XIV

Mais, dira-t-on, n'y a-t-il donc point de notions sublimes, de grands mots consolateurs : « Démocratie, Droit, Liberté, Humanité, Art ? » Ils existent, certes, et beaucoup d'hommes ne vivent que par eux et pour eux. Je crois tout de même que si Shakespeare revenait, il ne renierait pas son Hamlet, ni son Roi Lear… Son esprit perspicace ne découvrirait aucun changement dans les mœurs des hommes : le même tableau bariolé, avec une toile de fond peu complexe, se déroulerait devant ses yeux avec une monotonie inquiétante. La même légèreté, la même cruauté, la même soif de sang, d'or et de boue, les mêmes plaisirs mesquins, les mêmes souffrances stupides endurées au nom de… eh bien ! au nom de ces fadaises qu'Aristophane raillait il y a de cela deux mille ans. Des subterfuges grossiers attirent cette hydre à mille têtes qu'est la foule avec la même facilité qu'autrefois ; les manœuvres des gouvernements n'ont pas changé, pas plus que les habitudes d'esclavage et le naturel dans le mensonge… Bref, c'est toujours le même écureuil qui saute dans une roue que l'on ne s'est seulement pas donné la peine de repeindre.

De nouveau, Shakespeare ferait dire au roi Lear ces dures paroles : « Il n'y a point de coupables », ce qui signifie qu'il n'y a point de justes non plus ! Il déclarerait : « Assez ! » comme moi, et se détournerait des hommes. Si, une petite retouche peut-être : à la place de Richard, tyran tragique et taciturne, le génie satirique du poète éprouverait peut-être l'envie de peindre un autre despote, considérablement modernisé. De notre temps, le despote est capable de prendre au sérieux sa propre vertu, de dormir tranquille la nuit et de se plaindre d'un repas trop copieux, tandis que ses victimes, à moitié écrasées, essaient de se consoler en se l'imaginant sous les traits de Richard III poursuivi par les fantômes de ceux qu'il a fait périr…

Mais à quoi bon tout cela ?

À quoi bon vouloir prouver aux moucherons — en choisissant ses termes et en polissant son style — qu'ils ne sont que des insectes ?

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