IX

Il ne s’attendait pas à le trouver… et pourtant il était chez lui. Kupfer avait bien quitté Moscou pendant quelque temps ; de retour depuis une semaine déjà, il s’apprêtait même à rendre visite à Aratov.

Il le reçut avec son aménité habituelle et se mit à lui parler de bagatelles diverses. Aratov, impatienté, l’interrompit, demandant :

– As-tu lu ? Est-ce vrai ?

– Vrai ? Quoi donc ? répondit Kupfer, interloqué.

– Mais, au sujet de Claire Militch !

Le visage de Kupfer eut une expression contrite…

– Si, si, si fait, mon vieux ; elle s’est empoisonnée… quel malheur !

Aratov garda le silence un moment.

– As-tu aussi appris la nouvelle par le journal ? Ou te serais-tu peut-être rendu en personne à Kazan ? demanda-t-il.

– C’est exact, j’y suis allé. C’est nous, la princesse et moi, qui l’avons emmenée là-bas. Elle a joué au théâtre de cette ville et y a remporté de grands succès. Mais je n’y suis pas resté jusqu’à la catastrophe… Je suis parti pour Iaroslav…

– Pour Iaroslav ?

– Mais oui, j’ai accompagné la princesse… Elle habite maintenant Iaroslav.

– Possèdes-tu du moins des renseignements exacts ?

– Tout ce qu’il y a de plus exact. Je les tiens de première source : j’ai fait connaissance, à Kazan, avec sa famille. Mais… mon vieux, il me semble que cette nouvelle te trouble fort. Si je me souviens bien, Claire ne t’avait pas plu jadis. Tu avais tort. Quelle fille merveilleuse !… malheureusement une tête folle… déséquilibrée ! Hélas ! Nous l’avons beaucoup pleurée !

Aratov, sans mot dire, se laissa choir sur une chaise, et, après un instant, pria Kupfer de lui raconter… Il n’acheva pas sa phrase et se troubla.

– Raconter quoi ? s’enquit Kupfer.

– Mais… tout, répondit lentement Aratov. Par exemple, parle-moi de sa famille… et de tout le reste ! Dis-moi enfin tout ce que tu sais.

– Cela t’intéresse donc ?… Bien volontiers.

Et Kupfer, dont le visage ne reflétait guère la peine qu’il prétendait avoir, se mit à raconter.

De son récit, Aratov apprit que Claire Militch s’appelait en réalité Catherine Milovidova ; que son père avait été maître de dessin dans une école de Kazan, qu’il peignait de médiocres portraits et des icônes pour les établissements publics, qu’il passait en outre pour un ivrogne et pour un tyran domestique… « Et dire que ce peintre avait des lettres ! » ajouta Kupfer en riant avec satisfaction, fier du jeu de mots qu’il croyait avoir fait. Aratov apprit également que cet homme laissa, en mourant, une veuve, d’une famille de négociants, femme aussi sotte que les héroïnes des pièces d’Ostrovsky, et une autre fille, beaucoup plus âgée que Claire et qui ne lui ressemblait guère, « intelligente d’ailleurs, d’un caractère exalté, maladive, mais intéressante et cultivée, mon vieux. La mère et la fille habitent une maisonnette convenable, acquise sur le produit de la vente des portraits et des icônes. Enfin, Claire, ou si tu veux Catherine… frappait, dès son enfance, par ses dons naturels… mais c’était une enfant indocile, capricieuse, se disputant constamment avec son père. Ayant la passion du théâtre, elle s’enfuit à l’âge de seize ans de la maison, avec une actrice… »

– Avec un acteur peut-être ? interrompit Aratov.

– Non, pas un acteur, une actrice à laquelle elle s’attacha beaucoup… À vrai dire, cette actrice avait un protecteur, un homme très riche d’un certain âge déjà et qui ne l’épousa pas pour l’unique raison qu’il était déjà marié – il semble d’ailleurs que l’actrice fût mariée également.

Ensuite, Kupfer confia à Aratov qu’avant de venir à Moscou, Claire avait déjà chanté et joué sur des scènes de province. Ayant perdu l’actrice son amie (le protecteur était mort entre temps ou peut-être avait-il repris la vie commune avec sa femme – Kupfer ne se souvenait pas très bien de ce détail), Claire fit la connaissance de la princesse, « cette femme au cœur d’or que tu n’as pas su, mon cher Jacques, apprécier à sa juste valeur », ajouta le narrateur avec émotion. On avait finalement offert à Claire un engagement pour Kazan : elle accepta, encore qu’elle eût maintes fois assuré auparavant ne plus vouloir quitter Moscou ! En revanche, quelle admiration n’a-t-elle pas suscitée chez les habitants de Kazan. C’en était presque étonnant. À chaque représentation, bouquets et cadeaux, cadeaux et bouquets. Le marchand de blé, le plus gros bonnet de la région, lui fit même porter dans sa loge un encrier en or ! Kupfer raconta ces choses avec une grande animation, mais sans témoigner de beaucoup de sentimentalité et en s’interrompant pour poser toutes sortes de questions à son ami : « Mais pourquoi, mon vieux, veux-tu le savoir ? À quoi tout ceci peut-il te servir ? »

Aratov dévorait littéralement ses paroles, réclamant toujours de nouveaux détails. Enfin, après avoir, semblait-il, vidé son sac, Kupfer se tut, s’accordant un bon cigare en guise de récompense.

– Mais pourquoi donc s’est-elle empoisonnée ? demanda Aratov. Les journaux disent…

Kupfer leva les bras au ciel. « Quant à cela, je ne saurais le dire… Je n’en sais rien. En tout cas, les journaux en ont menti ! Claire avait une conduite exemplaire, irréprochable… pas d’amourettes… Comment aurait-elle pu, d’ailleurs, avec son orgueil ! Elle avait un orgueil presque satanique… et avec cela inaccessible ! Une tête dure ! C’était une impulsive, mais solide comme le roc… Me croiras-tu ? – je l’ai connue de près pourtant – eh bien ! je ne lui ai jamais vu de larmes dans les yeux.

« Mais moi, j’en ai vu ! » songea Aratov à part soi.

– Il y a ceci toutefois, poursuivit Kupfer : les derniers temps, j’avais perçu chez elle un grand changement : elle était devenue triste, taciturne ; pendant des heures entières, on ne parvenait pas à lui arracher un mot. Je la questionnai : « Quelqu’un vous aurait-il offensée, Catherine Semionovna ? » Car je connaissais bien son caractère, elle n’était pas femme à supporter un affront. Mais quoi : pas moyen de lui arracher un mot… Ses succès de théâtre ne l’amusaient plus : les bouquets pleuvaient et elle ne daignait même pas sourire. Cet encrier d’or, par exemple : elle y jeta à peine un regard distrait, et ce fut tout. Elle se plaignait souvent que personne n’arrivait à créer un rôle pour elle, tel qu’elle le comprenait. Et puis, elle abandonna complètement le chant… Peut-être ai-je eu tort, mon vieux : je lui ai dit une fois que tu trouvais qu’elle manquait un peu d’école… Mais, tout de même, pourquoi s’est-elle empoisonnée : c’est inconcevable ! Et de quelle façon encore…

– Quel est le rôle qui lui procura son meilleur succès ? – Aratov voulait en réalité connaître le dernier rôle qu’elle avait joué, mais sans bien savoir pourquoi, il posa sa question à côté.

– Si je me souviens bien, ce fut « Grounia » d’Ostrovsky. Mais, je tiens à le répéter : elle ne connut point d’amourettes… Considère donc un peu les choses toi-même… Elle habitait chez sa mère : tu les connais, ces maisons de négociants… Dans chaque coin, une petite lampe brûle devant une icône : une chaleur étouffante… une odeur acide… un salon n’ayant pour tous meubles que des chaises rangées le long du mur… des fenêtres encombrées de géraniums. À peine un visiteur met-il les pieds dans ces endroits-là que la maîtresse du logis perd l’esprit, comme devant une invasion ennemie. Allez donc vous ingénier, dans cette ambiance, à « faire la cour », ou à parler d’amour !… Moi-même, on n’a pas voulu me laisser entrer, un jour. Leur domestique, une robuste femme, vêtue d’un « saraphan » écarlate, avec des seins pendants, m’a barré le chemin dans le vestibule, en hurlant : « Où allez-vous ? »… Non, décidément, je ne comprends point la cause de son suicide. Peut-être en a-t-elle eu assez de la vie tout bonnement, conclut Kupfer avec philosophie.

Aratov demeura la tête baissée. « Peux-tu me donner l’adresse de cette maison à Kazan ? » demanda-t-il finalement.

– Bien sûr, mais à quoi bon ? Songes-tu peut-être à leur envoyer une lettre ?

– Peut-être.

– À ton aise en ce cas. Seulement la vieille ne répondra pas, car elle ne sait ni lire ni écrire. Pour la sœur, c’est différent. Oh ! elle est intelligente, celle-là !… Mais tu m’étonnes, mon vieux. Tu semblais si indifférent auparavant… et voilà qu’elle t’intéresse tout à coup ! Tout cela, mon cher, provient de ta vie solitaire.

Aratov ne répondit pas à cette remarque et partit en emportant l’adresse de Kazan.

Alors qu’il se rendait chez Kupfer, le trouble, l’étonnement, l’attente, l’anxiété se lisaient sur son visage. Maintenant, il marchait d’un pas calme et régulier, les yeux baissés, le chapeau rabattu sur le front. Maint passant l’examina curieusement, mais il n’y prit pas garde… Ce n’était plus comme sur le boulevard !

« Ô Claire infortunée ! ô Claire folle ! », ce refrain résonnait en lui sans trêve.

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