolution. Par suite, si l’on ne reconnaît pas l’existence d’une force inconnue surnaturelle, c’est-à-dire du miracle, il est impossible d’admettre que des mots puissent être la cause du mouvement de millions d’hommes. D’un autre côté, même si nous l’admettons, l’histoire démontre que, dans la plupart des cas, l’expérience de la volonté des personnages historiques ne produit aucun résultat, c’est-à-dire que non seulement leurs ordres ne sont pas exécutés, mais que parfois il se produit le contraire de ce qu’ils avaient ordonné.

Si nous n’admettons pas l’intervention divine dans les affaires humaines, nous ne pouvons regarder le pouvoir comme la cause des événements.

Le pouvoir, du point de vue de l’expérience, n’est que le rapport de dépendance qui existe entre la volonté exprimée d’un homme et l’accomplissement de cette volonté par d’autres hommes.

Pour expliquer les conditions de cette dépendance, nous devons tout d’abord reporter la notion de volonté exprimée, non pas sur Dieu, mais sur un homme.

Si la Divinité, ainsi que nous le disent les Anciens, donne les ordres et exprime sa volonté, l’expression de cette volonté ne dépend pas du temps et n’est provoquée par rien, puisque la Divinité n’a aucune liaison avec les événements. Mais quand il s’agit d’ordres exprimant la volonté d’hommes se mouvant dans le temps et solidaires entre eux, nous devons, pour expliquer le rapport existant entre les ordres et les événements, rétablir : 1° la condition de tout ce qui s’accomplit : la continuité du mouvement dans le temps des événements et des ordres du personnage donné ; 2° la condition de la nécessité d’un lien entre celui qui ordonne et ceux qui exécutent.

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