Kupfer arriva le lendemain à l’heure du dîner. Il s’abstint de commenter la soirée. Il ne fit même aucun reproche à Aratov de sa fuite précipitée et exprima seulement le regret que son ami fût parti avant le souper où l’on avait bu du champagne (du champagne fabriqué à Nijni-Novgorod – soit dit en passant).
Kupfer s’était probablement rendu compte qu’il en serait pour ses frais en s’efforçant de dégeler son ami. Aratov semblait décidément peu fait pour une pareille société et pour ce genre de vie. De son côté, Aratov n’éprouvait aucun désir de parler de la princesse et de sa soirée. Quant à Platonida Ivanovna, elle se demandait si elle devait se réjouir de l’échec de cette première tentative ou au contraire le regretter. Elle conclut finalement que la santé de Jacques aurait pu se ressentir de ces sorties et cette réflexion la calma. Kupfer s’en alla aussitôt après le dîner et il ne se montra plus de toute la semaine. Ce n’est point qu’il gardât rancune à Aratov de l’insuccès de cette présentation, le brave homme en était incapable. Mais il avait trouvé sans doute quelque occupation qui absorbait son temps entièrement et accaparait toutes ses pensées : car par la suite également il ne fit plus que de rares apparitions chez les Aratov. Il se montrait d’ailleurs distrait au cours de ces visites, parlait peu et ne tardait pas à s’éclipser.
Aratov continuait son train de vie. Mais, tout au fond de son âme, une sorte d’entorse, si l’on peut dire, s’était produite. Un souvenir obscur et vague le tourmentait et il n’arrivait pas à en préciser la nature. Il s’agissait d’un fait ou d’un détail en rapport avec la soirée passée chez la princesse. Néanmoins, il ne ressentait aucun désir d’y retourner, et la vie mondaine dont il avait entrevu quelques aspects dans cette maison lui répugnait plus que jamais. Six semaines s’écoulèrent ainsi.
Et voici qu’un matin Kupfer apparut de nouveau. Cette fois, il avait l’air un peu embarrassé. « Je sais, dit-il avec un rire gêné, que la visite chez la princesse n’a pas été de ton goût. J’espère cependant que, malgré cela, tu accepteras quand même ma proposition… que tu ne repousseras pas ma demande ! »
– De quoi s’agit-il ? demanda Aratov.
– Vois-tu, continua Kupfer, en s’animant de plus en plus, il y a ici une société d’amateurs, d’artistes, qui organisent de temps à autre des lectures, des récitals, des concerts, et même des représentations théâtrales de bienfaisance…
– Et la princesse y prend part ? interrompit Aratov.
– La princesse participe à toutes les actions généreuses. Peu importe, du reste. Nous organisons une matinée littéraire et musicale et tu auras l’occasion d’entendre une jeune fille… tout à fait extraordinaire ! On n’est pas encore bien fixé sur elle. Est-ce une Rachel, est-ce une Viardot ? Elle chante aussi bien qu’elle récite ou déclame ! C’est un vrai talent, mon brave, un talent de première classe ! Et je n’exagère pas. Eh bien… m’achètes-tu un billet ? Au premier rang, c’est cinq roubles !
– Et où l’avez-vous dénichée, cette merveilleuse jeune fille ! demanda Aratov.
Kupfer sourit. « Quant à cela, vraiment, je ne saurais le dire… Actuellement, elle loge chez la princesse, et la princesse, comme tu le sais, protège toutes les personnes de ce genre. Mais tu l’auras probablement aperçue à sa soirée. »
Aratov ressentit comme un faible choc mais ne dit rien.
– Elle a joué quelque part en province, continua Kupfer, et elle semble faite pour le théâtre. Mais tu la verras toi-même !
– Et comment s’appelle-t-elle ?
– Claire…
– Claire ? interrompit Aratov, pas possible !
– Pourquoi pas possible ? Claire… Claire Militch : ce n’est pas son vrai nom… c’est plutôt un nom de guerre. Elle chantera une romance de Glinka… Puis un morceau de Tchaïkovsky ; enfin elle récitera la lettre de Tatiana dans « Eugène Onéguine » Eh bien ! prends-tu un billet ?
– Et quand aura lieu cette séance ?
– Demain… demain à une heure et demie dans une salle privée à Ostojenka… je passerai te prendre. Alors, un billet de cinq roubles ?… Le voici… ah ! pardon, il est de trois celui-là ! Prends ce programme. Je suis l’un des organisateurs.
Aratov devint rêveur. Platonida Ivanovna entra à ce moment. Ayant un instant considéré son neveu, elle parut soudain troublée.
– Jacques, s’exclama-t-elle, que t’arrive-t-il ? D’où vient cet embarras ? Fédor Fédorovitch, que lui avez-vous donc dit ?
Mais Aratov ne laissa pas à son ami le temps de répondre. Ayant presque arraché le billet des mains de Kupfer, il donna l’ordre à Platonida Ivanovna de lui remettre cinq roubles.
Platonida s’étonna et ses paupières tremblèrent légèrement. Néanmoins, elle remit, sans mot dire, l’argent à Kupfer. La voix impérative de son petit Jacques l’avait intimidée cette fois.
– Je te le répète, c’est le miracle des miracles ! s’exclama Kupfer en se précipitant vers la porte. À demain, donc !
– A-t-elle les yeux noirs ? lança Aratov.
– Oui, comme du charbon, s’écria gaîment Kupfer, et il disparut.
Aratov regagna sa chambre, tandis que Platonida Ivanovna restait comme clouée sur place, murmurant : « Ô Seigneur, aidez-nous, aidez-nous, Seigneur ! »