X

Ainsi la part que nous attribuons à la liberté et à la nécessité diminue ou grandit d’après la liaison plus ou moins étroite de l’acte avec le monde extérieur, le degré de son éloignement dans le temps, sa dépendance plus ou moins grande des causes, parmi lesquelles nous voyons apparaître un phénomène de la vie humaine.

Si nous envisageons le cas d’un homme dont les relations avec le monde extérieur sont le mieux connues, pour qui l’intervalle entre l’acte et son jugement est le plus long et dont les mobiles nous sont les plus clairs, nous y trouvons la plus grande dose de nécessité et la moins grande dose de liberté. Si nous envisageons au contraire le cas d’un homme dont les actes dépendent le moins des circonstances extérieures, si son acte vient d’être accompli à l’instant même et si les causes de son acte nous sont inaccessibles, nous trouvons dans son cas la moindre dose de nécessité et la plus grande de liberté.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, nous aurons beau faire varier notre point de vue, préciser le lien de l’homme avec le monde extérieur ou le considérer comme inaccessible à notre connaissance, allonger ou raccourcir l’intervalle entre l’acte et le jugement, comprendre ou ignorer les causes, jamais nous ne pourrons conclure à une liberté complète, ni à une nécessité complète.

1) Nous aurions beau nous représenter l’individu comme ne subissant aucune influence extérieure, nous n’arriverions pas à comprendre la liberté dans l’espace. Chacun des actes de l’homme est conditionné, et par ce qui l’entoure, et par son corps lui-même. Je lève la main et je la baisse. Mon mouvement me semble libre ; mais lorsque je me demande si je puis lever ma main dans toutes les directions, je m’aperçois que mon geste a été fait dans la direction où les corps m’entourant et mon corps lui-même offraient le moins d’obstacles. De toutes les directions possibles, j’ai choisi celle qui me coûtait le moins d’efforts. Pour que mon mouvement eût été libre, il aurait nécessairement fallu une absence complète d’obstacles. Donc, nous ne pouvons nous représenter un homme libre qu’en dehors de l’espace, chose évidemment impossible.

2) Nous aurons beau rapprocher le jugement sur un acte de l’époque où il a été commis, nous n’arriverons jamais à comprendre la liberté dans le temps. En effet, si je considère un acte accompli il y a une seconde seulement, je ne peux le juger libre, puisqu’il est enchaîné au moment où il a été accompli. Puis-je lever le bras ? Je le lève, mais je me demande si je pouvais ne pas le lever à ce moment déjà passé. Pour m’en assurer, je ne le lève pas dans la seconde qui suit. Mais je ne l’ai pas levé au moment juste où je me suis demandé si j’en avais la liberté. Le temps a passé, je n’avais pas le pouvoir de le retenir, et le bras que je lève maintenant, et l’air dans lequel j’ai fait le mouvement, ne sont déjà plus, ni l’air qui m’entourait à cet instant précis, ni le bras que je garde maintenant immobile. Le moment où a été fait le premier mouvement ne reviendra pas, et à ce moment-là je ne pouvais faire qu’un seul mouvement, et quel qu’il fût, il ne pouvait être qu’unique. Cependant le fait que je n’ai pas levé le bras dans la minute qui suit ne démontre pas qu’alors je pouvais ne pas le lever. Et puisque je ne pouvais faire qu’un mouvement dans ce moment donné, celui-ci ne pouvait être autre. Pour me représenter ce mouvement comme libre, je dois donc me le représenter dans le présent, à la limite du passé et du futur, c’est-à-dire hors du temps, ce qui est impossible.

3) La difficulté d’atteindre la cause a beau grandir, jamais nous n’arriverons à la représentation d’une liberté complète, c’est-à-dire à la non-existence d’une cause. Quelque inaccessible que soit pour nous la cause de l’expression d’une volonté dans un acte quelconque commis par nous ou par autrui, la première exigence de notre esprit est d’en supposer et d’en rechercher la cause sans laquelle on ne peut concevoir aucun phénomène. Je lève la main pour accomplir un acte indépendant de toute cause, mais le seul fait de vouloir un acte sans cause lui en donne une.

Même en supposant un homme absolument libre de toute influence, en considérant un de ses actes au moment même où il l’accomplit, sans le rattacher à aucune cause, en admettant même un résidu infinitésimal de nécessité égal à zéro, jamais nous n’arriverons à comprendre la liberté complète de l’homme. Car un être hors de toute influence extérieure, hors du temps et indépendant de toute cause n’est plus un homme.

De même, il nous est impossible de nous représenter une action humaine d’où soit absente la liberté et qui soit soumise à la seule loi de la nécessité.

1) Si étendue que soit notre connaissance des conditions dans l’espace où se trouve un homme, elle ne saurait être complète, car le nombre de ces conditions est infini, de même que l’espace est infini. Par suite, dès l’instant que les conditions qui agissent sur un individu ne sont pas toutes déterminées, il n’y a plus de nécessité absolue, et il reste une certaine part de liberté.

2) Quoi que nous fassions pour allonger l’intervalle qui sépare le phénomène examiné du moment où on le juge, la période envisagée sera toujours finie, alors que le temps lui-même est infini ; par suite, sous ce rapport encore, il ne peut jamais y avoir de nécessité complète.

3) Quelle que soit notre connaissance de l’enchaînement des causes ayant abouti à un acte, nous n’arriverons pas à sa complète connaissance, puisqu’il est infini, et, une fois encore, nous n’arriverons pas à la nécessité absolue.

En outre, si, même en admettant un résidu infinitésimal de liberté égal à zéro, nous constations dans un cas quelconque, celui d’un mourant, d’un embryon, d’un idiot, l’absence complète de liberté, nous anéantirions la notion même de l’homme, car où il n’y a pas de liberté, il n’y a pas davantage d’homme. Voilà pourquoi se représenter une action humaine comme soumise à la seule loi de la nécessité, sans le moindre résidu de liberté, est aussi impossible que de se la représenter entièrement libre.

Ainsi, pour considérer une action humaine comme soumise à la seule loi de la nécessité, nous devons admettre que nous connaissons la quantité infinie des conditions dans l’espace, la période infime du temps de durée, la série infinie des causes.

Afin de nous représenter au contraire un homme complètement libéré de la loi de la nécessité, nous devons le considérer comme étant seul, en dehors de l’espace, du temps et de la causalité.

Dans le premier cas, si la nécessité était possible sans la liberté, nous arriverions à une définition de la loi de nécessité par la nécessité elle-même, c’est-à-dire à une forme sans contenu.

Dans le second cas, si la liberté était possible sans la nécessite, nous aboutirions à une liberté sans condition, hors du temps, de l’espace, de la causalité, liberté qui, par le fait même de n’être conditionnée ou limitée par rien, ne serait rien qu’un contenu sans contenant.

Nous arriverions d’une façon générale à ces deux fondements de toute philosophie : l’essence inaccessible de la vie et les lois qui la définissent.

Voici ce que dit la raison : 1° L’espace avec toutes les formes par lesquelles il s’est rendu visible, c’est-à-dire la matière, est infini et ne peut être conçu autrement. 2° Le temps est un mouvement infini sans un instant d’arrêt, et ne saurait être conçu autrement. 3° L’enchaînement des causes et des effets n’a ni commencement ni fin.

La conscience dit : 1° Seule j’existe, et rien n’existe en dehors de moi, donc je renferme l’espace. 2° Je mesure le temps qui fuit par un moment immobile du présent, dans lequel seul j’ai conscience d’être vivante, donc je suis hors du temps. 3° Je suis en dehors de toute cause, car je me sens la cause de chaque manifestation de ma vie.

La raison exprime les lois de la nécessité, la conscience exprime l’essence de la liberté.

La liberté inconditionnée est l’essence de la vie dans la conscience de l’homme. La nécessité sans contenu est la raison humaine sous ses trois formes.

La liberté est ce que l’on examine. La nécessité est ce qui est examiné. La liberté est le contenu. La nécessité est le contenant.

C’est seulement en séparant ces deux sources de la connaissance qui sont l’une à l’autre ce que sont l’un à l’autre le contenant et le contenu, que l’on arrive à des notions qui s’excluent mutuellement et demeurent inconcevables sur la liberté et la nécessité.

C’est seulement en les unissant qu’on arrive à une représentation claire de la vie humaine.

En dehors de ces deux notions qui se déterminent mutuellement dans leur union, de même que le contenu est uni au contenant, il n’y a aucune représentation possible de la vie.

Tout ce que nous savons d’elle n’est qu’un certain rapport entre la liberté et la nécessité, c’est-à-dire entre la conscience et les lois de la raison.

Tout ce que nous savons du monde extérieur de la nature n’est rien de plus qu’un certain rapport entre les forces de la nature et la nécessité, ou entre l’essence de la vie et les lois de la raison.

Les forces vitales de la nature sont placées en dehors de nous et de notre conscience, et nous les appelons pesanteur, force d’inertie, électricité, force vitale, etc. ; mais la force vitale de l’homme nous est connue par notre conscience et nous l’appelons liberté.

La pesanteur sentie par tout homme nous est inaccessible dans son essence et nous ne pouvons la comprendre que dans la mesure où nous connaissons les lois de la nécessité auxquelles elle est soumise (depuis la première notion que tous les corps tombent jusqu’à la loi de Newton). De même la force de la liberté sentie par la conscience nous est également inaccessible en elle-même ; elle ne nous devient intelligible que dans la mesure où nous connaissons les lois de la nécessité auxquelles elle est soumise, depuis le fait que tout homme meurt jusqu’aux lois économiques ou historiques les plus complexes.

Chacune de nos connaissances n’est qu’un acte de soumission de l’essence de la vie aux lois de la raison.

La liberté de l’homme se distingue de toutes les autres forces parce que nous en avons conscience, mais pour la raison elle n’est en rien différente d’aucune autre force. Les forces de la pesanteur, de l’électricité ou de l’affinité chimique ne se distinguent l’une de l’autre que parce que notre raison les a définies séparément.

Il en va de même de la force de la liberté ; pour la raison, elle ne se distingue des autres forces de la nature que par la définition que cette raison en donne. La liberté sans la nécessité, c’est-à-dire sans les lois de la raison qui la délimitent, ne se différencie pas de la pesanteur, de la chaleur, ou bien de la force de la végétation ; elle n’est qu’une sensation instantanée, indéfinie, de la vie. De même que l’essence indéterminée de la force qui meut les corps célestes, de la force-chaleur, de la force-électricité, de la force de l’affinité chimique ou de la force-vie, forme le contenu de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de la botanique, de la zoologie, etc., de même l’essence de la force-liberté constitue le contenu de l’histoire. Mais de même que l’objet de chaque science est la manifestation de cette essence inconnue de la vie, et que cette essence à son tour peut être seulement l’objet de la métaphysique, de même la manifestation de la liberté humaine dans l’espace, le temps et la causalité constitue l’objet de l’histoire, tandis que la liberté est l’objet de la métaphysique.

Dans les sciences expérimentales, nous appelons ce qui nous est connu : lois de la nécessité, et ce qui nous demeure inconnu : force vitale. La force vitale n’est que le nom donné au résidu inconnu de ce que nous savons de l’essence de la vie.

De même dans l’histoire, nous appelons ce qui nous est connu lois de la nécessité, et ce qui nous est inconnu, liberté. La liberté, pour l’histoire, n’est que l’expression du résidu inconnu de ce que nous savons des lois de la vie humaine.

Share on Twitter Share on Facebook